Comment je lis

comic bookC’est une réflexion que je mène assez intensément — mais intuitivement — ces jours-ci… Comment organiser mes activités de lecture? Comment gérer les supports, les annotations, les références ? J’en avais déjà bien assez avec mes propres remises en question. Et voilà Marin Dacos qui me lance, via twitter, sur l’idée d’expliquer comment je lis (il parlait de mes usages réels de lecture numérique). Belle invitation, bel exercice…

Premier élément de mise en contexte : la lecture pour une personne en études littéraires croise inévitablement les oeuvres et la documentation critique. Donc des réalités différentes viennent se rencontrer dans une même pratique de lecture. Des supports, des mises en page parfois distincts, parfois apparentés, se confrontent et s’appellent (pourquoi ne reprend-on pas les doubles colonnes pour des oeuvres en format numérique [enfin, en pdf], pratique pourtant courante dans les articles savants ?).

Seconde précision: ce texte reflète l’état de mes pratiques de lectures en ce jour… Car j’ai l’impression de constamment les modifier, de m’ajuster, de les/me transformer.

J’essaie d’organiser tout ça…

Je travaille à constituer un mode d’organisation à la fois peu contraignant mais aussi pas trop simpliste. Pour l’heure (voir ma seconde précision, plus haut!), c’est le tandem Zotero / Diigo qui a gagné.

Diigo d’abord : parce que les outils sont pratiques (bookmarklet, possibilité de RSS par tag, annotation+highlight de passages…). Ça me sert principalement pour garder des traces de blogs, d’articles, de sites qui n’ont pas à mes yeux (c’est questionnable) la même valeur scientifique que des articles de revue/collectifs/monographies. Donc facile de chercher, de regrouper par catégories, mais en même temps, pas en local sur mon ordi (pas aussi critique comme documentation à avoir toujours sous la main comme les articles savants). Ça reflète mon activité de lecture web, qui se concentre sur certains enjeux : culture numérique, peer-review, dépôts institutionnels, littérature numérique.

En lien direct : usage du petit script beta de Readability (le vieux, pas la nouvelle version liée à un drôle de système de micropaiements) ou de la fonction Lecteur de Safari (la même chose en fait, mais pas configurable, grr). Je suis de plus en plus incapable de lire un texte long en ligne sans cette mise en forme — intolérance de ma part ou signal d’une incompétence typographique crasse de la plupart des graphistes ou concepteurs de blogs ?

Zotero ensuite. C’est pourtant là ironique : je ne l’utilisais pas, parce que confiné à Firefox (que je n’utilise à peu près jamais). Mais je sentais qu’il y avait là la souplesse et le respect de certains principes qui me sont chers. Principes : stockage en local, flexibilité des tags et des classements, édition possible du style des références, extraction de métadonnées dans les pdf… Il m’a fallu attendre la version standalone (aussi buggée soit-elle) pour m’y remettre. En fait, ce n’est pas comme outil lié au web que je l’utilise, mais comme gestionnaire de bibliothèque numérique (j’entre les données de la référence et j’attache à la fiche la version située sur mon ordi).

Pour l’instant, cette bibliothèque numérique, j’essaie de la structurer et de la centraliser. Je la veux en local, sur mon ordi portable, pour accès en tout temps (pas recours à un accès cellulaire pour moi, donc le wifi me donne un accès inévitablement intermittent). Un dossier, deux grands sous-dossiers : oeuvres et documentation. Un espace en ligne (accessible par ftp — ce pourrait être un iDisk ou Dropbox, mais je préfère une ressource que je contrôle), où je synchronise ce dossier (un rsync tout simple, pour l’instant lancé manuellement pour cause de VPN à activer préalablement). Donc accès facile à cette bibliothèque sur mon iPad (par Goodreader, qui gère bien les connexions aux serveurs distants, qui permet de conserver une copie locale du iPad et qui permet d’ouvrir les fichiers dans les autres applis).

Que contient cette bibliothèque ? Des articles savants téléchargés, des œuvres au format numérique (epub, mais surtout encore pdf). De plus en plus, de la documentation que j’ai scannée manuellement. Je ne photocopie plus d’articles, trop excédé de ne pas les retrouver, de les oublier au bureau, d’en avoir trois copies mais pas sous ma main au moment où j’en ai besoin. Et les copies finissent toujours pas ne plus être propres (chiffonnées, griffonnées), donc impossible de les refiler à un collègue ou un étudiant, ou encore pour servir à constituer un recueil de textes pour mes cours. Ces frustrations expliquent que je n’annotais plus sur mes copies papier, et que cette habitude persiste aujourd’hui: je préfère conserver des extraits que je transcris/copie à côté (souvent dans les fichiers préparatoires au projet [cours, article] auquel je travaille, mais peut-être de plus en plus dans Zotero, comme ça devient facilement cherchable). Donc mes pdf, je ne les annote guère (sinon en les doublant au préalable, sauf dans Goodreader qui propose une copie du fichier pour annotation — on appelle ça se coller aux usages…).

C’est dire la place que les documents numériques prennent dans mes lectures. Et je me surprends à grogner contre un bouquin (papier) où je ne peux retrouver l’occurrence d’une phrase (par fonction recherche). L’envie de numériser « maison » plusieurs livres est constante, mais le temps manque. Et l’ouverture croissante des éditeurs en sciences humaines à distribuer des versions numériques des ouvrages me conforte dans cette nouvelle habitude.

Néanmoins, signe que je ne suis pas complètement passé au règne numérique, j’ai encore une résistance au seul achat numérique (surtout pour les oeuvres également en papier). Leur présence manque (sur le coin de la table), mais aussi, pour un poéticien comme je suis, intéressé par les poétiques du livre / du recueil et par la brièveté, leur épaisseur, le signal de leur longueur (de la progression de ma lecture) me manquent, quels que soient les stratagèmes utilisés pour compenser cette perte (ou ce déplacement). Mais les avantages des versions numériques demeurent grands, l’appel est fort…

Je ne sais pas si j’ai répondu à la commande de Marin. Mes lectures numériques sont multiples, quotidiennes, presque dominantes (on reste toujours, comme littéraires, avec des bibliothèques énormes). Mais difficile de ne pas voir les choses se transformer : voyant le nouveau Iégor Gran (chez POL) en version numérique sur ePagine, j’ai eu l’impulsion d’acheter le fichier pour poursuivre ma lecture, commencée dans les premières pages promotionnelles. J’ai résisté. Pour cette fois.

(image : « Comic…book, page 8 », paperbackwriter, licence CC)

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Du numérique comme fourre-tout

Étrange sentiment, tout de même.

D’une part, sentir que tous ceux qui s’approprient et pensent le numérique forment une communauté, ressentent une forme d’appartenance (à tout le moins ont-ils une propension au partage des idées et des expériences).

D’autre part, avoir l’impression de nager dans une soupe conceptuelle épaisse, où l’on prend les nouilles pour des carottes, alors que seule la touche de curcuma leur donne une certaine forme de ressemblance (désolé pour l’image peu orthodoxe).

Comment s’y retrouve-t-on, au fait ? Ou, pour placer les choses dans un angle pragmatique, comment la réflexion peut-elle progresser ?

Mes lectures des derniers temps (plusieurs archivées dans mon compte diigo, sous tag culture numérique, hypermédiatique, livre et livre-numérique) m’ont assez stupéfié : tout est un immense buzz autour du numérique, mais les allégeances et les perceptions se multiplient à l’envi.

Approche anthropologique (le collègue Milad Doueihi à la BNF dans les derniers jours), vision éditoriale et scientifique (l’article de Pierre Mounier sur le libre accès à la recherche), l’écriture et les jeux vidéo (atelier d’écriture de Vincent Mauger à Québec, dans les prochains jours), les enjeux de la typographie et du design sur la lecture et l’adhésion aux livres numériques (Constance Krebs, Hubert Guillaud, Craig Mod et le nouveau Readability), les tractations éditoriales interminables, des fonds orphelins croisant les enjeux liés aux droits d’auteur (AGallimard c. FBon, positions irréconciliables), les bibliothèques à réinventer (congrès des milieux documentaires, le blog de Marie D. Martel, les livres numériques chronodégradables ou des webservices ?), de la culture remix (conférence hier de Paule Mackrous ou encore Lawrence Lessig), des Creative Commons jusqu’aux feuilletons web (Mille vies, à BAnQ), des œuvres hybrides/hypermédiatiques de Dreaming Methods jusqu’aux textes de publie.net, des manifestes pour les Digital Humanities à l’Appel pour une numérisation du patrimoine…

Pas un inventaire, pas une tentative de typologie… simplement l’illustration du débordement des derniers jours. L’impression que le hype finira inévitablement par retomber… ou plutôt que les gens ne s’y raccrocheront pas — non pas par désintérêt, mais par incapacité de s’y retrouver. C’est le phénomène visible aux États-Unis autour des Digital Humanities, où tranquillement ce qui est une communauté (fondamentalement) horizontale est perçue comme une clique inaccessible par les newcomers (voir l’article de William Pannapacker dans le Chronicle of Higher Education, où il considère que tout ça se dessine comme un star-system, où l’on n’approche pas la cool-kids’ table… et le torrent de répliques, de réactions que ça a pu susciter dans le « milieu »).

Danger, donc, de maintenir le caractère distinct de la culture dite numérique. De la construire en marge. Danger de présenter ses manifestations comme des artefacts d’une réalité qui n’est pas nôtre, comme des traces d’un ailleurs, d’un autrement qui ne réfère pas à un état de la société, à un état de nos modes de communication et d’interaction. Et pourtant…


Mon envie : ne plus parler de ces objets comme étant numériques. Qu’ils se fondent dans le décor habituel, qu’on arrête de les stigmatiser en voulant décrire leur absolue singularité. La culture d’aujourd’hui est infiniment modulée par le numérique. La culture numérique n’est pas autre, n’est pas à côté de « la » culture. Mais nos discours ne le prennent pas en compte.

Alors à nous de travailler à effacer cette frontière, lubie de nos envies de typologies. Le numérique n’existe pas en dehors de nos pratiques, de nos usages ; on ne peut le considérer comme un facteur hors de notre culture. Le numérique est en nous.

(photo : « inside a hollow tree », Mark Lorch, licence CC)

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Percer : la culture, du global à l’hyperlocal

Ding dong. Hier soir, 19h. On sonne à la porte. J’y découvre une bouille sympathique (mais couettée), avec une pile de CDs dans les mains, des papiers et des écouteurs qui pendouillent de sa main. Il veut me faire connaître le groupe de musique dont il est l’un des membres, il vend des CDs par les portes. Je balbutie, décline (je déteste les vendeurs itinérants qui s’introduisent chez vous et qui vous placent en sandwich avec le chien qui n’en finit plus de japper). Un peu estomaqué. Pas le réflexe, à brûle-pourpoint de lui dire : « Va donc mettre tes trucs sur Twitter, sur Facebook, fais une vidéo à mettre sur YouTube… ». Je reste, les bras ballants, avec un papier d’un quart de page entre les mains.

Quelle énergie du désespoir le pousse à faire du porte à porte un dimanche soir, dans un quartier de vieux (certains de mes voisins se vantent d’être dans leur maison depuis plus de 50 ans…) ? Et surtout, avec quelle visée ? Développer un nouveau marché ? (euh, quel marché, dans les rues de mon quartier, pour un « Alternative rock/Progressive rock/Indie rock band » ? à moins que les membres du groupe tablent sur leur côté bon enfant, par leur collaboration affichée, coin inférieur droit de la paperolle, avec Amnistie Internationale ?)

En ligne : ce n’est donc pas là que ça se passe, dans notre monde culturel globalisé ? Les ceuzes qui ont percé ne l’ont-il pas fait grâce à une viralité numérique soudaine, finement arrangée ou inespérément subite ? Vendredi, je retwittais cette info d’une formation sur le marketing web et l’identité numérique des musiciens… Rouage important, à travailler, à prendre en charge.

Et pourtant, ce jeune groupe, Your Favorite Enemies, a fait ses devoirs : site web, fb, myspace, présence sur itunes et sur last.fm, twitter, youtube, wikipedia… Diantre, que faisait un de ses membres à ma porte hier soir ??

Pas de réponse. Prosaïquement, on peut postuler qu’il s’agissait d’une façon simple de renflouer les coffres (et de vendre le CD pressé depuis un an et demi). Mais plus largement, un phénomène de backlash (ou de complémentarité ?) est probablement à l’œuvre. À seulement miser sur le global, le rapport avec les gens s’estompe. La compréhension de la réception par le public est faussée par les médias (qui n’est pas un mode de médiation neutre). Plaisir d’aller à la rencontre d’un public, de lui faire découvrir son travail (à quel coût, au prix de quel investissement en temps et en effort ? ouch).

Difficile de ne pas faire le lien avec la popularité toujours grande des événements mettant les artistes en lien avec leur public. Avec la présence médiatique des auteurs, musiciens, comédiens. Plus immédiatement, c’est aussi le cas pour les Salons du livre (alors que celui de Montréal battait son plein ces derniers jours). Ce matin, le bilan post-SLM de Jean-François Gayrard de Numerik:)ivres va dans le même sens, à propos de l’édition numérique et du (potentiel) public lecteur :

nous ne pouvons pas rester enfermés dans notre Communauté de l’eBook. Cette communauté nous est indispensable. Elle nous soutient sur Facebook, sur Twitter, sur nos blogs. Sans elle, parfois, on aurait envie de jeter l’éponge. Pour autant, il faut indiscutablement – et il y a urgence – sortir le livre numérique des médias sociaux parce que le plus grand nombre se trouve à l’extérieur des réseaux sociaux, dans la vraie vie.

La vraie vie… hum. Rappel nécessaire, celui de la complémentarité des approches : monde numérique, monde analogique. Le premier tend à se baliser assez bien (on sait maintenant ce qui doit être fait pour construire son identité numérique) ; le deuxième demeure constamment un défi. C’est une tâche lourde, nécessaire mais gratifiante (plusieurs le confirmeront).

La question qui persiste : à qui revient ce travail ? Tous les artistes ont-ils les moyens (pas même financiers) d’être en représentation pour interagir avec le public ? Est-ce leur travail, au fait ? Le principal déblayage ne devrait-il pas pouvoir être confié à des intermédiaires, des médiateurs ? Pourquoi les auteurs parlent-ils eux-mêmes dans les émissions radio et télé, pourquoi les musiciens répondent-ils toujours aux mêmes questions dans les médias, pourquoi un éditeur numérique doit-il lui-même aller sur le terrain pour montrer les caractéristiques des tablettes et liseuses, pour expliquer comment trouver les livres numériques ?

Le global et l’hyperlocal, c’est prendre en charge les deux extrémités de l’échelle et sacrifier le point médian. C’est clairement la meilleure illustration de la crise actuelle de la médiation culturelle. Pourquoi le meilleur interlocuteur dans notre monde actuel n’est-il pas le disquaire (le terme fait vieillot, il faut l’avouer…), le libraire ? Pourquoi se rabattre sur les entrevues des artistes, à une extrémité, et à l’autre, sur les commentaires dénués d’arguments solides d’un nobody à l’autre bout de la terre dans un site au statut plus ou moins clair ?

L’élargissement des horizons culturels, la commercialisation du métier de médiation (avec son impersonnalisation ou sa simple disparition dans les grandes chaînes), le fanatisme de la figure de l’auteur / du créateur, en conjonction avec la sociabilisation du processus d’établissement de la valeur confirment sous différents angles cette crise de l’autorité. Exit le spécialiste dans la boutique du coin, exit la critique (voir Pierre Assouline et nonfiction.fr, sauf cas de réinvention du modèle). L’autorité, élément majeur de régulation du monde culturel, est en rade.

Mais tout écosystème a horreur du vide : l’autorité est probablement en mutation profonde ; il faut rester attentif pour repérer les manifestations émergentes de son état transformé, déplacé, remodelé. D’ici là, on peut se questionner sur notre propre position : simple passivité, en attendant que ça émerge ? Ou implication, recherche, expérimentation pour contribuer à cette réinvention ? Ce sera là qu’on pourra voir la différence entre subir un raz-de-marée symbolique et être acteur de la révolution critique.

(photo : extrait, « CMW – Your Favorite Enemies », chartattack, licence CC)

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Les limites de la socialité de la lecture

J’ai depuis longtemps des réserves sur l’idée que la lecture (et sa sauvegarde, en quelque sorte) doit passer par sa dimension sociale. Réticence intuitive, pas nécessairement lourdement argumentée, mais persistante. Je ne nie pas qu’il y ait une grande importance dans le fait de parler de nos lectures, de faire des recommandations (positives ou négatives) ; c’est là la dimension fondamentalement culturelle (au sens de ce que l’homme acquiert et transmet) du geste de la lecture. Ce sont ses incarnations technologiques qui me laissent perplexe (et parfois complètement froid). Larges ressources de recommandation (sites de commentaires à n’en plus finir), modules d’annotation des textes, mise en lien des lecteurs… Il me semble y avoir dans cette idée de la lecture sociale une bonne part du mythe de la communauté ouverte et égale, sans frontière et surtout sans problème lié à cette ouverture. Comme si la quantité, à partir d’un certain stade, était le garant de la qualité.

Je suis indubitablement influencé par ma position : dans le monde académique, l’un des premiers apprentissages que l’on tente de favoriser, c’est l’ouverture sur la diversité des lectures possibles, mais avec le rappel nécessaire que toutes les lectures ne se valent pas. Le compte rendu dans un journal n’a pas la même portée interprétative qu’un article de vingt-cinq pages ; l’un n’est pas plus mauvais que l’autre, en autant que l’on tienne compte du fait que ces deux textes n’ont pas la même visée (susciter l’intérêt / approfondir une piste de lecture). Leur comparaison suppose une bonne mise en contexte afin d’apprécier leur valeur propre.

L’idée de lecture sociale tend à couvrir un large spectre : du commentaire général sur un livre, de façon très globale, à une annotation fine du texte dans ses marges. S’agit-il vraiment du même geste, avec une portée similaire ? Il me semble que l’on tend ainsi à confondre la visée associée à la réaction d’un lecteur. D’une part, un commentaire d’accompagnement, qui se construit comme un discours sur, autonome de son objet. C’est le registre des Goodreads et autres Babelio. (Christian Liboiron fait un petit inventaire des sites sociaux autour du livre ; les caractéristiques attendues avaient été annoncées plus tôt). Pas ma tasse de thé, mais je peux comprendre l’intérêt pour d’autres. D’autre part, l’adjonction, en marge d’un texte que l’on lit, des commentaires de tous les lecteurs du monde qui voudraient annoter telle phrase, telle image, telle idée. Il s’agit d’un discours avec, qui ne peut être lu en-dehors de son lieu de rattachement (habituellement), car le référent est pointu et circonstanciel. La lecture, inévitablement, sautille entre le texte et son paratexte.

Nicolas Langelier fait justement écho à l’envahissement de la lecture, que ce soit en raison de la dimension augmentée du livre (ajout de vidéos, de fonctionnalités…) ou de sa dimension connectée (lien aux réseaux sociaux). Cet écho se présente sous l’angle de la nécessité de la concentration, du silence, du recueillement, en quelque sorte. (Dommage que la défense de telle position ait toujours l’air un peu anti-technologique — dans son cas, quel contre-sens!) C’est pourtant un récent article de Bob Stein qui m’a d’abord ramené ce questionnement en tête. Il y évalue la portée d’un petit texte antérieur, où il tentait d’élaborer une « taxonomy of social reading ». Constat : même si sa proposition s’inscrivait dans CommentPress (qui permet l’annotation de chacun des paragraphes d’un texte de façon étonnamment aisée), peu se sont prévalu de cette occasion de s’exprimer. Son argumentaire m’a un peu dérangé :

The resistance to public commenting isn’t surprising; it’s just not yet part of our culture. Intellectuals are understandably resistant to exposing half-baked thoughts and many of them earn their living by writing in one form or another, which makes the idea of public commenting a threat to their livelihood. [I’ve long proposed the inverse law of commenting on the open web — the more you’d like to read someone’s comments on a text, the less likely they are to participate in an open forum.]

Changing cultural norms and practices is a long haul.

La cible est-elle la bonne ? S’agit-il d’un absolu qu’il faut atteindre ? Oui, évidemment, l’expression libre de tout un chacun est une visée démocratique, qui ouvre au dialogue, etc. Mais considérant le haut babillage médiatique qui nous entoure, la véritable question n’est-elle celle du balisage du dialogue ? Échanger, c’est parler, bien sûr, mais parler en fonction d’un interlocuteur. En fonction d’un contexte. En fonction de qui peut écouter et éventuellement intervenir. Difficiles paramètres dans une conversation ouverte sur le monde…

Même réflexion pour les annotations d’un livre. Quel gain y a-t-il à patauger dans une possible marée d’annotations, où le texte finit par se trouver submergé par les ah et les oh d’autant de badauds du livre ? C’est la pertinence, la lisibilité de ces marginalia qui sont en cause. Difficile de prévoir qui lira quoi, comment il le lira… Plus encore : les commentaires que je laisserai à l’intention de l’un de mes proches, dont je connais le métier, les intérêts, les lectures, ils seront infiniment différents d’un commentaire général à l’attention de je-ne-sais-qui qui pourra le lire en marge de son epub à l’autre bout de la terre.

Il y a des limites à la socialité totalement ouverte. Des communautés interprétatives balisent nos lectures (Stanley Fish à l’appui). Même dans des sites ouverts qui accueillent des commentaires de lecteurs, des affinités se développent entre membres, recréant de la sorte des communautés ad hoc. Certains chercheront des recommandations larges (comme on veut savoir si un film en vaut la peine avant de se déplacer). Mais plusieurs finiront par établir des liens de confiance avec certains commentateurs — leur attribuant, sur la base de la lecture de commentaires antérieurs, une relative crédibilité, en fonction de leurs critères propres (proximité des intérêts, évaluation de la pertinence des arguments avancés ou de l’objectivité apparente des commentaires).

Qu’en est-il du constat de Bob Stein ? Qu’il n’y a pas de communauté établie autour de if:book ? Possible. Mais c’est surtout qu’il paraît se méprendre sur le phénomène à l’œuvre dans le cas qu’il observe. Ce n’est pas une question de dilution de la matière grise des intellectuels qui est ici en cause, ni même de normes culturelles contradictoires avec cette ouverture sur le web (même si ça joue, oui, on ne peut le contester). L’absolu de l’ouverture, de la socialité neutre (sans préjugés, sans classes, sans contexte restrictif) rencontre ici son Waterloo. L’échelle est trop grande, les balises du dialogue sont faiblement déterminées, l’échange ne vise pas un spectre d’interlocuteurs suffisamment clair. (C’est sans compter l’hypothèse que l’énoncé peut être fortement consensuel, d’où l’absence de rétroaction…)

Qu’en est-il des annotations en marge des textes numériques ? Je ne veux pas les voir. À tout le moins, sur demande, je pourrai consulter celles d’un proche, d’un collègue — mais ce sera plutôt par curiosité que par intérêt. Tout comme on reluque les notes laissées à la main dans un livre emprunté dans une bibliothèque. C’est une fonctionnalité foncièrement pédagogique, qui nécessite ce contexte pour lui donner sa pertinence. Rien n’empêche la discussion autour d’un texte, de passages spécifiques ; il faut toutefois en établir les balises de pertinence. Je vois bien un site qui s’intéresserait à une question donnée (l’étude de la figure de l’écrivain dans le roman contemporain, par exemple). Mais le cheminement doit se faire dans l’autre sens : depuis le discours sur vers le discours avec… l’outil doit nous conduire du propos des lecteurs vers le texte et non l’inverse. Sinon ce ne sera toujours que babils et Babel.

(photo : « Marginalia », margolove, licence CC)

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