La culture numérique en classe, premiers repères

The Sustainibilitist PrinciplesVient de démarrer un cours en ligne sur les Approches de la culture numérique. Près de 150 étudiants, en majorité d’études littéraires (dont plusieurs avec profil création), les autres venant généralement des sciences humaines (enseignement du français au secondaire, communication, animation 3D, traduction, philosophie…). C’est ce qui reste après le ballottage de la première semaine, un petit 10% des inscrits s’étant retirés sans demander leur dû (ou sans même être venu voir).

Le premier commentaire attendu dans les forums (subdivisés en petites équipes de 5) était simple : deux mots de présentation et deux autres sur ce qu’est, pour eux, la culture numérique ; dire s’ils en sont, si ça se situe en-dehors d’eux. Les résultats sont assez paradoxaux.

  • La grande majorité reconnaissent leur usage fréquent, quotidien des technologies pour les communications (Facebook, bien qu’avec des réserves), pour les loisirs (Netflix, Tou.tv), pour des recherches d’information et de documentation. En revanche, ils sont aussi prompts à se dire plus ou moins habiles avec la technologie (même ceux qui ont un cursus un peu plus technologique disent ne pas être [ou se défendent d’être] geeks… ce serait donc assez mal vu).
  • Une petite moitié d’entre eux signalent que c’est leur premier cours en ligne, mais peu de questions angoissées et participation (assez naturelle ?) aux forums – et la capacité de prise de parole, d’interprétation des codes techniques des forums, de manipulation de l’interface (ajout d’une photo de soi, par exemple) est étonnamment grande.
  • Là où le paradoxe est absent (sauf si on ramène le fait qu’ils sont sur une plateforme de cours en ligne, qu’ils sont ouverts à un cours de culture numérique), c’est sur la perception nostalgique, voire romantico-mocheton, du livre. « Pas capable de lire sur un écran » (que faites-vous au quotidien ?), « je préfère m’enfouir dans un livre papier » et… oui, l’odeur du livre !

Sur ce dernier point, on peut voir à quel degré s’impose une cristallisation ancienne de l’idée (concrète ?) de littérature : elle n’existe vraiment que dans des livres, le reste n’étant qu’un succédané, un ersatz de littérature. On est tout à fait dans la logique de ce qui était désigné comme paralittérature un temps : les couvertures brillantes, illustrées et débossées des romans de science-fiction étaient un frein à leur possible appréciation comme littérature. Et maintenant, comme ces manifestations désincarnées n’arborent pas l’allure de la collection Blanche de Gallimard ou les formes rassurantes des collections poche des classiques littéraires, le texte ne peut d’emblée accéder au statut de littérature, non en raison de leurs qualités intrinsèques mais par défaut d’une forme convenue.

Il faut alors imposer le parcours inverse : briser la frayeur de la forme pour accéder au contenu et ramener l’œuvre ici vers l’institution (pour obtenir sa reconnaissance), là vers son support (pour attester que la littérature est fond et forme, représentation du monde et infini tissage de traits et de possibilités techniques).

(image : « The Sustainibilitist Principles (and where they came from) », Kristian Bjornard, licence cc)

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La culture numérique, un défi pédagogique

imageIl le faut, oui. Donner l’occasion aux étudiants de premier cycle de plonger dans la culture numérique, d’en acquérir certaines bases et des repères. En faire de meilleurs citoyens pour les décennies prochaines… L’objectif est noble. Nos programmes d’enseignement ne peuvent plus en faire l’économie. Pour l’hiver prochain, je monte un cours d’Approches de la culture numérique. Cours en ligne, au demeurant. Bien du plaisir à venir…

Néanmoins, depuis l’intention initiale jusqu’à la réalisation du projet, il y a nombre d’obstacles à contourner et d’enjeux à prendre en considération. J’en série quelques-uns ici, avant de poser les questions normales du balisage possible de ce cours.

Éléments de contexte

  • Le bagage des étudiants. Bien sûr, on ânonne sur toutes les tribunes que les étudiants d’aujourd’hui (ceux qui suivront le cours à l’hiver sont nés en… 1995 !) sont tombés dans la marmite étant (plus) jeunes, qu’ils pitonnent plus vite que leur ombre, qu’ils sont quelque chose comme (on a bien contesté le terme) des digital natives. Oui, mais foutaise aussi : il n’y a pas pour l’instant (ici au Québec, mais aussi un peu partout en Occident) de formation numérique, de moyens d’assurer une digital literacy. Habiles du « like » et du texto, ils ne connaissent pas le principe d’une feuille de style dans leur traitement de texte ni n’ont pas idée des principes derrière le codage. Ils ignorent la différence entre un blog et une revue savante numérique (j’exagère… à peine…). Ils ont une conscience bien théorique de l’historicité des pratiques culturelles en fonction de leurs supports.
  • L’attitude des étudiants. Particulièrement en études littéraires, les étudiants ne sont pas d’emblée les plus portés sur l’expérimentation autonome. Plusieurs nous arrivent avec une belle nostalgie (d’où vient-elle ??) du livre papier, avec un certain conservatisme sur les formes de la littérature. Néanmoins, derrière leur bagage restreint et cette attitude feutrée, se cachent une grande curiosité et une ouverture – en autant qu’on leur donne les moyens de saisir ce qui se trame derrière quelques ovnis qu’on se plaît trop souvent à leur mettre sous le nez pour les faire réagir. À nous de les guider.
  • L’état des lieux des cours sur la culture numérique. Après une tournée des syllabus et des cours disponibles pour consultation, le constat est aisé : ce que l’on met sous « culture numérique » est tout sauf une réalité homogène. Ici des cours qui sont plutôt une initiation aux digital humanities, là d’autres qui se servent d’internet comme plate-forme d’écriture (au sens de création littéraire), là encore des approches historicisantes qui ne font arriver le numérique qu’aux deux-tiers du cours, là enfin des cours pratiques de bidouillage de code ou des approches plutôt socio-info-comm donnant une extension très large à l’idée de culture. Deux questions : quel cadrage proposer dans le cadre d’un programme multi-facettes comme notre baccalauréat en études littéraires ? quel cadrage favoriser autant pour intéresser que pour bien servir nos étudiants ?

Quelques balises

  • La culture au sens fort (?). Pour l’instant, l’idée est de cadrer le cours autour des pratiques culturelles (au sens de pratiques esthétiques), pour en voir la transformation des enjeux propres (autorité, notion d’œuvre, institutionnalisation, frontière des champs restreint/populaire, matériaux et forme des œuvres, circulation…). De cette façon, la multi-disciplinarité de mon département pourrait se trouver représentée.
  • L’idée d’une historicité. Comme on ne peut tout couvrir et tout faire, l’inscription historique se limiterait à une prise de conscience de la continuité d’une culture médiatique vers une culture numérique, à travers quelques éléments de micro-historicité des pratiques (évolution des pratiques de littérature numérique, par exemple).
  • Le numérique comme outil et comme objet. La dualité m’apparaît nécessaire. Les étudiants sont des chercheurs qui se plongent dans un monde balisé par des outils numériques, lesquels s’inscrivent en continuité dans le discours critique et la pratique créative. Ce double regard sera favorisé, pour qu’ils en soient conscients d’abord – mais aussi pour qu’ils l’expérimentent. Obligation, donc, d’un passage par quelques apprentissages techniques, pour en comprendre la logique (l’idée du code) et pour acquérir des bases minimales (manipulation d’un wiki, apprentissage des usages de la publication, etc.).

La réflexion et la préparation se poursuivent. Les échanges sont nécessaires pour mettre les idées au clair (merci à Marie-Ève de son accompagnement – elle interviendra sûrement ici dans les commentaires pour poursuivre cette mise en place). Vos réactions sont les bienvenues.

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Études littéraires : apprendre l'art de s'émouvoir ?

Pour certains, l’idée même des études littéraires reste fondamentalement bizarre. Comment enseigner la littérature, puisqu’on n’a qu’à ouvrir un roman et… lire ?

Les sciences humaines en général ont ce beau défi de faire valoir leur intérêt comme discipline, comme science… Beau défi ? Enfin, un défi constant, pas toujours joyeux, que celui d’expliquer le principe de la recherche en sciences impures à un collègue des sciences inhumaines. Pas de faits ? pas d’expériences pouvant être reproduites ? Elle est où, la recherche ?

Cette remise en question s’en prend même parfois à l’enseignement même de la littérature. Chose plus étonnante encore (les littéraires n’en sont pas à un paradoxe près), elle vient généralement de l’intérieur. À titre d’exemple, cet article de Bruce Fleming dans The Chronicle of Higher Education, forme de publicité pour son récent essai What Literary Studies Could Be, and What It is. Difficile d’imaginer une forme de bashing plus accomplie que celle-ci…

Students get something out of a book by reading it. Love of reading was, after all, what got most of us into this business to begin with. We are killing that experience with the discipline of literary studies […]

The major victory of professors of literature in the last half-century — the Great March from the New Criticism through structuralism, deconstruction, Foucauldianism, and multiculturalism — has been the invention and codification of a professionalized study of literature. We’ve made ourselves into a priestly caste: To understand literature, we tell students, you have to come to us. Yet professionalization is a pyrrhic victory: We’ve won the battle but

 lost the war. We’ve turned revelation into drudgery, shut ourselves in airless rooms, and covered over the windows.

Je comprends tout à fait la position de Fleming : le jargonnage littéraire est rébarbatif et castre pour une part le plaisir de lecture ; il y a eu par le passé des abus notoires dans l’exercice de théorisation littéraire (où finalement la littérature était complètement larguée). Bref, comme dans tout, la modération a ses vertus.

*   *   *

Ce à quoi je m’oppose toutefois, c’est l’idéalisation extrême de la littérature comme nourriture de l’humanité. 

The vast majority of students don’t even want to be professors: They’d like to get something from a book they can use in their lives outside the classroom. What right have we to forget them?

By watching Emma [Bovary]’s torture they may — just may — avoid living it out themselves. That is the kind of use to which literature, and its teaching in college, can legitimately be put.

Reading literature can change their lives — and ours. […] I, a straight white American male, can see myself in a black character or a female one, understand a point made by a dead Russian or a living Albanian, meditate on an abstract point made by an anonymous author. But that equally means that an X reader (say, black, gay, Albanian) need not read an X author (or character?) to get something from a work. Reading literature doesn’t require us to check our list of identifying adjectives to see if we’ll understand. Instead, we just have to dive in. Maybe

 we’ll sink, maybe we’ll swim. Nobody can tell beforehand. That’s the beauty of books.

Interaction with literature can never be the basis of a systematic undertaking: It’s all too scattershot. All we can do is describe the sense of looking up from a page full of little black and white squiggles with the feeling that suddenly we understand our own lives, that names have been given to things that lacked them, and that the iron filings that hitherto were scattered about have configured into a clear pattern. Things are different now — somehow. Maybe that will cause us to act differently, maybe not.

Prêcher qu’il faut s’inspirer de la littérature afin de mieux comprendre l’humanité, d’y voir l’explication des maux humains, d’étudier la société à travers des œuvres qui nous offriraient un rayon-X sur un plateau d’argent… Il y a une psychologisation à outrance dans l’évaluation de la portée de la littérature. C’est comme si, en quelque sorte, Fleming demandait aux professeurs en art d’apprendre à leurs étudiants comment s’émouvoir devant un tableau de Van Gogh. Il y a une marge entre l’expérience personnelle d’appréciation et d’interprétation de l’œuvre d’art et la capacité de jeter un regard distant sur une production culturelle, d’en comprendre les tenants et aboutissants.

L’objet de la littérature est très certainement de se pencher sur l’humanité. L’objet des études littéraires est toutefois de voir pourquoi on en parle de cette façon, comment des écrivains y parviennent et quelles conditions socio-historiques permettent qu’on en parle… Les études littéraires ne sont pas la philosophie, ne sont pas la sociologie. Étudier des œuvres littéraires, c’est se demander : comment parvient-on à dire… (un sentiment, une représentation du monde / d’une société). C’est comprendre comment une œuvre parvient à construire et à transmettre un message ; c’est comprendre comment un lecteur (avec un bagage, des compétences et une inscription historique) parvient à recevoir ce message, à le lier à des lectures antérieures, à son monde.  Étudier la littérature, c’est constamment faire le constat du miracle du langage : faire voir le monde, un monde, à l’aide de mots. S’il y a lieu d’apprendre à des étudiants à s’émouvoir, c’est qu’il faut susciter l’émerveillement devant la capacité de l’humain à dire, à transmettre, à construire.

En ce qui concerne les étudiants : c’est le vieil héritage classique que les professeurs de lettres tentent de leur léguer à travers leur parcours : une maîtrise du discours, une capacité de lecture. Former des gens qui sauront repérer et interpréter la manipulation du discours dans notre société, entraîner des gens à maîtriser une rhétorique non pas dans le cadre fermé de la loi et de la justice mais bien dans la vie quotidienne et dans l’art : c’est certainement une mission fondamentale. Dans notre société de la sur-information, la rhétorique sera notre meilleure arme. Si la lecture de Calvino, de Montaigne, de Poe et de Sterne amène les générations montantes à comprendre le pouvoir du langage, les professeurs d’études littéraires auront ainsi largement contribué au meilleur fonctionnement de la société de demain.

(photo : « Miti Mingi Secondary School, Kenya », teachandlearn, licence CC.

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