Percer : la culture, du global à l’hyperlocal

Ding dong. Hier soir, 19h. On sonne à la porte. J’y découvre une bouille sympathique (mais couettée), avec une pile de CDs dans les mains, des papiers et des écouteurs qui pendouillent de sa main. Il veut me faire connaître le groupe de musique dont il est l’un des membres, il vend des CDs par les portes. Je balbutie, décline (je déteste les vendeurs itinérants qui s’introduisent chez vous et qui vous placent en sandwich avec le chien qui n’en finit plus de japper). Un peu estomaqué. Pas le réflexe, à brûle-pourpoint de lui dire : « Va donc mettre tes trucs sur Twitter, sur Facebook, fais une vidéo à mettre sur YouTube… ». Je reste, les bras ballants, avec un papier d’un quart de page entre les mains.

Quelle énergie du désespoir le pousse à faire du porte à porte un dimanche soir, dans un quartier de vieux (certains de mes voisins se vantent d’être dans leur maison depuis plus de 50 ans…) ? Et surtout, avec quelle visée ? Développer un nouveau marché ? (euh, quel marché, dans les rues de mon quartier, pour un « Alternative rock/Progressive rock/Indie rock band » ? à moins que les membres du groupe tablent sur leur côté bon enfant, par leur collaboration affichée, coin inférieur droit de la paperolle, avec Amnistie Internationale ?)

En ligne : ce n’est donc pas là que ça se passe, dans notre monde culturel globalisé ? Les ceuzes qui ont percé ne l’ont-il pas fait grâce à une viralité numérique soudaine, finement arrangée ou inespérément subite ? Vendredi, je retwittais cette info d’une formation sur le marketing web et l’identité numérique des musiciens… Rouage important, à travailler, à prendre en charge.

Et pourtant, ce jeune groupe, Your Favorite Enemies, a fait ses devoirs : site web, fb, myspace, présence sur itunes et sur last.fm, twitter, youtube, wikipedia… Diantre, que faisait un de ses membres à ma porte hier soir ??

Pas de réponse. Prosaïquement, on peut postuler qu’il s’agissait d’une façon simple de renflouer les coffres (et de vendre le CD pressé depuis un an et demi). Mais plus largement, un phénomène de backlash (ou de complémentarité ?) est probablement à l’œuvre. À seulement miser sur le global, le rapport avec les gens s’estompe. La compréhension de la réception par le public est faussée par les médias (qui n’est pas un mode de médiation neutre). Plaisir d’aller à la rencontre d’un public, de lui faire découvrir son travail (à quel coût, au prix de quel investissement en temps et en effort ? ouch).

Difficile de ne pas faire le lien avec la popularité toujours grande des événements mettant les artistes en lien avec leur public. Avec la présence médiatique des auteurs, musiciens, comédiens. Plus immédiatement, c’est aussi le cas pour les Salons du livre (alors que celui de Montréal battait son plein ces derniers jours). Ce matin, le bilan post-SLM de Jean-François Gayrard de Numerik:)ivres va dans le même sens, à propos de l’édition numérique et du (potentiel) public lecteur :

nous ne pouvons pas rester enfermés dans notre Communauté de l’eBook. Cette communauté nous est indispensable. Elle nous soutient sur Facebook, sur Twitter, sur nos blogs. Sans elle, parfois, on aurait envie de jeter l’éponge. Pour autant, il faut indiscutablement – et il y a urgence – sortir le livre numérique des médias sociaux parce que le plus grand nombre se trouve à l’extérieur des réseaux sociaux, dans la vraie vie.

La vraie vie… hum. Rappel nécessaire, celui de la complémentarité des approches : monde numérique, monde analogique. Le premier tend à se baliser assez bien (on sait maintenant ce qui doit être fait pour construire son identité numérique) ; le deuxième demeure constamment un défi. C’est une tâche lourde, nécessaire mais gratifiante (plusieurs le confirmeront).

La question qui persiste : à qui revient ce travail ? Tous les artistes ont-ils les moyens (pas même financiers) d’être en représentation pour interagir avec le public ? Est-ce leur travail, au fait ? Le principal déblayage ne devrait-il pas pouvoir être confié à des intermédiaires, des médiateurs ? Pourquoi les auteurs parlent-ils eux-mêmes dans les émissions radio et télé, pourquoi les musiciens répondent-ils toujours aux mêmes questions dans les médias, pourquoi un éditeur numérique doit-il lui-même aller sur le terrain pour montrer les caractéristiques des tablettes et liseuses, pour expliquer comment trouver les livres numériques ?

Le global et l’hyperlocal, c’est prendre en charge les deux extrémités de l’échelle et sacrifier le point médian. C’est clairement la meilleure illustration de la crise actuelle de la médiation culturelle. Pourquoi le meilleur interlocuteur dans notre monde actuel n’est-il pas le disquaire (le terme fait vieillot, il faut l’avouer…), le libraire ? Pourquoi se rabattre sur les entrevues des artistes, à une extrémité, et à l’autre, sur les commentaires dénués d’arguments solides d’un nobody à l’autre bout de la terre dans un site au statut plus ou moins clair ?

L’élargissement des horizons culturels, la commercialisation du métier de médiation (avec son impersonnalisation ou sa simple disparition dans les grandes chaînes), le fanatisme de la figure de l’auteur / du créateur, en conjonction avec la sociabilisation du processus d’établissement de la valeur confirment sous différents angles cette crise de l’autorité. Exit le spécialiste dans la boutique du coin, exit la critique (voir Pierre Assouline et nonfiction.fr, sauf cas de réinvention du modèle). L’autorité, élément majeur de régulation du monde culturel, est en rade.

Mais tout écosystème a horreur du vide : l’autorité est probablement en mutation profonde ; il faut rester attentif pour repérer les manifestations émergentes de son état transformé, déplacé, remodelé. D’ici là, on peut se questionner sur notre propre position : simple passivité, en attendant que ça émerge ? Ou implication, recherche, expérimentation pour contribuer à cette réinvention ? Ce sera là qu’on pourra voir la différence entre subir un raz-de-marée symbolique et être acteur de la révolution critique.

(photo : extrait, « CMW – Your Favorite Enemies », chartattack, licence CC)

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