De fétichisme, d’aveuglement et de recentrement

 

Et le passage du livre aux images-écran? Je pense qu’il faut éviter d’en faire une fixation fétichiste (sur l’objet) — au détriment du phénomène de création (cela dit même si on parlait du texte, plutôt que du livre).

Clément Laberge, réaction à une lettre ouverte de « 13 étonnés » à propos du (non-) plan numérique du Québec.

 

il n’y a pas de conflit entre le livre et le livre numérique (il peut seulement y avoir paresse à quitter un vêtement pour un autre) – il y a la responsabilité nôtre d’aller explorer, même dans leur imperfection présente, les formes de comment se déplacent les usages du lire – de notre responsabilité d’interroger les récits qui se fondent sur l’appropriation numérique du monde, et ce qui s’induit intérieurement dans le passage en quelques décennies, pour l’image et son usage privé ou social, d’une économie de la rareté à celle de la collection et de la profusion

ne nous dissimulons pas le caractère fétiche du livre : l’utilisation d’appareils photo numérique, la massification des smartphones, ne provoque pas les vagues et les fureurs qui accompagnent la dématérialisation du livre

François Bon, brouillon de son Pecha Kucha à la BNF, dans le cadre des journées PNF-Lettres.

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Quelle place faire au numérique ? Le nommer, le décrire, le ghettoïser ? ou l’intégrer dans le continuum de nos pratiques, de nos écritures, de nos lectures ?

Je reste avec le profond sentiment que le mouvement actuel qui tend à vouloir discriminer les pratiques conventionnelles et les pratiques numériques tend à repousser plus avant le souhait des lecteurs de plonger dans ce nouvel univers — si tant est qu’ils n’y sont pas déjà, un peu à leur insu.

N’y aurait-il pas que la culture, dont les moyens continuent d’évoluer, de se moduler, de bouger, au profit de sa complexité et de sa richesse ?

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Texte et livre, supports et transformations intellectuelles

L’histoire du texte se présente comme l’enchaînement d’inventions qui donnent à l’esprit de nouveaux objets intellectuels dont l’analyse commence à peine. Chaque modification matérielle entraîne nécessairement une transformation intellectuelle : l’écriture, le passage du volumen au codex, le passage du manuscrit à l’imprimé marquent des étapes dans l’évolution cognitive de l’humanité, étapes dont J. Goody pour l’écriture ou Elizabeth L. Eisenstein pour l’imprimé ont montré toute la richesse d’innovation.

[…]

Objectivation, décontextualisation, fixation, diffusion entraînent de profondes modifications cognitives que l’on peut globalement rassembler sous le concept de rationalisation, en entendant par là la volonté de soumettre chaque domaine de l’expérience à des procédures calculables, à des règles codifiées : le classement, l’abstraction, la formalisation sont quelques-uns des divers aspects que prend cette rationalisation. Mais il vaut la peine de souligner que ces caractéristiques de la pensée écrite s’inscrivent d’abord dans la matérialité du texte et du livre sous la forme d’objets intellectuels spécifiques : le colophon et la page de titre, la numérotation des pages, la table des matières et les index ; l’utilisation de colonnes pour construire des tableaux, pour comparer des textes voisins, comme dans les Hexapla d’Origène et les Bibles polyglottes de la Renaissance ; les dictionnaires et encyclopédies, les références, renvois et bibliographies. La surface s’organise, des colonnes d’un manuscrit et de l’enroulement du commentaire autour du texte à la rigoureuse répartion des blancs, des marges, des niveaux, des caractères dans une édition critique d’aujourd’hui, et quelle épopée en miniature représente la cristallisation progressive d’un apparat critique !

Jean Molino, « Le texte », Corps écrit, no 33, 1990, p. 20 et 21.

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Du flux et du livre

3767837216_266b643e99La semaine dernière, Thierry Crouzet publiait un article où il annonçait la mort des sites web dans leur état actuel. Quoi de plus normal, c’est dans l’air du temps. On ne jure plus que par les flux — forme de désincarnation de l’information, éternellement remodelable selon les plateformes, les interfaces, apparemment sans perte et sans bruit. RSS, pipes, filtres, XML : c’est le règne du tout-communicationnel.

L’argumentaire de Crouzet me laisse toutefois pantois.

Les sites web ont été imaginés pour stocker des informations et les afficher à travers des navigateurs. Ce fut une révolution, notamment grâce à l’hypertexte décentralisé, mais aussi une façon de traduire à l’écran ce que nous connaissions sur le papier. Il suffit de voir à quoi ressemblent encore les sites des journaux (où même les blogs). À des journaux traditionnels ! […] On reste dans l’ancien monde de Gutenberg. […]

Le web ressemblait au monde de la presse.

Comparer les sites web à des journaux et voir là l’allure traditionnelle des journaux…? Ils sont pourtant des agrégateurs de flux (fils d’agences de presse notamment)! Comme modèle, le journal est pourtant pas mal…

Nous avons des sources d’informations, les blogs par exemple, qui propulsent l’information pure dans le cyberspace. Puis elle circule, s’interface, se représente, se remodèle. Elle n’a plus une forme donnée, une mise en page, mais un potentiel formel qui peut s’exprimer d’une infinité de façons. Je me moque de la forme originelle
quand je lis sur un agrégateur, éventuellement ouvert sur mon mobile.

Il n’y aurait plus de forme donnée à l’information pure (hum) avec les flux ? — En comparaison avec le livre où l’on met d’un côté fond et forme, mais mise en page de l’autre côté…! C’est vouloir détacher à tout prix la syntaxe de la typographie… mais l’entre-deux se situe où ? La séparation en paragraphes s’approcherait plutôt de la première ? Et la gestion des blancs en poésie ?

C’est étrange de voir ressurgir le mythe du signifié détaché de son signifiant — d’un contenu qui circulerait sans son contenant, sans son support. Comme si la mise en page était castratrice, d’une part ; comme si, d’autre part, le choix des mots, la syntaxe, l’espacement entre les mots n’influençaient pas profondément la transmission d’un contenu autrement à l’état pur.

Si c’est une forme de révolte contre le design graphique de certains sites web, si c’est une façon de ne pas être soumis aux monopoles des logiciels de navigation, alors il faut le dire… et non pas prétendre ne pas être sous le contrôle de la forme, de la mise en page…

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Le flux ressemblera au monde du livre, un monde où les livres seraient vivants, où chaque mot pointerait vers d’autres livres, où chaque phrase engendrerait des conversations avec l’auteur et les lecteurs.

C’est quand même étrange que le modèle du livre, pourtant souvent détrôné en raison de sa permanence, de son inertie, soit l’étalon du flux (il est vrai qu’il est allographique et médialement exportable), alors que le journal, agrégation de flux, soit relégué à la staticité (alors que sa tabularité en fait un objet de contacts entre les flux tout à fait privilégié).

La question, à tout prendre, c’est de se demander ce qui dépasse l’aspect cosmétique de la présentation du texte, lorsqu’on le migre d’un support à l’autre, lorsqu’un flux est affiché dans Netvibes ou en colonne de côté d’un blog. Et c’est aussi la question des formats : est-ce l’affichage lui-même qui est significatif ? Ou plus encore : comment le mode de lecture (appréhension visuelle) modifie cette lecture (comme interprétation) ? Comment le rapprochement avec d’autres flux en augmente-t-il le sens ? La stabilisation de fragments de blogs dans un objet éditorial inusité (côté plateforme, mise en page, etc.) n’est-elle pas significative que dans la lecture qu’on en propose ?

On a beau prétendre que cette conception du flux nous libère des interfaces, qu’elle achève de nous affranchir de la staticité, c’est néanmoins dans le paradigme du regard, du centrement — de l’attention, de la concentration — que se joue le fonctionnement du flux. Aussi fluide soit le flux, aussi désincarné nous apparaît-il, l’expérience de sa lecture, en général, réside dans le fait de capter quelque chose, de ne pas voir le fleuve entier qui coule vers la mer mais de saisir l’une de ses vagues. La circulation, la dissémination n’a de sens que si elle permet de transmettre — il faut quelqu’un au bout du canal, et s’il a le dos tourné, l’instantanéité du flux le rend inopérant, inutile.

Nova Spivack, chantre du flux (stream), le souligne bien qu’avec trop peu d’insistance :

One of the most difficult challenges will be how to know what to pay attention to in the Stream: Information and conversation flow by so quickly that we can barely keep up with the present, let alone the past. How will know what to focus on, what we just have to read, and what to ignore or perhaps read later?

L’atomisation, la diffraction de l’information dans le paradigme du flux a pour conséquence manifeste de la dissoudre, de la perdre dans le brouillard. D’où l’importance non des trends, mais des filtres (hashtags, oui, mais surtout des filtres humains). Des repères qui permettront à quelques autres d’assurer le relais — des repères éphémères, inévitablement, à la façon de Qfwfq qui se laisse une marque pour se retrouver, après une rotation complète de l’univers.

Attention, regard, focus : si François Bon soutenait que le livre se résume à son temps de lecture, je serais tenté de postuler que le livre existe par sa capacité à fixer l’attention — à projeter le captif dans une perception du monde, d’un monde, en accord avec la convention d’une fausse conversation (ou conversation décalée dans le temps). Le livre transmet une forme de regard-caméra sur le monde, à travers la convention du discours, du littéraire. Néanmoins persiste toujours l’ombre de la caméra — la conscience du pouvoir et de la distortion du langage. Jamais le livre ne sera totalement flux, à tout le moins flux à l’image de celui que l’on associe à la transformation actuelle du web.

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