Du numérique comme fourre-tout

Étrange sentiment, tout de même.

D’une part, sentir que tous ceux qui s’approprient et pensent le numérique forment une communauté, ressentent une forme d’appartenance (à tout le moins ont-ils une propension au partage des idées et des expériences).

D’autre part, avoir l’impression de nager dans une soupe conceptuelle épaisse, où l’on prend les nouilles pour des carottes, alors que seule la touche de curcuma leur donne une certaine forme de ressemblance (désolé pour l’image peu orthodoxe).

Comment s’y retrouve-t-on, au fait ? Ou, pour placer les choses dans un angle pragmatique, comment la réflexion peut-elle progresser ?

Mes lectures des derniers temps (plusieurs archivées dans mon compte diigo, sous tag culture numérique, hypermédiatique, livre et livre-numérique) m’ont assez stupéfié : tout est un immense buzz autour du numérique, mais les allégeances et les perceptions se multiplient à l’envi.

Approche anthropologique (le collègue Milad Doueihi à la BNF dans les derniers jours), vision éditoriale et scientifique (l’article de Pierre Mounier sur le libre accès à la recherche), l’écriture et les jeux vidéo (atelier d’écriture de Vincent Mauger à Québec, dans les prochains jours), les enjeux de la typographie et du design sur la lecture et l’adhésion aux livres numériques (Constance Krebs, Hubert Guillaud, Craig Mod et le nouveau Readability), les tractations éditoriales interminables, des fonds orphelins croisant les enjeux liés aux droits d’auteur (AGallimard c. FBon, positions irréconciliables), les bibliothèques à réinventer (congrès des milieux documentaires, le blog de Marie D. Martel, les livres numériques chronodégradables ou des webservices ?), de la culture remix (conférence hier de Paule Mackrous ou encore Lawrence Lessig), des Creative Commons jusqu’aux feuilletons web (Mille vies, à BAnQ), des œuvres hybrides/hypermédiatiques de Dreaming Methods jusqu’aux textes de publie.net, des manifestes pour les Digital Humanities à l’Appel pour une numérisation du patrimoine…

Pas un inventaire, pas une tentative de typologie… simplement l’illustration du débordement des derniers jours. L’impression que le hype finira inévitablement par retomber… ou plutôt que les gens ne s’y raccrocheront pas — non pas par désintérêt, mais par incapacité de s’y retrouver. C’est le phénomène visible aux États-Unis autour des Digital Humanities, où tranquillement ce qui est une communauté (fondamentalement) horizontale est perçue comme une clique inaccessible par les newcomers (voir l’article de William Pannapacker dans le Chronicle of Higher Education, où il considère que tout ça se dessine comme un star-system, où l’on n’approche pas la cool-kids’ table… et le torrent de répliques, de réactions que ça a pu susciter dans le « milieu »).

Danger, donc, de maintenir le caractère distinct de la culture dite numérique. De la construire en marge. Danger de présenter ses manifestations comme des artefacts d’une réalité qui n’est pas nôtre, comme des traces d’un ailleurs, d’un autrement qui ne réfère pas à un état de la société, à un état de nos modes de communication et d’interaction. Et pourtant…


Mon envie : ne plus parler de ces objets comme étant numériques. Qu’ils se fondent dans le décor habituel, qu’on arrête de les stigmatiser en voulant décrire leur absolue singularité. La culture d’aujourd’hui est infiniment modulée par le numérique. La culture numérique n’est pas autre, n’est pas à côté de « la » culture. Mais nos discours ne le prennent pas en compte.

Alors à nous de travailler à effacer cette frontière, lubie de nos envies de typologies. Le numérique n’existe pas en dehors de nos pratiques, de nos usages ; on ne peut le considérer comme un facteur hors de notre culture. Le numérique est en nous.

(photo : « inside a hollow tree », Mark Lorch, licence CC)

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