À la page

Je me réjouis de voir une (relative) frénésie autour de la question de la page dans les interfaces numériques. Le domaine des livres numériques (ebooks) a accéléré cette réflexion stabilisée depuis la cristallisation des modes de circulation dans l’information avec les navigateurs web. Quelques pistes ici de ce qui s’est tramé récemment (et un peu moins récemment). N’hésitez pas à ajouter d’autres articles / illustrations en commentaires, pour consolider ce bilan, aussi provisoire soit-il.

Du côté des designers web et des penseurs de l’interface :

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Tout écran n’a pas forcément vocation à être entièrement rempli. De prime abord, il peut être très difficile de faire accepter cette idée : pensez à un écran dont la moitié inférieure est vide et qui envoie donc le signal d’une fin de partie… Mais l’objectif premier est de servir la logique du texte, d’articuler correctement certains passages dont il faut garder la cohésion

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The inconsistency in which the physical page is mimicked on a tablet leaves readers disoriented, unaware of their position in the context of the greater whole, and unable to easily scan back.

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Combattre la page, adapter la navigation dans des interfaces mobiles — choisir l’infinie verticalité :

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  •  La version 3.0 du logiciel iBooks, sur iOS, introduit l’infinite scrolling (abandon des pages au profit d’un long ruban de texte — nous voici revenus au temps des papyrus)

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  • Instapaper expérimente avec son tilt scrolling : la bascule de l’appareil sur l’axe horizontal fait avancer/reculer le texte

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Combattre la page, mais se caler sur l’écran — des navigations compensatoires :

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  • Edits Quarterly propose une navigation par écrans, où l’on passe d’une page à l’autre par le curseur vers le bas

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  • L’idée du flick-scroll : taper sur l’écran, au haut ou au bas, pour avancer d’une page-écran

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  • Snow Fall, un projet du New York Times qui intègre des contenus en fonction de l’avancée dans le texte, de façon fluide, en une forme d’animation

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  • À contre-courant totalement : une extension Google Chrome qui permet de transformer un contenu vertical en pages-écrans, à la façon d’une liseuse epub ou pdf (le gros chien grognon convient bien à cette illustration…)

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… De quoi s’amuser pour réinventer notre rapport avec le texte, pour le rendre plus saisissable immédiatement et plus flexible à la fois.

Addenda : comme Olivier Ertzscheid repropulse son article sur twitter (merci à lui), j’ajoute le lien ici : De quoi la page web est-elle le nom ? Ou l’enluminure du code

Jamais le « web » n’aura été aussi loin de la métaphore qui lui est habituellement associée : celle de la « page ». Cet espace particulier de scénarisation multipartite de discours, ce petit théâtre d’escamotages et d’interactions permanentes que, faute de mieux, nous continuerons d’appeler « page », s’éloigne toujours davantage de l’épure pour s’approcher du combat originel pour l’affirmation d’une pensée : il s’agissait alors de profiter au maximum de l’espace offert, d’en chasser l’absence, pour y inscrire autant de mots et d’images que possible, au risque de la surcharge. Hier le codex comme agrégation de pages en linéarité. Puis l’hypertexte entre livre de sable et la bibliothèque Borgesienne. Aujourd’hui le code. L’essentialité du code. L’enluminure du code. Le code comme enluminure.

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De fétichisme, d’aveuglement et de recentrement

 

Et le passage du livre aux images-écran? Je pense qu’il faut éviter d’en faire une fixation fétichiste (sur l’objet) — au détriment du phénomène de création (cela dit même si on parlait du texte, plutôt que du livre).

Clément Laberge, réaction à une lettre ouverte de « 13 étonnés » à propos du (non-) plan numérique du Québec.

 

il n’y a pas de conflit entre le livre et le livre numérique (il peut seulement y avoir paresse à quitter un vêtement pour un autre) – il y a la responsabilité nôtre d’aller explorer, même dans leur imperfection présente, les formes de comment se déplacent les usages du lire – de notre responsabilité d’interroger les récits qui se fondent sur l’appropriation numérique du monde, et ce qui s’induit intérieurement dans le passage en quelques décennies, pour l’image et son usage privé ou social, d’une économie de la rareté à celle de la collection et de la profusion

ne nous dissimulons pas le caractère fétiche du livre : l’utilisation d’appareils photo numérique, la massification des smartphones, ne provoque pas les vagues et les fureurs qui accompagnent la dématérialisation du livre

François Bon, brouillon de son Pecha Kucha à la BNF, dans le cadre des journées PNF-Lettres.

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Quelle place faire au numérique ? Le nommer, le décrire, le ghettoïser ? ou l’intégrer dans le continuum de nos pratiques, de nos écritures, de nos lectures ?

Je reste avec le profond sentiment que le mouvement actuel qui tend à vouloir discriminer les pratiques conventionnelles et les pratiques numériques tend à repousser plus avant le souhait des lecteurs de plonger dans ce nouvel univers — si tant est qu’ils n’y sont pas déjà, un peu à leur insu.

N’y aurait-il pas que la culture, dont les moyens continuent d’évoluer, de se moduler, de bouger, au profit de sa complexité et de sa richesse ?

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Domaine public et droit d’auteur, compatibles ?

On souligne à juste titre la haute qualité (et pertinence) de l’intervention récente de Lionel Maurel (@calimaq) sur son blog, intervention qui vise à définir les balises d’une loi pour le domaine public en France. Les enjeux sont multiples ; je ne suis pas juriste ; plusieurs méritent des réactions (ceci n’est pas un syllogisme…). Quelques réactions spontanées :

  • Difficulté d’envisager cette proposition de façon autonome, sans intime tissage avec une réflexion de fond sur la loi sur le droit d’auteur — c’est en quelque sorte un continuum, temporel certes, mais surtout culturel… est-il justifié de ne pas construire une vision cohérente d’ensemble, prenant acte de la contribution initiale des créateurs par leurs œuvres pour ensuite envisager leur versement dans le patrimoine culturel ?
  • Étonnement de voir le modèle canadien ainsi mobilisé, alors qu’à l’interne, il suscite généralement l’insatisfaction de toutes les parties impliquées (trop laxiste selon certains par les exceptions qu’il défen, pas suffisamment ouvert à la culture du remix selon d’autres, ignorant des besoins des créateurs en terme de redevances, mal cadré pour bien gérer les réalités de la culture numérique…).
  • La perspective est bien courageuse (téméraire ?), car derrière des énoncés somme toute simples — prorogation pour années de guerre ou « Morts pour la France » — il y a une lourde charge symbolique qu’il faut pouvoir gérer avec délicatesse.
  • Impossibilité de ne pas penser, en écho, au monstre que la montée de l’idée d’auteur a généré depuis l’invention du copyright et sa capture par l’idéal artistique dix-neuviémiste. Certes on a beaucoup gagné sur plusieurs points — ne serait-ce que la reconnaissance du statut d’un écrivain, d’un artiste —, mais la dérape a frappé de plusieurs façons, si l’on prend le point de vue général de la culture (en tant que patrimoine : mémoire et bien collectif).
  • En regard de toute incursion, si minime soit-elle, en territoire numérique, il apparaît terriblement difficile de concilier la conception traditionnelle de l’œuvre avec les pratiques actuelles, marquées par l’ouverture, le refus de stabilité, la circulation, la collectivisation de la création, la mixité des matériaux (leur nature, leur origine, leur originalité)…
  • Je note avec joie la prise en compte de dimensions métadiscursives : bases de données comme modalités de diffusion et métadonnées comme bien public. Ce sont des réalités courantes mais invisibles pour bien des acteurs, et par ailleurs capturées par des sociétés avides de revenus.
  • Il m’importe de souligner la qualité de la démarche elle-même : non pas simple réaction d’humeur, mais avancée soutenue par des contre-exemples ou des cas d’abus d’interprétation qui justifient telle et telle modification. Et cohérence d’ensemble, évidemment (mais heureusement), de la vision proposée.
  • Satisfaction, enfin, de voir la salve de commentaires générée par cet article fort technique : ça ne tombe pas dans l’ignorance la plus crasse, et c’est un bon signal pour la suite des choses…
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