Économie de l'édition scientifique

La revue électronique Implications philosophiques propose une série d’articles sur les enjeux de l’édition numérique. Projet vertueux qui a donné lieu depuis quelques jours à des articles prudents et un peu convenus.

Aujourd’hui, un texte d’Anne-Solweig Gremillet sur la « Démarchandisation du savoir ». Un tour d’horizon honnête, en général ; un passage retient mon attention :

L’économie et le droit de l’édition scientifique publique ont cela d’éminemment étonnants que les droits patrimoniaux des auteurs sont entièrement transférés aux éditeurs qui relèvent le plus souvent de la sphère commerciale ; tandis que les auteurs (qui dans notre cas sont donc des chercheurs publics) sont aussi les principaux acteurs de la chaîne de production du savoir par le biais des relectures d’articles, des validations scientifiques et par le quasi lectorat captifs qu’ils constituent.

Rappel primordial, qui détonne pourtant dans la réflexion actuelle sur l’édition à l’ère du numérique (où les enjeux technologiques et les considérations liées à la diffusion propres à l’édition générale et à l’édition scientifique tendent plutôt à converger). On voit que la notion de droit d’auteur, sacro-sainte en littérature, tend à revêtir des habits fort différents dans la sphère scientifique.

Et alors, quoi faire, quoi penser dans ce contexte ? La vertu, encore — dommage que les chercheurs soient si peu enclins à prendre position et à proposer des avenues plus adaptées à leur travail :

L’édition scientifique publique est un instrument majeur de la valorisation de la recherche  […]. Pour tendre vers cet idéal, il convient de structurer l’édition scientifique publique en fonction des réalités technologiques du XXIe siècle en pleine mutation.

Cette structuration passera sans conteste par de profondes modifications du rôle des acteurs ainsi que des flux d’information de la chaîne de valeur de l’édition scientifique et la technologie y prendra toute sa place :

Renégociation des modèles économiques avec l’édition scientifique commerciale, développement des procédures d’appropriation des technologies par des recrutements et formations continues rénovées, redéfinition des périmètres des acteurs de la diffusion, de l’édition, de la communication et de la documentation, toutes tâches sans lesquelles la recherche ne serait finalement que peu de choses.

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La fabrique du numérique : un bilan

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Un bilan, parce qu’il pourrait y en avoir d’autres — de moi, sous d’autres angles, mais surtout des bilans d’autres personnes. Ils commencent d’ailleurs à poindre, on les relaiera sur le site de la Fabrique.

Grosse journée, sans nul doute. Le sprint des jours précédents a été intense (en préparatifs, en fin de planification, en jeux de chaise musicale pour les participants). Près de 120 personnes ont manifesté leur intérêt pour l’événement, plusieurs ont dû se désister, mais malgré le temps pitoyable, avec toute l’équipe, nous étions 70. Belle masse critique pour assurer la diversité des propos, la rotation des participants aux ateliers, les rencontres imprévisibles et le recoupement des compétences.

Je n’ai pas envie d’un compte rendu ni d’une lecture structurée. Pour les propositions, le site les a partiellement relayées et d’autres traces suivront. Pour l’atmosphère, la vidéo de François et le montage photo de Clément témoignent bien du bouillonnement en place. Plutôt des observations, des constats…

L’événement était un pari, peut-être plus spécifiquement le mien, que j’avais un peu imposé à Éric et Clément. Pari basé sur une intuition, celle que la transformation des habitudes de « consommation » des produits numériques tend à rapprocher les besoins et contraintes des éditeurs généralistes/littéraires et ceux des éditeurs scientifiques. L’événement ne visait pas à en faire la démonstration, mais de faire l’épreuve des terrains à mettre en commun. Je n’ai pas été présent dans tous les ateliers, mais je suis porté à croire que la rencontre s’est passée généralement à un niveau où cette différence ne faisait pas obstacle. Pari gagné de ce point de vue.

Toutefois, ce sont les a priori, les environnements et les discours qui ont été l’occasion de provoquer les rencontres. Quelques étincelles, quelques déceptions, sûrement. Des variations immenses de distance par rapport aux objets concernés. Ici une perspective large, détachée de la valeur immédiate de chaque texte, de chaque œuvre, parce que la gestion d’ensemble exige de ne pas céder à la tentation de porter chaque cas comme une raison en soi suffisante de faire le métier. Là une perspective appliquée, rapprochée des cas (qui sont le quotidien et le pain des personnes impliquées), une perspective consciente des enjeux immenses à propos de l’existence sous telle forme de la pratique qui les habite depuis longtemps. Des formulations voulues larges (pour ne pas camper dans un clan ou dans l’autre) qui n’ont pas rejoint aussi efficacement les interlocuteurs. Peut-être des cas/exemples auraient-ils mieux porté, auraient-ils interpellé plus directement les gens.

La différence des milieux s’exprimait par l’opposition nette entre gestion et économie (même si les termes ne satisferont personne). Deux approches distinctes et difficiles à concilier, si l’on souhaite se laisser bercer par l’illusion, oui, qu’elles sont superposables. C’est comme croire que le bottin téléphonique recoupe parfaitement le geste d’appeler quelqu’un : bien sûr que non, puisqu’il y a question d’échelle, question d’implication, question de motivation. L’un n’est pas plus mal, n’est pas plus légitime que l’autre. Mais les deux sont nécessaires, dans des rapports au livre qui ne surviennent pas à la même étape, dans les mêmes lieux, selon les mêmes visées.

L’élément le plus bousculant, jusqu’à un certain point, était sûrement le retour de l’Université (majuscule à dessein) dans le monde réel… Autre pari de ma part. Ras-le-bol des images des tours d’ivoire, des pelleteux de nuage, des sabbatiqueux à siroter un rosé en Provence. Les points de contact sont patents, les intérêts sont partagés, les étudiants qui y sont formés sont les futurs auteurs et chercheurs qui publieront des ouvrages, ils sont les futurs employés des éditeurs et sûrement la relève éditoriale. Et l’Université n’est pas Une : les profils sont multiples (profs, gestionnaires, bibliothécaires, coordonnateurs scientifiques, étudiants…), les missions sont variées (je ne fais pas la liste pour chacun des profils de la parenthèse précédente, on imagine bien). C’est comme dire que toute personne qui écrit un mot est un écrivain. Ras-le-bol aussi de l’anti-intellectualisme, ras-le-bol de la césure (souvent incarnée géographiquement par les campus) entre l’université et la cité. On a fait quelques pas hier ; je compte bien continuer à marcher.

Dernière fracture : la définition de l’objet. Si on s’entend sur la réalité d’un texte/document/oeuvre numérique, la réalisation de cet objet couvre un empan immense. Numérisation rétrospective, version numérique d’un document qui a une existence papier, écriture numérique (écriture sur support technologique à visée de diffusion numérique), écriture hypermédiatique : le spectre est large, appelle des considérations spécifiques, couvre des zones critiques pour des raisons très différentes. S’il y a eu échec de la Fabrique, c’est de ne pas avoir géré cette pluralité, souvent responsable de mésententes ou d’incompréhension réciproque.

De l’ordre des étonnements, la désaffection totale pour la question des métadonnées. Silence radio, aucun intérêt : si on ne voit pas les œuvres que vous produisez sur une tablette de librairie ou de bibliothèque, puisqu’elles sont numériques, comment savez-vous qu’elles existent ? Comment la retrouverez-vous dans la mer numérique ? Il y a un travail de terrain à faire, pour sûr.

De l’ordre de la déception : le manque d’audace, le manque d’idéalisme, le manque de vision. C’était le lieu de se projeter en avant, de faire des scénarios fous, à faible coût. Les gens avaient certes besoin de se rassurer, de trouver des réponses à des problèmes concrets, de sentir qu’il y avait des partenaires potentiels ou des gens partageant leur quête de repères. Normal, justifié, bien sûr. Mais. Quand tout est à inventer, il faut savoir proposer, imposer notre vision. Sinon on le fera à notre place. Ce défi est encore à relever (il le sera toujours d’ailleurs), mais me paraît particulièrement important.

Enfin, plaisir de revoir les images : les premières photos en ligne, les vidéos de F et C, la pile de nappes pliées, là sur le coin de la table, qui attendent qu’on les déplie, qu’on les déploie, qu’on y trouve des traces des idées lancées naïvement / distributivement / collectivement / joyeusement… Sorte d’héritage pour le présent, pour le futur immédiat. Un patrimoine, déjà, à partager, à investir. Merci de votre générosité (et ce n’est pas un téléthon!).

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Creuseur d’ombre

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« Creuseur d’ombre» : belle expression trouvée chez Nicolas Rithi Dion, relayée par Mahigan. Étonnant comment ça vient relier des réflexions, tout l’après-midi durant, sur le présent des écritures contemporaines. Idée d’étrangeté — le sujet contemporain qui doit se constituer comme étranger à lui-même, façon de dire que le monde est exotique pour ses propres habitants (Mathilde). Idée de distance — Agamben (évoqué par Daniel) disant que le contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l’obscurité. Idée d’écart — l’écriture contemporaine appelant, selon François, de se couper du bruit du monde, de se vivre comme écart.

L’écart, c’est celui du langage — le langage qui ne réussit pas à se substituer à l’objet chez Ponge, la théorie (comme métalangage) qui ne réussit pas à rendre compte totalement de l’expérience du langage (merci à Stéphane). Le présent appelle la nécessité de creuser cet écart, car le réel à représenter n’a pas la patine des âges, il n’est pas déjà mis à distance — un avantage, oui, en quelque sorte, comme le souligne Mahigan : nous n’avons pas besoin de faire abstraction des constructions, des représentations ultérieures pour s’en emparer. Mais là s’impose davantage la nécessité du langage, pour qu’advienne ce réel sous l’impulsion du geste de nommer, de décrire, d’inscrire dans une événementialité, aussi ponctuelle soit-elle.

L’emprise sur le présent, sur le réel est donc toujours une dérive, un déplacement. Refuser la transparence, la photo en pleine lumière, préférer ce que le réel projette, ce qu’il cache dans son ombre.

(photo : « Digging in the Dark », Wessex Archaeology, licence CC)

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Fabrique du numérique : les thématiques martyres

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La fabrique du numérique sera l’occasion de rassembler des gens d’horizons très divers, mais tous mus par le désir de participer à la construction du champ du livre numérique. Afin de rendre possibles ces rencontres et ces échanges, nous souhaitons orienter la journée vers le partage d’expériences de terrain et l’action, vers une réflexion sur le développement de l’édition numérique générale et scientifique. La mise en commun d’idées et de scénarios de collaboration sera ainsi au centre de la journée.

Des ateliers constitueront l’activité principale de la journée. Nous avons tenté de faire la synthèse de vos interrogations, en établissant des ponts entre édition générale et édition scientifique. Afin de valider les orientations de ces ateliers, nous plaçons les énoncés thématiques sur une page web ; nous vous invitons à commenter ces énoncés, qui sont des textes-martyres, à en proposer des recadrages ou précisions, à identifier des points aveugles dans ce panorama thématique. Votre participation est nécessaire pour faire en sorte que cette journée corresponde le mieux à vos besoins et à vos attentes !

=> http://contemporain.info/fabrique2010

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Le droit d'auteur en contexte numérique : quelques cas

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Il y a longtemps que je me promettais cette réflexion ; voilà l’occasion de m’y coller. Le principe du droit d’auteur : on « respecte » la propriété intellectuelle en rétribuant l’auteur pour sa contribution. Si on cite, on honore la source (respect du droit moral) ; si on reproduit, on contribue à la vie financière de l’œuvre (respect d’un droit économique/patrimonial, à savoir le droit de reproduction)…

Tout à fait simple et on peut tenter de l’appliquer tel quel. Mais la pratique montre bien les limites (ou les zones floues) de ce principe. Je m’amuse ici à quelques scénarios hypothétiques : où se trouve la tolérance ? où tracer la délimitation entre infraction formelle et faute vénielle ? où faut-il prendre en compte les bénéfices secondaires (en visibilité, en publicité) au détriment de la lettre de la loi ?

Si le contexte universitaire, ici au Québec, est assez balisé en gestion de droits (via les politiques appliquées par Copibec), la zone prise en charge est celle du papier, dans une logique du papier. Qu’arrive-t-il quand on se retrouve dans une économie du savoir qui est numérique ?

Quelques cas d’application du droit d’auteur (et du droit de reproduction)

Cas 1. Un recueil numérique rassemblant des textes parus sur papier, pour fins d’enseignement. On peut bien rapailler les ISBN et ISSN des articles et extraits d’ouvrages pour déclarer les emprunts. Mais comment composer avec l’obligation de quantifier le nombre de copies réalisées ? Quand le service de reprographie de l’institution s’occupe de la production, on a une trace jugée fiable. Quid des pdf que l’on disséminerait à des étudiants ? On leur associe des DRM avec numéro de série ? Des fichiers chrono-dégradables ? Ou, complètement sous un autre regard : des portails in the cloud qui donneraient accès aux documents par des feuilleteuses ? Encore une fois, l’accès doit faire l’objet d’une transaction (sans compter le fait que l’accès internet doit être permanent en classe, que l’accès lui-même soit possible à distance). Mais quand on parle d’accès plutôt que de reproduction, avons-nous changé de paradigme ?

Cas 2. Un cours en ligne, accessible uniquement aux inscrits, qui reprend un article de journal entier. Même logique de déclaration du nombre d’inscrits, avec paiement à la pièce pour les inscrits (de quelle façon, opérationnellement, dites-moi) ? L’automatisme de l’obligation de paiement est retors : la plupart des journaux sont disponibles en version numérique pour les membres de la communauté universitaire via une banque de données à laquelle la bibliothèque est déjà abonnée  — banque à laquelle tout membre de cette communauté peut accéder en autant qu’il soit branché au réseau informatique du campus. Donc la reproduction serait en soi illicite ? Faudrait-il privilégier un URL qui redirige sur l’article « original » (permettez-moi de m’étouffer), pour que la validation du branchement au réseau informatique autorise l’accès ? Mais comme de toute façon l’accès au cours en ligne est fonction de l’inscription aux crédits universitaires, on a un membre en bonne et due forme de la communauté universitaire — qu’il soit branché au réseau informatique ou pas. La reproduction paraît ici une vue de l’esprit : c’est l’accès qui est le rouage central… par un URL ou par une reprise des données numériques qui forment le texte, peu importe dans ce contexte précis : le résultat est le même (un usager validé peut lire un document numérique).

Cas 3. Dans un contexte quel qu’il soit (pas nécessairement académique) : reprise intégrale d’un texte (de numérique à numérique), que ce soit une page web, une entrée de blog, des ouvrages diffusés librement au format pdf. La référence au lieu d’origine (tousse tousse) est dûment signalée (et l’URL pointe vers la page). Pas de licence Creative Commons visible, pas d’interdiction formelle ou de copyright réservé non plus. Simple reprise, sans visée commerciale, sans transformation du texte. Répréhensible ?

Cas 4. Contexte général : un article de journal, version numérique, en accès restreint. Il a été publié. Dans ce mode d’accès, il est évidemment protégé. Mais qu’en penser, de cette protection, si on peut librement consulter les archives du journal en bibliothèque ? Que penser de cet accès protégé si quelqu’un épingle l’article sur un babillard en milieu de travail (que ce soit le journal découpé ou une sortie d’imprimante) ? si on lit l’article dans un journal abandonné dans le bus ou le métro ? si c’est une copie qu’une personne fait circuler à ses proches par courriel ? Souhaite-t-on vraiment, par cette protection, rendre le document le moins accessible possible, contrôler de façon rigide l’accès au document par cette barrière invisible ? Ce que l’on souhaite contrôler, c’est la lecture, la consommation (au sens économique de la lecture)… Et si là réside, dans la logique du papier, la différence entre les journaux et les livres (achat ou consultation pour les premiers, achat ou prêt pour les seconds), cette distinction semble s’effacer en contexte numérique — comment opérationnaliser le prêt en contexte numérique ? En prêtant le document avec son support (un reader, une tablette) ? Ou n’est-ce qu’une question d’accès ?

Cas 5. Plusieurs ressources en ligne tentent de protéger, de bloquer la diffusion de documents en utilisant des feuilleteuses ou des versions non imprimables de documents. Qu’en est-il des manoeuvres pour capturer, à des fins personnelles, ces ressources protégées (pour faciliter un accès au moment choisi, connexion internet ou pas) ? La copie d’écrans ou encore mieux la capture vidéo du contenu de l’écran, appliquée à des ressources comme les livres de GoogleBooks sous droits (héhé, G. et les droits d’auteur, autre débat…), sont-elles des pratiques illégales ? Probablement, mais que faire de l’exception de la copie privée ? Qui peut prétendre, de façon absolue, que toute copie privée est un viol à venir des conditions du droit de reproduction ?

En convoquant le langage de la protection et de la restriction pour gérer le droit d’auteur et le droit de reproduction, pose-t-on les questions de façon appropriée, lorsqu’on se place en contexte numérique ?

Lecture, accès, prêt, propriété, publication, reproduction…

En s’interrogeant sur la traduction du droit de reproduction des documents numériques, on voit très rapidement se profiler la tension entre une logique de propriété stricte (héritée du monde papier) et une logique d’accès : on ne possède pas les contenus que l’on peut consulter grâce à un abonnement, à un droit d’accès. Cette logique d’accès, les journaux l’ont vite comprise et mise à profit : en plaçant les archives numériques dans une voûte, à laquelle on accède après avoir montré patte blanche (celle qui est dénudée des sous qui s’y trouvaient), les journaux ont trouvé une manne (de remplacement, oui peut-être) dans cet accès à leurs vieux articles. C’est l’individualisation de la monétisation des archives : auparavant, les bibliothèques achetaient les microfilms d’archives, alors qu’aujourd’hui le bon citoyen doit souvent payer cet accès pour lui-même (oui, bon, peu nombreux étaient les possesseurs d’un lecteur de microfilms à la maison, ce qui peut expliquer les choses…).

Là où le bât blesse, c’est dans l’issue potentielle de cet accès. Il y a retour à l’enjeu de propriété (donc potentiellement illégitime) avec la transformation de cet accès en une manoeuvre de (re-)publication du document consulté. C’est dire à quel point, comme pour les pratiques des métiers régis par des ordres professionnels, l’acte de publier est un acte réservé… parce qu’il a des incidences économiques. On peut vendre une publication, on peut faire de l’argent au détriment de l’auteur (et l’invention du droit d’auteur, au XVIIIe siècle, ne visait pas autre chose : libérer les textes des rouages commerciaux des libraires-éditeurs, des imprimeurs, qui ne versaient pas de droits aux écrivains…).

Logique commerciale, donc, qui émerge dans le sillage de cette publication potentielle d’une personne accédant au document numérique. Mais encore là, héritage du papier : cette logique stricte de propriété est-elle parfaitement adaptée au monde numérique ? Il ne paraît pas anodin de se questionner sur la définition que l’on donne de la lecture — puisque toute lecture ouvre la porte à toute capture du texte, du document, de l’œuvre, vaut-il la peine de faire la distinction entre accès, prêt, copie, et ainsi donc de propriété, de reproduction, de publication ? À ce compte, aussi bien tirer la plug d’Internet — quelle engeance. Argument démagogique bien sûr… Mais où situer l’ancrage d’une réflexion renouvelée sur les droits en contexte numérique ?

Faut-il se référer à la position concurrente de cette logique de propriété, à savoir une logique de la dissémination ? La possibilité qu’un texte acquiert un statut viral entraîne une publicité potentielle et un effet de retour qui risquent souvent d’être plus grands que la situation économique liée au respect strict et immédiat du droit d’auteur (et donc de reproduction). C’est notamment l’esprit derrière des propositions comme Creative Commons (et son dérivé Scientific Commons), de même que Copyleft — toutes approches inscrites dans une culture du remix davantage que dans un culte de l’auteur.

Oeuvre ou contexte ?

Culture du remix, une culture abandonnant le lustre de l’œuvre. Lessig parle de l’opposition entre une Read/Only culture et une Read/Write culture. Abandon du prestige, de l’absolutisme, mais au profit de quoi ? L’objectif de Lessig est davantage de dénoncer les copyright wars, les aberrations de la réglementation. Ce qui m’intéresse davantage ici, c’est la transformation même de notre rapport avec l’œuvre. La cohabitation des versions concurrentes d’une œuvre sous différentes formes l’illustre bien : Philippe de Jonckheere reprend une portion de son journal pour le stabiliser chez publie.net ; Lawrence Lessig (et combien d’autres) publie simultanément un livre (papier, $$$) et sa version numérique (pdf en ligne, gratuit) ; certains articles de journaux disponibles sur le site du journal en même temps que son édition papier, en même temps que dans les banques de données, en même temps que dans les revues de presse gouvernementales ou celles d’agences de veille médiatique, sans oublier les lieux antérieurs de publication (pour les articles repiqués d’autres quotidiens à travers le monde) ou la version antérieure produite par l’agence de presse, à peine maquillée pour être publiée dans le journal… Lieu original de publication, hum ?

Qu’est-ce qui change, d’une version à l’autre ? Le contexte, sûrement : tel lieu d’apparition du texte est un gage de qualité des contenus diffusés ; tel autre lieu offre une fonction de filtre qui correspond mieux aux besoins du lecteur, de même que la version numérique libre d’accès assure un accès facile et partagé pour référence future. On insiste beaucoup ces temps-ci sur la fluidité des contenus, mais on n’a pas encore suffisamment réfléchi aux incidences de cette fluidité : la présence disséminée d’une œuvre, d’un texte est possible, même elle est chose courante. Il n’est pas contradictoire qu’un accès soit ici payant en échange d’une rapidité de mise en ligne, d’une certification de qualité ou d’une mise en contexte riche qui augmente la valeur du contenu que l’on consulte, et que cet accès soit là gratuit, en faveur d’une diffusion large, d’une mise à connaissance de ce contenu, d’un engagement de ce contenu dans une conversation qui lui donnera une visibilité et un impact considérablement plus grands que le seul accès payant. Virtualisée, l’œuvre connaît différentes incarnations — si c’était là un cliché du culte de l’avatar des années 80-90, il trouve assez bien à se réaliser… — et ne peut guère être saisie par une conception étroite de son existence. Si McLuhan disait que the medium is the message, il faudrait ajouter que le contexte co-construit ce message, plus que jamais.

Le contexte numérique (le numérique en soi et l’enjeu de contextualité tout juste établi) pose à l’évidence une diversité de questions à la conception du droit d’auteur et du droit de reproduction. Nous n’avons pas (encore) de réponses claires. Je ne suis certainement pas le premier à faire ce constat ; il m’apparaît toutefois primordial de le rappeler en cette période de transformation des usages, des pratiques. C’est donc le jugement, l’ouverture à la discussion qui s’impose en telle circonstance plutôt qu’une application stricte de lois placées dans l’impossibilité de prendre en compte des cas de figure sortant de leur cadre d’exercice. Cette attitude est nécessaire pour favoriser l’avancement de la réflexion sur le droit d’auteur et pour accroître la démocratisation du savoir.

(Note 1 : je ne suis pas un juriste. Mais je suis prêt à défendre que dans certains cas, un gros 1 + un gros 1 peuvent faire 3…)

(Note 2 : merci à Clément et à Hubert, pour échanges fructueux)

(photo : « Fuji Plagiarism », uzaigaijin, licence CC)

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