Nulle part

La route des vacances m’a conduit hors de mon horizon habituel. D’où cette réflexion que je laissais sur twitter :

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Et surtout de lire, dans les heures suivantes, le début de Cité de verre de Paul Auster, où Quinn, le protagoniste qui finira par s’évanouir, par disparaître, décrit son rapport avec la ville de New York :

Ses promenades les plus réussies étaient celles où il pouvait sentir qu’il n’était nulle part. Et c’était finalement tout ce qu’il avait jamais demandé aux choses : être nulle part.

Rapport avec l’espace aux antipodes, apparemment, mais la proposition d’Auster mobilise avec force la question de l’invention, de la littérature. En lien avec l’identité, avec la singularité, avec la saisie du monde. La disparition n’est pas un luxe offert à tous…


Pour le plaisir, paragraphe complet d’où est tirée la citation d’Auster :

New York était un espace inépuisable, un labyrinthe de pas infinis, et, aussi loin qu’il allât et quelle que fût la connaissance qu’il eût de ses quartiers et de ses rues, elle lui donnait toujours la sensation qu’il était perdu. Perdu non seulement dans la cité mais tout autant en lui-même. Chaque fois qu’il sortait marcher il avait l’impression de se quitter lui-même, et, en s’abandonnant au mouvement des rues, en se réduisant à n’être qu’un œil qui voit, il pouvait échapper à l’obligation de penser, ce qui, plus que toute autre chose, lui apportait une part de paix, un vide intérieur salutaire. Autour de lui, devant lui, hors de lui, il y avait le monde qui changeait à une vitesse telle que Quinn était dans l’impossibilité de s’attarder bien longtemps sur quoi que ce soit. Le mouvement était l’essence des choses, l’acte de placer un pied devant l’autre et de se permettre de suivre la dérive de son propre corps. En errant sans but, il rendait tous les lieux égaux, et il ne lui importait plus d’être ici ou là. Ses promenades les plus réussies étaient celles où il pouvait sentir qu’il n’était nulle part. Et c’était finalement tout ce qu’il avait jamais demandé aux choses : être nulle part. New York était le nulle part que Quinn avait construit autour de lui-même et il se rendait compte qu’il n’avait nullement l’intention de le quitter à nouveau.

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Inscrire le contemporain dans le temps

Dans le contexte d’une réflexion sur la saisie de la période contemporaine, j’ai tenté de jauger notre perception commune de l’immédiateté et de la situation intemporelle du contemporain. En résulte une discussion autour de deux axiomes : le contemporain commence au point de rupture entre historicité et actualité, et le contemporain se situe en dehors de l’histoire, narrativement parlant. Première réflexion proposée sur Salon double, l’observatoire de la littérature contemporaine, dans le cadre de sa nouvelle section Antichambre.

Dans le même esprit, mais sur un tout autre registre : naissance de la collection « Contemporanéités » aux Éditions Nota bene. Deux premiers titres publiés simultanément : Enjeux du contemporain. Études sur la littérature actuelle, et L’œuvre de Gérard Macé. Une oltracuidansa poeticaPlus d’info ici.

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Glose (les annotations, les entours, l’œuvre)

Époque de rapidité, il est souvent facile de céder à la tentation de simplement signaler : hop sur twitter, schling dans delicious, clic dans les signets au pire. Mais quel bénéfice y a-t-il à stratifier l’information ? à accumuler pour le plaisir de la quantité ? Avec la montée du web sémantique, je reste avec un arrière-goût désagréable : à trop vouloir coder, à trop vouloir accumuler, on en vient à la seule possibilité de statistiques, de schémas à titre indicatif, mais le sens reste toujours à construire, à dénicher.  

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Même réflexe à l’instant. Je jette un oeil aux onglets restés ouverts dans mon navigateur (récupérés avec difficulté après redémarrage imprévu/imposé), textes que je m’étais dit qu’il me faudrait lire. Le premier, pur hasard : La Grange. Le temps de vérifier qui est ce Karl (ah oui, Karl Dubost), de me dire que cet extrait s’inscrit tout à fait dans le fil de mes réflexions (tout en posant la question de la nostalgie de la forme livre) :

Des feuilles liées ensemble par un format, une physicalité propre à un environnement technologique forment un livre. Une œuvre (un écrit romans, essais, nouvelles, etc.) sur un site Web présentée sous la forme d’un livre avec des pages que l’on doit tourner au moyen de la souris me rend profondément triste et me détourne de l’expérience.

Une œuvre n’est pas un livre.

Donnez moi le texte. Oubliez votre contrôle. Je veux pouvoir lier les œuvres entre elles, les réseauter, les manipuler, les sculpter, les agrémenter de mes photos, créer des liens vers des pages, des cartes. Je veux pouvoir enrichir le texte tout comme je le fais avec mon imagination. Mettre une œuvre en ligne et l’enfermer dans un pseudo-livre tue toutes passions autour du texte et de ce que la technologie permet.

Premier réflexe : signaler. Disséminer. Mais à quoi bon ? Simplement appuyer un point de vue (qui est en l’occurrence une réaction à une citation d’un ouvrage de Mark Kingwell) ? Et le mien ? Que vaut le mien, d’ailleurs ? Le mettre là, et espérer que quelqu’un le relaie, en tant qu’annotation-d’une-réflexion-suscitée-par-une-citation ? La substance est bien relationnelle…

Et là de voir que Karl Dubost rapplique, quelques jours plus tard, avec une tournée des protocoles possibles d’annotation du web. Son analogie initiale rapproche l’annotation du graffiti :

Une annotation est comme un graffiti, un commentaire, une note de pied de pages, c’est une information supplémentaire dans l’espace contextuel de la page.

Nous entrons (si nous n’y sommes pas déjà) dans le paradigme de la glose. Démultiplication à l’envi des variations, des déclinaisons, des reprises (souvent de rumeurs, pas même d’informations). Le référent se virtualise de plus en plus, la glose devient inscription parallèle et non autorisée (à la manière d’un graffiti), la glose est une méta-glose, où l’on perd l’origine du discours. Savons-nous encore de quoi nous parlons?

La glose n’est pas nouvelle : les textes religieux ont suscité ce rapport avec le langage, appelant une lecture-commentaire-relecture-recommentaire incessante. Montaigne a élaboré ses Essais depuis le geste de leur réécriture, de leur annotation, de leur augmentation interne. Quid de ce texte originel, aujourd’hui, à partir duquel travailler?

L’œuvre est un référent fondamental, qui balise le rapport avec l’expression et la représentation depuis des siècles. Dans la sphère numérique, son éclatement (déjà perceptible avec plusieurs trajectoires d’artistes du XXe siècle) se poursuit encore — son éclatement ou son caractère tentaculaire, d’ailleurs ? Le travail de François Bon, que je suis davantage, ou encore celui de Philippe de Jonckheere, ou autrement encore celui de Jean-Pierre Balpe, illustrent bien l’estompage des frontières empiriques et conventionnelles des œuvres. D’une certaine façon, ils incarnent bien l’idée forte d’un œuvre, celui d’un auteur, qui se construit sans cesse, sans contrainte de support et d’identité des objets, sans obligation de début et de fin, et qui n’est autre que la somme (non accumulation mais conjugaison) de ses parties.

En serions-nous ainsi à l’étape de l’œuvre au noir — rappel du Petit Robert : « le premier stade du grand œuvre consistant en la dissociation de la matière »?

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La dialectique de l’œuvre et de la glose sera au cœur d’un colloque qui se tiendra la semaine prochaine, à l’initiative de Mathilde Barraband et de Jean-François Hamel. « Les entours de l’œuvre. La littérature française contemporaine par elle-même » constituera une bonne mise à l’épreuve de cette relation tendue — cette tension n’émanant pas tant de l’examen des pratiques même des auteurs canoniques qui seront majoritairement convoqués que par le gouffre qui les sépare des aventuriers du numérique qui trouvent à investir et habiter un espace autrement configuré, où les notions d’œuvre et de frontière se définissent si différemment…

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Sortir de la fin (Dickner, Tarmac)

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— Dans un territoire comme la Palestine, par exemple, un cavalier pouvait parcourir jusqu’à 65 kilomètres par jour. Un piéton isolé, environ 40. […]

Rien ne se déplaçait plus lentement qu’une famille. Si on traînait des vieillards, des éclopés, de jeunes enfants ou, pire encore, des femmes enceintes, alors la vitesse moyenne tombait sous la barre des 15 kilomètres par jour. […]
Ça jette un éclairage intéressant sur le Nouveau Testament, non ? Le récit commence avec une femme enceinte qui se dirige vers Bethléem à dos d’âne. L’image même de la vulnérabilité. L’époque est trouble, les routes sont dangereuses — mais la femme prend son temps. Elle sait des choses que le lecteur ignore. Elle sait qu’il reste encore sept cent pages avant l’Apocalypse.  (Tarmac, p. 233-234)

L’impression de se faire mener par le bout du nez… pas par un personnage, pas nécessairement par l’auteur, ni même par un narrateur (qui se révèle aussi oscillant ici que dans Nikolski). Avoir la foi qu’on se rendra quelque part, que le chemin en vaudra la peine.

Tarmac est étonnant : tout à fait dans le ton de Nikolski, avec ses jeunes adultes colorés, l’obsession de la culture médiatique, les culbutes rhétoriques, des situations invraisemblables mais auxquelles on prend plaisir à croire. Mais néanmoins, une autre histoire, une ligne plus forte, une mécanique implacable qui nous conduit vers la fin. Personnage masculin qui prend du temps à se laisser percevoir ; part de fantastique qui pointe çà et là dans le roman, alors qu’on ne s’y attend pas / plus. Pente descendante en deuxième moitié, sentiment de deuil qui nous envahit à l’instar des personnages. Dernier droit vers l’abattoir.

On est en plein imaginaire de la fin, avec cette thématique apocalyptique… Fin d’un monde, mais début d’un autre, peut-être, comme le souligne Hope : c’est nettement la fin de l’adolescence, de l’insouciance, et l’ouverture sur le monde adulte. Donc pas un terminus ad quem, mais un seuil, un passage. Étrange l’impression d’être dans la thématique pascale — ça sent la résurrection à plein nez (mort de la mère, réapparition fantomatique de la fille quelques jours plus tard, histoire de sang et de descendance). Est-ce que tout deuil qui se résorbe, qui est contourné, doit nécessairement être lié à l’imaginaire judéo-chrétien ?

Absorption, donc, de cet imaginaire de la fin pour le parodier, pour le canaliser… peut-être enfin une sortie de cette décadence fin-de-siècle-et-de-millénaire qui nous accablait depuis les années 1990.

Bizarre de lire tout ça hier et d’y réfléchir ce matin, alors posté dans une auto en file, attendant de cueillir des poches de paillis de cèdre pour regarnir des plate-bandes autour de mon Bunker de banlieue. Faut dire que ça ressuscite fort tout autour. Et que le sous-sol est un relais vers des amitiés et des collaborations distantes — téléporteur à sa façon. « Beam me out, Scotty. »

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