Texte et livre, supports et transformations intellectuelles

L’histoire du texte se présente comme l’enchaînement d’inventions qui donnent à l’esprit de nouveaux objets intellectuels dont l’analyse commence à peine. Chaque modification matérielle entraîne nécessairement une transformation intellectuelle : l’écriture, le passage du volumen au codex, le passage du manuscrit à l’imprimé marquent des étapes dans l’évolution cognitive de l’humanité, étapes dont J. Goody pour l’écriture ou Elizabeth L. Eisenstein pour l’imprimé ont montré toute la richesse d’innovation.

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Objectivation, décontextualisation, fixation, diffusion entraînent de profondes modifications cognitives que l’on peut globalement rassembler sous le concept de rationalisation, en entendant par là la volonté de soumettre chaque domaine de l’expérience à des procédures calculables, à des règles codifiées : le classement, l’abstraction, la formalisation sont quelques-uns des divers aspects que prend cette rationalisation. Mais il vaut la peine de souligner que ces caractéristiques de la pensée écrite s’inscrivent d’abord dans la matérialité du texte et du livre sous la forme d’objets intellectuels spécifiques : le colophon et la page de titre, la numérotation des pages, la table des matières et les index ; l’utilisation de colonnes pour construire des tableaux, pour comparer des textes voisins, comme dans les Hexapla d’Origène et les Bibles polyglottes de la Renaissance ; les dictionnaires et encyclopédies, les références, renvois et bibliographies. La surface s’organise, des colonnes d’un manuscrit et de l’enroulement du commentaire autour du texte à la rigoureuse répartion des blancs, des marges, des niveaux, des caractères dans une édition critique d’aujourd’hui, et quelle épopée en miniature représente la cristallisation progressive d’un apparat critique !

Jean Molino, « Le texte », Corps écrit, no 33, 1990, p. 20 et 21.

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