État d’une communauté scientifique

En soi, la circonstance est banale. Deux profs qui rédigent une problématique pour un dossier de revue. Publication de la problématique sur un site d’actualités de la recherche pour recueillir quelques propositions d’articles complémentaires, en plus des gens sollicités directement.

On s’attend à quelques réponses, parmi lesquelles plusieurs se révéleraient plus ou moins intéressantes, d’autres qui correspondraient aux attentes. Lors de certains de ces appels, la récolte est même parfois nulle : soit la problématique est trop pointue, soit les spécialistes de la question ne sont pas disponibles, soit il s’agit d’une simple question de hasard. Bref, un exercice rarement trépidant et accaparant.

Mais là ? 44 propositions…! Évidemment, il n’est jamais trop difficile de soumettre une proposition (par comparaison avec la soumission d’un article entier). Le phénomène reste toutefois hors proportion. Afin de pousser un peu plus loin l’analyse, quelques observations d’emblée :

  • Beaucoup d’envois à la dernière seconde (plus de la moitié des propositions sont entrées dans les 3 jours avant la date de clôture de l’appel). Il faut dire que la date était juste avant les rentrées universitaires, moment où on trouve l’énergie de nouveaux projets.
  • La moitié des proposeurs sont des doctorants, les autres généralement postdocts, en poste temporaire ou en début de carrière.
  • Le corpus visé était la littérature française et les littératures francophones. Il apparaît dès lors étonnant qu’à peine le quart des propositions viennent de chercheurs français (considérant par ailleurs le large bassin de profs et d’étudiants de l’Hexagone et le lectorat principalement français du site Fabula).
  • Les autres provenances des proposeurs : Maghreb, Europe, Québec, États-Unis.
  • Autres observations éparses : un tiers sont des hommes ; les propositions sont transmises à 95% dans un document Word ; les corpus proposés étaient assez peu redondants.

Quelques hypothèses ensuite :

  • La problématique est diablement intéressante. On peut le voir sous deux angles : elle répond à un besoin mal canalisé d’examen de la question retenue (une sorte de thématique-en-émergence) ; elle est franchement formulée trop évasivement et fait en sorte que tout le monde trouve quelque chose à proposer, peu importe ses allégeances critiques.
  • La revue (L’esprit créateur, revue américaine) attire les foules. Il peut s’agir de sa réputation : revue existant depuis des années, empan large (littérature française et francophone), publication papier (héhé, sans commentaire). Son ex-centricité peut aussi l’expliquer : ce n’est pas une revue française, donc variation des lieux de publication, mais aussi potentiellement la chance de se faire connaître en dehors du réseau hexagonal — mais encore là : relativement peu de propositions provenant de la France.
  • Nous vivons une crise de légitimité du discours savant. Pourquoi des collègues senior n’ont-ils rien proposé ? Parce qu’ils ont d’autres chats à fouetter, qu’ils ont amplement de lieux où publier et d’invitations à le faire. Ou parce qu’ils n’ont pas besoin de le faire, parce que déjà bien en selle professionnellement (c’est le post-publish-or-perish). Et ça expliquerait que la large majorité des proposeurs sont en thèse, parce qu’ils ont besoin d’un dossier de publications pour espérer un poste. (Et explication corollaire : cette pratique étant moins répandue et compétitive en France, le nombre de proposeurs français est moins grand !?)

Ça dégonfle évidemment les belles illusions de la liberté et de la gratuité du savoir scientifique. Si on était encore bercé par ces illusions, ce n’est pas à raison d’avoir eu d’autres signaux d’une marchandisation du savoir… Néanmoins, il reste toujours quelque idéal en nous. C’est pourquoi on persiste, osé-je croire. C’est ce qui nous fait ouvrir nos portes au public dans des colloques. C’est ce qui nous incite à favoriser des publications en open access sur le web. C’est ce qui nous pousse à varier les formules, à faire et vouloir améliorer des outils collaboratifs, à chercher d’autres modes de diffusion et de collaboration. La réalité rude du marché du travail ne doit pas faire se refermer sur lui un processus professionnel au détriment d’une avancée dans la connaissance de la culture. La société a besoin de cette connaissance. Il faut persister, innover, s’ouvrir.

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