Le difficile art de la critique du livre numérique

Sur les traces de KerouacÉbouriffées, très personnelles, les chroniques de Louis Hamelin dans Le devoir suscitent la curiosité et l’engagement du lecteur. Placé devant un discours essayistique au sens fort, celui-ci réagit à la mise en scène du « je », à une rhétorique sautillante et digressive, à un questionnement culturel en acte. Il arrive toutefois que le chroniqueur se fasse, qui plus est sur commande, critique de livre – pire, de livre numérique. Déstabilisé, il se réfugie dans les lieux communs du genre, voire en propose une déclinaison malheureusement caricaturale. Autopsie préliminaire d’un malaise.

Hamelin est mandaté pour faire la critique d’un livre numérique produit par Ici Radio-Canada Première, la radio nationale francophone. Il s’agit d’un document qui poursuit une série radiophonique diffusée sur les ondes, Sur les traces de Kerouac, document disponible en version iBooks ou PDF. Sa chronique/critique tente de saisir de cet objet pour lui-même… mais le contenu est d’abord lourdement plombé par le contenant. Quelques cas de figure.

Contexte institutionnel et œuvre :

Combien de temps faudra-t-il au Conseil des arts et des lettres du Québec, qui mène en ce moment des « chantiers de réflexion » sur l’interdisciplinarité et le « renouvellement générationnel », entre autres, pour considérer le roman numérique pur comme un genre littéraire à part entière ? Ce jour-là, l’écrivain, qui doit déjà partager les maigres bidoux des subventions à la création avec des conteurs — ces artistes de la scène qui, sans avoir jamais eu à coucher un mot par écrit ailleurs que dans un formulaire, se voient traités en littérateurs par l’institution —, l’écrivain, dis-je, devra aussi disputer son pauvre butin à des équipes de concepteurs Web et de designers de contenus.

Après une tirade sur le passage faisant état des obligations liées au développement d’une version tablette du journal, c’est le lustre du métier d’écrivain – et le financement de celui-ci – qui conduit à une première dérive. Se plaint-on que l’écriture de tel roman dont on discuterait dans une critique a été rendue possible par une généreuse bourse du Conseil des arts, nuisant ainsi à plusieurs autres créateurs qui en auraient eu davantage besoin ? Convoquer les paramètres subventionnaires des productions culturelles, c’est dérouter passablement l’enjeu central du texte.

Embarras technique :

Car contenu il y a, et de l’enrichi super-plus, mes bons amis, avec de l’interactivité tout plein dont, indécrottable grosse bête, je n’ai guère pu profiter, pogné que je suis avec le préhistorique OS X 10.8.5 de mon Mac en PDF.

Y a-t-il lieu de reprocher au papier bible des volumes de La Pléiade de boire le gras des doigts des mangeurs de frites que nous sommes, ledit papier devenant de la sorte translucide et fragile ?

Interface, manipulation :

Sinon, que dire de ce livre numérique ? Ça se lit comme une histoire pour enfants, avec de belles illustrations en couleurs. Le texte est encapsulé, éclaté en un semis de notations et de citations qui surnagent au milieu de la prépondérante iconographie.

Se désole-t-on qu’un atlas comporte des cartes ? Qu’on doive tourner les pages d’un roman ? Pourquoi relever ce rendu graphique et le dénigrer, si tel était le projet retenu par leurs artisans ? (je n’oserai pas le mot « écrivains » ici, on comprend que ça serait pure provocation).

On notera enfin la caractérisation fautive du format du livre :

On parle ici, je le précise, non pas de la version électronique d’un ouvrage aussi édité sous la forme d’un volume, mais d’un livre qui, dans sa conception et son esprit même, appartient à l’univers du Web.

Il est vrai qu’il ne s’agit pas de la version numérique (« homothétique ») d’un livre ayant été publié parallèlement sous format papier/régulier. Toutefois, le seul lien avec le web, c’est l’esthétique graphique du livre (et, au fondement du livre, un partage des mêmes codes – l’epub dérivé utilisé par iBooks étant un site web lisible de façon autonome). Bien au contraire, le livre n’est pas attaché au web, car le livre est portable – et plus encore avec sa déclinaison PDF… – les images, les audios et les vidéos étant embarqués dans le fichier de sorte que l’on se détache du web, du réseau, de la connexion. On pourra sans difficulté lire ce livre numérique au fond des bois, à la seule condition que la tablette soit bien rechargée…

C’est que le livre ne correspond pas à l’idée du livre (biographique) attendu : « Rien pour se prendre la tête », résume Hamelin, basculant le projet dans une légèreté somme toute délétère pour la littérature. L’évidence qui clôt son article,

à savoir qu’un ouvrage numérique de cette espèce est encore loin, bien loin de menacer la substantifique moelle d’une bonne biographie solide, qui radiographie son sujet et fouille où ça fait mal plutôt que de surfer sur la légende

montre bien, d’une part, la critique forte qu’il formule à l’égard du projet (et qu’il argumente, peut-être rapidement mais tout de même) – le livre peut la mériter, comme toute entreprise discursive peut être jugée intéressante/impertinente/insuffisante/badine… –, mais souffre d’autre part d’un télescopage parfaitement vicieux, laissant entendre que le fond ne pourra jamais satisfaire aux attentes des lecteurs s’il emprunte cette forme.

*  *  *

Le lecteur est placé devant un parti pris du modèle du livre, souffrance de sa nostalgie dans un projet qui n’en a pas la visée, qui en déplace les potentiels et les moyens. L’idée de livre, contrairement à ce que l’on croit, est en mouvance. Rappelons l’apparition du format poche il y a un siècle, la multiplication par toutes les avant-gardes et les milieux artistiques de livres-objets, des essais formés de textes parus dans des journaux, la peinture sur les tranches de livres (du Moyen Âge au 19e siècle), des romans construits par l’accumulation de petits épisodes ou insérant des capsules historiques, l’édition artisanale, des rendus graphiques réfléchissant la complexité narrative (pensons à House of Leaves)… Le livre numérique n’est qu’un embranchement parmi d’autres. Ne reste qu’à accepter que lire, c’est s’engager sur la route sans savoir quelle destination nous attend, ni quel parcours sera nécessaire pour l’atteindre.

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