Études littéraires : apprendre l'art de s'émouvoir ?

Pour certains, l’idée même des études littéraires reste fondamentalement bizarre. Comment enseigner la littérature, puisqu’on n’a qu’à ouvrir un roman et… lire ?

Les sciences humaines en général ont ce beau défi de faire valoir leur intérêt comme discipline, comme science… Beau défi ? Enfin, un défi constant, pas toujours joyeux, que celui d’expliquer le principe de la recherche en sciences impures à un collègue des sciences inhumaines. Pas de faits ? pas d’expériences pouvant être reproduites ? Elle est où, la recherche ?

Cette remise en question s’en prend même parfois à l’enseignement même de la littérature. Chose plus étonnante encore (les littéraires n’en sont pas à un paradoxe près), elle vient généralement de l’intérieur. À titre d’exemple, cet article de Bruce Fleming dans The Chronicle of Higher Education, forme de publicité pour son récent essai What Literary Studies Could Be, and What It is. Difficile d’imaginer une forme de bashing plus accomplie que celle-ci…

Students get something out of a book by reading it. Love of reading was, after all, what got most of us into this business to begin with. We are killing that experience with the discipline of literary studies […]

The major victory of professors of literature in the last half-century — the Great March from the New Criticism through structuralism, deconstruction, Foucauldianism, and multiculturalism — has been the invention and codification of a professionalized study of literature. We’ve made ourselves into a priestly caste: To understand literature, we tell students, you have to come to us. Yet professionalization is a pyrrhic victory: We’ve won the battle but

 lost the war. We’ve turned revelation into drudgery, shut ourselves in airless rooms, and covered over the windows.

Je comprends tout à fait la position de Fleming : le jargonnage littéraire est rébarbatif et castre pour une part le plaisir de lecture ; il y a eu par le passé des abus notoires dans l’exercice de théorisation littéraire (où finalement la littérature était complètement larguée). Bref, comme dans tout, la modération a ses vertus.

*   *   *

Ce à quoi je m’oppose toutefois, c’est l’idéalisation extrême de la littérature comme nourriture de l’humanité. 

The vast majority of students don’t even want to be professors: They’d like to get something from a book they can use in their lives outside the classroom. What right have we to forget them?

By watching Emma [Bovary]’s torture they may — just may — avoid living it out themselves. That is the kind of use to which literature, and its teaching in college, can legitimately be put.

Reading literature can change their lives — and ours. […] I, a straight white American male, can see myself in a black character or a female one, understand a point made by a dead Russian or a living Albanian, meditate on an abstract point made by an anonymous author. But that equally means that an X reader (say, black, gay, Albanian) need not read an X author (or character?) to get something from a work. Reading literature doesn’t require us to check our list of identifying adjectives to see if we’ll understand. Instead, we just have to dive in. Maybe

 we’ll sink, maybe we’ll swim. Nobody can tell beforehand. That’s the beauty of books.

Interaction with literature can never be the basis of a systematic undertaking: It’s all too scattershot. All we can do is describe the sense of looking up from a page full of little black and white squiggles with the feeling that suddenly we understand our own lives, that names have been given to things that lacked them, and that the iron filings that hitherto were scattered about have configured into a clear pattern. Things are different now — somehow. Maybe that will cause us to act differently, maybe not.

Prêcher qu’il faut s’inspirer de la littérature afin de mieux comprendre l’humanité, d’y voir l’explication des maux humains, d’étudier la société à travers des œuvres qui nous offriraient un rayon-X sur un plateau d’argent… Il y a une psychologisation à outrance dans l’évaluation de la portée de la littérature. C’est comme si, en quelque sorte, Fleming demandait aux professeurs en art d’apprendre à leurs étudiants comment s’émouvoir devant un tableau de Van Gogh. Il y a une marge entre l’expérience personnelle d’appréciation et d’interprétation de l’œuvre d’art et la capacité de jeter un regard distant sur une production culturelle, d’en comprendre les tenants et aboutissants.

L’objet de la littérature est très certainement de se pencher sur l’humanité. L’objet des études littéraires est toutefois de voir pourquoi on en parle de cette façon, comment des écrivains y parviennent et quelles conditions socio-historiques permettent qu’on en parle… Les études littéraires ne sont pas la philosophie, ne sont pas la sociologie. Étudier des œuvres littéraires, c’est se demander : comment parvient-on à dire… (un sentiment, une représentation du monde / d’une société). C’est comprendre comment une œuvre parvient à construire et à transmettre un message ; c’est comprendre comment un lecteur (avec un bagage, des compétences et une inscription historique) parvient à recevoir ce message, à le lier à des lectures antérieures, à son monde.  Étudier la littérature, c’est constamment faire le constat du miracle du langage : faire voir le monde, un monde, à l’aide de mots. S’il y a lieu d’apprendre à des étudiants à s’émouvoir, c’est qu’il faut susciter l’émerveillement devant la capacité de l’humain à dire, à transmettre, à construire.

En ce qui concerne les étudiants : c’est le vieil héritage classique que les professeurs de lettres tentent de leur léguer à travers leur parcours : une maîtrise du discours, une capacité de lecture. Former des gens qui sauront repérer et interpréter la manipulation du discours dans notre société, entraîner des gens à maîtriser une rhétorique non pas dans le cadre fermé de la loi et de la justice mais bien dans la vie quotidienne et dans l’art : c’est certainement une mission fondamentale. Dans notre société de la sur-information, la rhétorique sera notre meilleure arme. Si la lecture de Calvino, de Montaigne, de Poe et de Sterne amène les générations montantes à comprendre le pouvoir du langage, les professeurs d’études littéraires auront ainsi largement contribué au meilleur fonctionnement de la société de demain.

(photo : « Miti Mingi Secondary School, Kenya », teachandlearn, licence CC.

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Le rôle de la critique

criticArts & Letters Daily me pointe ce matin une recension d’un récent ouvrage, The Death of the Critic, qui ose ramener le débat sur le rôle à jouer par les critiques littéraires dans l’évaluation des œuvres contemporaines — toute la question de la valeur. Refusant le désengagement couramment prôné (sur la base de l’argument que l’opinion de l’un vaut bien celle de l’autre), Rónán McDonald tient un discours étonnant (dans son articulation) sur le rapport entre le jugement provenant de la Tour d’ivoire et la construction d’une opinion commune sur les œuvres (dans les mots de John Mullan, auteur de la recension):

[McDonald] argues that the demise of critical expertise brings not a liberating democracy of taste, but conservatism and repetition. “The death of the critic” leads not to the sometimes vaunted “empowerment” of the reader, but to “a dearth of choice”. It is hardly a surprise to find him taking issue with John Carey’s anti-elitist What Good Are the Arts? (2005), with its argument that one person’s aesthetic judgement cannot be better or worse than another’s, making taste an entirely individual matter. McDonald proposes that cultural value judgements, while not objective, are shared, communal, consensual and therefore open to agreement as well as dispute. But the critics who could help us to reach shared evaluations have opted out. The distance between Ivory Tower and Grub Street has never been greater.

Comme le signale Mullan, une grande qualité de cette réflexion réside probablement dans la nuance et l’ouverture de McDonald. Ainsi tend-il à condamner non pas tant le structuralisme et le post-structuralisme (comme sources de la défection de la critique littéraire sur la question de la valeur) que les cultural studies — mais le fait-il encore en prenant garde de ne pas condamner unilatéralement :

Cultural studies may have been anti-elitist, refusing distinctions between high and low, proper and popular, but it doomed the academic to irrelevance outside the academy. “If criticism forsakes evaluation, it also loses its connections with a wider public.” He is a tolerant enemy to anti-evaluative criticism. Reviewing the rise of Cultural Studies, he even concedes that it might for a while have been salutary to have “an amnesty on the idea of objective quality”. Neglected works and unheard voices have been recovered. Even though he dislikes Cultural Studies, McDonald relishes much that we would call “popular culture”, and clearly believes that cinema, television and pop music deserve good critics too.

Si on avait déjà vu poindre de nouveau la réflexion sur la valeur dans le domaine francophone (ici et ), il faut se réjouir de cette ouverture dans la chamboulée sphère anglo-saxonne.

Difficile par ailleurs de ne pas voir dans ce retour vers la compétence des littéraires une confirmation de la nécessité, dans le déluge informationnel et discursif contemporain, de ressources agissant comme des filtres — de la bibliothéconomie aux carnets scientifiques. Retour qui se fait avec toute la circonspection utile, avec un besoin non pas d’autorités absolues (toutes sont relativisées, à coup sûr) mais de guides, dont on connaîtra avec profit les biais et les allégeances.

(photo : « everyone’s a critic », jontintinjordan, licence CC)

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Théorie littéraire et culturalisme

La revue La lecture littéraire (U.Reims / CRLELI) lance un appel à contributions assez intéressant, dans son propos et dans ce qu’il révèle de l’état de la réflexion sur la théorie littéraire en France. Conjuguant théorie et études culturelles, c’est toute la question du statut de l’art qui est réactivée :

tout texte, qu’il soit ou non présumé littéraire, peut sans doute être replacé dans une histoire culturelle des représentations qui en éclaire différents aspects.

Dès lors, pour certains, il n’y aurait plus de différence à établir, au sein du vaste ensemble des productions culturelles, entre objets usuels et objets artistiques, production de masse et production de qualité. Tous les objets, textuels ou non, relevant de la culture seraient également dignes d’intérêt.

D’autres continuent toutefois à distinguer l’activité artistique de l’ensemble des pratiques humaines. […] Ce qui revient, plus nettement peut-être, à ne pas considérer de la même façon toutes les productions culturelles.

Littérature et études culturelles doivent-elles s’exclure ? Peuvent-elles dialoguer ? Comment envisager leur relation ?

C’est le choc des classes qui émerge ainsi, le choc des classes sociales et celui des niveaux de littérature, la culture populaire innervant le champ restreint en un melting-pot déstabilisant. Mais y a-t-il lieu de discriminer les pratiques ? Ici entrent en conflit les notions d’art, d’esthétique, de culture ? simple complexification de la traditionnelle opposition entre l’artisan et l’artiste ?

Les réponses qui seront proposées se révéleront fort emblématiques de la position des intellectuels français sur la recherche dans les humanités ainsi que du statut de la littérature et de la culture dans la société européenne.

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Le savoir des genres

savoir.jpg La recherche sur la théorie des genres se poursuit, avec un résultat fort stimulant ici (collectif suivant la tenue de deux journées d’étude)…

La licorne, no 79 (2007)
Dossier Le savoir des genres
Etudes réunies et présentées par Raphaël BARONI et Marielle MACÉ

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Influence, copie et propriété : vers une conception étendue de l'allographisme ?

Suivant l’invitation de Ben Vershbow (sur if:book), je traverse l’article de Jonathan Lethem, « The Ectasy of Influence », publié dans le Harper’s. Propos intéressant, fondé sur le principe que dans la culture, le plagiat, l’emprunt et l’allusion sont des pratiques courantes, voire fondamentales. La tonalité de son article va plutôt du côté du droit, en raison des enjeux posés par le copyright et la propriété intellectuelle (il fait allusion ironiquement aux scouts qui devraient payer des droits d’auteur pour entonner quelques chansons autour du feu de camp). Il en vient à prôner pour « a commons of cultural materials ».

Il émet quelques hypothèses intéressantes, ici sous la forme d’énoncés efficaces (« Blues and jazz musicians have long been enabled by a kind of ?open source? culture »), là dans sa façon de décrire les phénomènes (l’inexistence probable des Simpsons si ces emprunts n’étaient plus possibles). Je ne reprends pas tous ses arguments (food for thought, pour un autre jour), mais cette question de la copie, décidément d’actualité avec la réflexion sur les DRM des pièces musicales, me ramène à Goodman et à Genette :

Even as the law becomes more restrictive, technology is exposing those restrictions as bizarre and arbitrary. When old laws fixed on reproduction as the compensable (or actionable) unit, it wasn’t because there was anything fundamentally invasive of an author’s rights in the making of a copy. Rather it was because copies were once easy to find and count, so they made a useful benchmark for deciding when an owner’s rights had been invaded. In the contemporary world, though, the act of ?copying? is in no meaningful sense equivalent to an infringement?we make a copy every time we accept an emailed text, or send or forward one?and is impossible anymore to regulate or even describe.

Son parallèle avec le courriel est certes abusif, mais il a le mérite de faire émerger la dématérialisation des ?uvres en mode numérique. Revenons en arrière : Nelson Goodman a établi la différence entre des ?uvres en régime autographique (dépendantes de l’historique de production, et dont la reproduction appelle la contrefaçon) et les ?uvres en régime allographique (reproduisibles en raison de la conformation à un original qui permet de corriger toute non-concordance). Gérard Genette, dans L’?uvre de l’art (voir ici un compte rendu parmi tant d’autres), poursuit cette réflexion, en tentant notamment de préciser les modalités possibles de relation allographique. Il distingue notamment les propriétés d’immanence (propriétés renvoyant à l’identité du texte) des propriétés de manifestation (propriétés contingentes, reliées à telle copie de l’?uvre).

En mode numérique, n’observe-t-on pas un passage vers une existence des ?uvres qui délaisserait les propriétés de manifestation ? C’est un peu ce qui se cache derrière les anciennes versions numérisées de classiques littéraires, lorsqu’on recourait à du simple texte (de l’ASCII pur)… difficile pourtant aujourd’hui de faire abstraction de la mise en forme de l’information, tout comme cette idée d’une existence en dehors de sa manifestation semble impossible à envisager pour la musique (le choix de l’instrumentation, la performance, la phonographie laissant moult traces qui identifient l’?uvre). Mais cette identité musicale réside-t-elle dans la séquence imaginée des notes ou n’inclut-elle pas l’ensemble de ces paramètres ? N’en est-il pas de même en littérature, alors que les ?uvres investissant la textualité même du livre (ou du support) se multiplient, ce travail de mise en page étant parfois aussi significatif que le texte lui-même ? (pensons à House of Leaves ou à Apikoros Sleuth…)

On dirait que les pratiques artistiques, voyant arriver le règne d’une circulation libre de leur immanence, se réfugiaient dans leur manifestation pour s’agripper à leur occurrence matérielle… Pourtant, on n’arrêtera pas pour autant la circulation des imaginaires, qui nous permet de se raconter l’histoire de tel film ou de tel roman, et ainsi produire un bagage culturel à reprendre, à réécrire, à recomposer.

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