Le long, le bref et le truchement numérique

Je laisse ici le texte et la présentation de ma communication dans le cadre du colloque sur les cultures numériques organisé par Milad Doueihi à Québec, du 14 au 16 septembre 2011. (Le texte n’est pas nettoyé de ses éléments contextuels et autres marques d’oralité.)

TextePrésentation

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Addenda du 19 septembre : difficile d’être plus en phase avec Hubert Guillaud : « C’est la nature même des livres qui est en train de changer », reprenant les paroles de Jon Meacham, editor chez Random House.

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Les limites de la socialité de la lecture

J’ai depuis longtemps des réserves sur l’idée que la lecture (et sa sauvegarde, en quelque sorte) doit passer par sa dimension sociale. Réticence intuitive, pas nécessairement lourdement argumentée, mais persistante. Je ne nie pas qu’il y ait une grande importance dans le fait de parler de nos lectures, de faire des recommandations (positives ou négatives) ; c’est là la dimension fondamentalement culturelle (au sens de ce que l’homme acquiert et transmet) du geste de la lecture. Ce sont ses incarnations technologiques qui me laissent perplexe (et parfois complètement froid). Larges ressources de recommandation (sites de commentaires à n’en plus finir), modules d’annotation des textes, mise en lien des lecteurs… Il me semble y avoir dans cette idée de la lecture sociale une bonne part du mythe de la communauté ouverte et égale, sans frontière et surtout sans problème lié à cette ouverture. Comme si la quantité, à partir d’un certain stade, était le garant de la qualité.

Je suis indubitablement influencé par ma position : dans le monde académique, l’un des premiers apprentissages que l’on tente de favoriser, c’est l’ouverture sur la diversité des lectures possibles, mais avec le rappel nécessaire que toutes les lectures ne se valent pas. Le compte rendu dans un journal n’a pas la même portée interprétative qu’un article de vingt-cinq pages ; l’un n’est pas plus mauvais que l’autre, en autant que l’on tienne compte du fait que ces deux textes n’ont pas la même visée (susciter l’intérêt / approfondir une piste de lecture). Leur comparaison suppose une bonne mise en contexte afin d’apprécier leur valeur propre.

L’idée de lecture sociale tend à couvrir un large spectre : du commentaire général sur un livre, de façon très globale, à une annotation fine du texte dans ses marges. S’agit-il vraiment du même geste, avec une portée similaire ? Il me semble que l’on tend ainsi à confondre la visée associée à la réaction d’un lecteur. D’une part, un commentaire d’accompagnement, qui se construit comme un discours sur, autonome de son objet. C’est le registre des Goodreads et autres Babelio. (Christian Liboiron fait un petit inventaire des sites sociaux autour du livre ; les caractéristiques attendues avaient été annoncées plus tôt). Pas ma tasse de thé, mais je peux comprendre l’intérêt pour d’autres. D’autre part, l’adjonction, en marge d’un texte que l’on lit, des commentaires de tous les lecteurs du monde qui voudraient annoter telle phrase, telle image, telle idée. Il s’agit d’un discours avec, qui ne peut être lu en-dehors de son lieu de rattachement (habituellement), car le référent est pointu et circonstanciel. La lecture, inévitablement, sautille entre le texte et son paratexte.

Nicolas Langelier fait justement écho à l’envahissement de la lecture, que ce soit en raison de la dimension augmentée du livre (ajout de vidéos, de fonctionnalités…) ou de sa dimension connectée (lien aux réseaux sociaux). Cet écho se présente sous l’angle de la nécessité de la concentration, du silence, du recueillement, en quelque sorte. (Dommage que la défense de telle position ait toujours l’air un peu anti-technologique — dans son cas, quel contre-sens!) C’est pourtant un récent article de Bob Stein qui m’a d’abord ramené ce questionnement en tête. Il y évalue la portée d’un petit texte antérieur, où il tentait d’élaborer une « taxonomy of social reading ». Constat : même si sa proposition s’inscrivait dans CommentPress (qui permet l’annotation de chacun des paragraphes d’un texte de façon étonnamment aisée), peu se sont prévalu de cette occasion de s’exprimer. Son argumentaire m’a un peu dérangé :

The resistance to public commenting isn’t surprising; it’s just not yet part of our culture. Intellectuals are understandably resistant to exposing half-baked thoughts and many of them earn their living by writing in one form or another, which makes the idea of public commenting a threat to their livelihood. [I’ve long proposed the inverse law of commenting on the open web — the more you’d like to read someone’s comments on a text, the less likely they are to participate in an open forum.]

Changing cultural norms and practices is a long haul.

La cible est-elle la bonne ? S’agit-il d’un absolu qu’il faut atteindre ? Oui, évidemment, l’expression libre de tout un chacun est une visée démocratique, qui ouvre au dialogue, etc. Mais considérant le haut babillage médiatique qui nous entoure, la véritable question n’est-elle celle du balisage du dialogue ? Échanger, c’est parler, bien sûr, mais parler en fonction d’un interlocuteur. En fonction d’un contexte. En fonction de qui peut écouter et éventuellement intervenir. Difficiles paramètres dans une conversation ouverte sur le monde…

Même réflexion pour les annotations d’un livre. Quel gain y a-t-il à patauger dans une possible marée d’annotations, où le texte finit par se trouver submergé par les ah et les oh d’autant de badauds du livre ? C’est la pertinence, la lisibilité de ces marginalia qui sont en cause. Difficile de prévoir qui lira quoi, comment il le lira… Plus encore : les commentaires que je laisserai à l’intention de l’un de mes proches, dont je connais le métier, les intérêts, les lectures, ils seront infiniment différents d’un commentaire général à l’attention de je-ne-sais-qui qui pourra le lire en marge de son epub à l’autre bout de la terre.

Il y a des limites à la socialité totalement ouverte. Des communautés interprétatives balisent nos lectures (Stanley Fish à l’appui). Même dans des sites ouverts qui accueillent des commentaires de lecteurs, des affinités se développent entre membres, recréant de la sorte des communautés ad hoc. Certains chercheront des recommandations larges (comme on veut savoir si un film en vaut la peine avant de se déplacer). Mais plusieurs finiront par établir des liens de confiance avec certains commentateurs — leur attribuant, sur la base de la lecture de commentaires antérieurs, une relative crédibilité, en fonction de leurs critères propres (proximité des intérêts, évaluation de la pertinence des arguments avancés ou de l’objectivité apparente des commentaires).

Qu’en est-il du constat de Bob Stein ? Qu’il n’y a pas de communauté établie autour de if:book ? Possible. Mais c’est surtout qu’il paraît se méprendre sur le phénomène à l’œuvre dans le cas qu’il observe. Ce n’est pas une question de dilution de la matière grise des intellectuels qui est ici en cause, ni même de normes culturelles contradictoires avec cette ouverture sur le web (même si ça joue, oui, on ne peut le contester). L’absolu de l’ouverture, de la socialité neutre (sans préjugés, sans classes, sans contexte restrictif) rencontre ici son Waterloo. L’échelle est trop grande, les balises du dialogue sont faiblement déterminées, l’échange ne vise pas un spectre d’interlocuteurs suffisamment clair. (C’est sans compter l’hypothèse que l’énoncé peut être fortement consensuel, d’où l’absence de rétroaction…)

Qu’en est-il des annotations en marge des textes numériques ? Je ne veux pas les voir. À tout le moins, sur demande, je pourrai consulter celles d’un proche, d’un collègue — mais ce sera plutôt par curiosité que par intérêt. Tout comme on reluque les notes laissées à la main dans un livre emprunté dans une bibliothèque. C’est une fonctionnalité foncièrement pédagogique, qui nécessite ce contexte pour lui donner sa pertinence. Rien n’empêche la discussion autour d’un texte, de passages spécifiques ; il faut toutefois en établir les balises de pertinence. Je vois bien un site qui s’intéresserait à une question donnée (l’étude de la figure de l’écrivain dans le roman contemporain, par exemple). Mais le cheminement doit se faire dans l’autre sens : depuis le discours sur vers le discours avec… l’outil doit nous conduire du propos des lecteurs vers le texte et non l’inverse. Sinon ce ne sera toujours que babils et Babel.

(photo : « Marginalia », margolove, licence CC)

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Veille de la culture numérique : des pour, des contre

L’ambition d’étudier la culture numérique est à la fois démesurée et nécessaire. Tentaculaire, la culture numérique vient rejoindre des dimensions multiples des pratiques artistiques et culturelles d’aujourd’hui, qu’elles soient totalement ancrées dans le champ numérique ou seulement en marge.

Comment dès lors contribuer à cette saisie ? Les regroupements scientifiques, les chercheurs de tous ordres et les observateurs de la culture s’y plongent, avec une frilosité ou un inconfort très variables. Leur prise en charge de ces réalités sera rapide / documentée / cadrée / approfondie en fonction de leur posture, en fonction également des moyens et perspectives disponibles (quels cadres conceptuels nous aident à rendre compte de la culture numérique ? peut-on étudier les pratiques numériques sans s’engager massivement dans les bouleversements indus par le recours à la technologie ? etc.).

La porte d’entrée consiste néanmoins à faire état du champ lui-même : qui, quoi, comment (étudier la culture numérique) ? Il paraît important, pour soutenir le développement du champ d’étude, d’opérer une veille. À titre de déblayage, quelques pour et contre l’idée d’un carnet de veille de la culture numérique :

Pour :

  • identifier les intervenants actuels du champ, éventuellement les mettre en réseau ;
  • faire connaître des travaux récemment disponibles (articles, dossiers de revue, thèses, monographies, outils) ;
  • publiciser des événements (conférences, camps, colloques, rencontres) ;
  • démontrer la masse critique de travaux dans le champ et légitimer l’objet d’étude ;
  • favoriser une distance critique permettant une étude plus objective, moins ancrée dans les mouvements infléchis par les effets de mode technologiques (nouveaux appareils, nouvelles fonctions, popularité contextuelle de modes de transmission ou de modalités de mise en réseau) ;

Contre :

  • se mettre en position passive par rapport au champ ;
  • perpétuer le décalage souvent reproché au monde académique en regard des pratiques actuelles ;
  • créer un ensemble indéterminé de manifestations, références, objets… qui ne donne pas une idée claire des lignes de force du champ ;
  • être trop en phase avec la seule actualité des travaux ;
  • avoir une perspective trop restreinte sur ce que désigne l’expression « culture numérique » ;

Alors, ces objections sont-elles fondées ? (et susceptibles d’éteindre ce projet ?) Quelques réponses possibles :

Contre-contre :

  • passivité et décalage : un carnet de veille peut recenser passivement les traces de ce champ d’étude, mais il peut également contribuer à ce dernier par des articles de synthèse, par des regards critiques (forme d’éditoriaux, de coups de gueule, d’analyses), voire des contenus inédits publiés par cette voie ;
  • ensemble indéterminé : il paraît important de tenter, dès l’étape de la veille, de saisir comment se développent la culture numérique elle-même autant que le champ d’étude qui la chapeaute ; une diversité de collaborateurs peut d’emblée offrir des visions complémentaires, par un outil qui répercutera ces sous-ensembles, ces cristallisations possiblement nouvelles en regard des silos disciplinaires actuellement connus ;
  • actualité : les regards critiques, autant que les archives du carnet et les intuitions des collaborateurs, permettent de ne pas rester en seule perspective testimoniale ;
  • perspective restreinte : chaque individu a ses zones de confort et d’intérêt ; si l’on multiplie le nombre de ces individus, on en arrive à une vision plus complexe et nécessairement plus étoffée du champ.

Œuvre collective, ouverte à une perspective critique, à de possibles contradictions internes, à une évolution de l’objet mis en veille : définition pragmatique de ce carnet. Reste à accoucher.

(photo : « Digital Basquort », kygp, licence CC)

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Étudier la culture numérique

Après avoir poussé un soupir en fin d’année dernière, j’ai tout laissé décanter. Les derniers mois, du point de vue littérature+technologie, ont été le lieu d’un bouillonnement intense, ce qui m’a conduit à un éparpillement dans diverses pistes toutes plus intéressantes/stimulantes les unes que les autres. Difficile de ne pas être fasciné par l’émergence concrète des livres électroniques, par la montée des digital humanities, par la diffusion numérique des œuvres littéraires, par les moyens qu’offre la technologie à l’exercice des études littéraires…

J’essaie, pour moi-même d’abord et avant tout, de faire un peu de ménage dans tout ça. Quelques observations et questions commencent à émerger :

  • les champs d’intervention regroupés sous l’étiquette du « numérique » sont infiniment larges et multiples et ne peuvent être fondus en une seule approche ou problématique générale ;
  • les acteurs impliqués dans ces champs se parlent a priori très peu (les bulles sont assez incroyablement résistantes, surtout lorsqu’elles calquent les silos pré-numériques : libraires, éditeurs, directeurs de revues scientifiques, auteurs/créateurs, distributeurs, universitaires (de champs disciplinaires divers), programmeurs, graphistes…) ;
  • du point de vue du chercheur universitaire, il est difficile de se mailler aux réflexions de terrain : c’est sûrement le lieu d’une observation directe sur les mutations en cours (je pense notamment aux bookcamps), mais quel apport possible à cette mouvance souvent ancrée dans des impératifs commerciaux ou techniques ?
  • pour avoir récemment suivi d’un peu plus près les initiatives du champ des digital humanities (à titre d’exemple plus inscrit dans le temps : la rédaction et la diffusion du manifeste des DH dans le sillage du ThatCAMP Paris, en mai dernier), je reste aujourd’hui avec une certaine insatisfaction (merci à Louis É. pour le dialogue qui m’a aidé à mettre le doigt sur ce qui m’irritait) : l’exercice des DH est présentement marqué par une fascination techniciste qui fait souvent perdre de vue les objets au profit de la méthode, qui permet aux techniques d’escamoter les faits culturels… mais loin de moi de vouloir jeter le bébé avec l’eau du bain, car l’avancement de ces méthodes est précieux! il faut dire que ce type de décentrement est courant lors de la mise en place de nouvelles approches, de nouvelles méthodologies — mais le renouvellement constant de la technologie me fait craindre le report constant d’une bascule inverse vers les objets, où les méthodes informatiquement assistées reprendront leur rôle d’appui à la recherche.

    Alors quoi maintenant ? Se réfugier dans les terres confortables ? Très peu pour moi. Plutôt essayer, se tromper, moduler, travailler à comprendre. Réflexe de chercheur, évidemment (comme celui de faire des tableaux, cf. plus bas), mais qui est conséquent de la distance que j’ai par rapport aux objets.

    Donc se lancer : comment organiser toutes ces alvéoles de la question numérique concernant la culture ? je n’ai pas la prétention de tout saisir. À tout le moins commencer par ce qui m’est davantage connu. Première tentative (cliquer sur l’image) :

    Premier effort : tenter de distinguer où s’insère le numérique… dans les outils pour parler de la culture ou dans les manifestations culturelles elles-mêmes. En émerge un postulat fondateur (le mien, à tout le moins) : la culture numérique, c’est autant la culture étudiée par le numérique (l’étude numérique de la culture) que l’étude de la culture en contexte numérique (la culture empreinte par le numérique).

    Deuxième effort : distinguer ce qui retient l’attention. D’où cet appel aux catégories canoniques de la création, de l’œuvre et de sa réception (qui sont peu conséquentes, je le concède, du brouillage actuel entre écriture et lecture, dans un processus qui n’est plus aussi rectiligne, cela va de soi <tentative d’éviter les rebuffades>). Découpage imparfait, mais qui permet de mettre en lumière que certains champs ont une amplitude très grande, d’autres qui ont un focus très restreint.

    Commentaires liés :

    • Évidemment, la séparation en six sous-domaines est contingente… C’est ma vision, pas nécessairement légitime (à titre d’exemple : mon intérêt pour la diffusion des contenus de la recherche me fait joindre la case du milieu, colonne de droite, qui n’a pas de lien très justifiable avec le portrait du volet littérature que je prétends dresser).
    • Découpage : il est imparfait parce que les sous-domaines se chevauchent inévitablement… Faire une catégorie avec les liseuses, c’est restreindre à une dimension technique qui est intimement liée à l’examen des modalités de sociabilité qui entourent la lecture en contexte numérique, qui est aussi liée à l’édition numérique (entendue ici comme la distribution numérique d’œuvres qui ne sont pas marquées par des fonctionnalités hypermédiatiques), etc.
    • Comme je parle avec la lunette du chercheur, le regard distant (l’étude sur…) est nécessaire dans tous les cas de figure. Et corollairement, cette flèche pourrait être en bleu dans les six schémas : la diffusion des études est toujours possible numériquement. J’ai simplement voulu montrer en quoi le processus d’étude était d’emblée numériquement déterminé.

      À quoi cela me servira-t-il ? À me rappeler que ces vases sont communicants, d’une façon ou d’une autre, mais que les déterminants internes sont forts et contraignants. À jeter un regard englobant sur l’ensemble du champ, aussi éclaté soit-il. À affirmer l’existence d’une culture numérique, qu’il faut repérer, saisir et étudier. Individuellement et collectivement (volontaires, manifestez-vous !).

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