L’ambition d’étudier la culture numérique est à la fois démesurée et nécessaire. Tentaculaire, la culture numérique vient rejoindre des dimensions multiples des pratiques artistiques et culturelles d’aujourd’hui, qu’elles soient totalement ancrées dans le champ numérique ou seulement en marge.
Comment dès lors contribuer à cette saisie ? Les regroupements scientifiques, les chercheurs de tous ordres et les observateurs de la culture s’y plongent, avec une frilosité ou un inconfort très variables. Leur prise en charge de ces réalités sera rapide / documentée / cadrée / approfondie en fonction de leur posture, en fonction également des moyens et perspectives disponibles (quels cadres conceptuels nous aident à rendre compte de la culture numérique ? peut-on étudier les pratiques numériques sans s’engager massivement dans les bouleversements indus par le recours à la technologie ? etc.).
La porte d’entrée consiste néanmoins à faire état du champ lui-même : qui, quoi, comment (étudier la culture numérique) ? Il paraît important, pour soutenir le développement du champ d’étude, d’opérer une veille. À titre de déblayage, quelques pour et contre l’idée d’un carnet de veille de la culture numérique :
Pour :
- identifier les intervenants actuels du champ, éventuellement les mettre en réseau ;
- faire connaître des travaux récemment disponibles (articles, dossiers de revue, thèses, monographies, outils) ;
- publiciser des événements (conférences, camps, colloques, rencontres) ;
- démontrer la masse critique de travaux dans le champ et légitimer l’objet d’étude ;
- favoriser une distance critique permettant une étude plus objective, moins ancrée dans les mouvements infléchis par les effets de mode technologiques (nouveaux appareils, nouvelles fonctions, popularité contextuelle de modes de transmission ou de modalités de mise en réseau) ;
- …
Contre :
- se mettre en position passive par rapport au champ ;
- perpétuer le décalage souvent reproché au monde académique en regard des pratiques actuelles ;
- créer un ensemble indéterminé de manifestations, références, objets… qui ne donne pas une idée claire des lignes de force du champ ;
- être trop en phase avec la seule actualité des travaux ;
- avoir une perspective trop restreinte sur ce que désigne l’expression « culture numérique » ;
- …
Alors, ces objections sont-elles fondées ? (et susceptibles d’éteindre ce projet ?) Quelques réponses possibles :
Contre-contre :
- passivité et décalage : un carnet de veille peut recenser passivement les traces de ce champ d’étude, mais il peut également contribuer à ce dernier par des articles de synthèse, par des regards critiques (forme d’éditoriaux, de coups de gueule, d’analyses), voire des contenus inédits publiés par cette voie ;
- ensemble indéterminé : il paraît important de tenter, dès l’étape de la veille, de saisir comment se développent la culture numérique elle-même autant que le champ d’étude qui la chapeaute ; une diversité de collaborateurs peut d’emblée offrir des visions complémentaires, par un outil qui répercutera ces sous-ensembles, ces cristallisations possiblement nouvelles en regard des silos disciplinaires actuellement connus ;
- actualité : les regards critiques, autant que les archives du carnet et les intuitions des collaborateurs, permettent de ne pas rester en seule perspective testimoniale ;
- perspective restreinte : chaque individu a ses zones de confort et d’intérêt ; si l’on multiplie le nombre de ces individus, on en arrive à une vision plus complexe et nécessairement plus étoffée du champ.
Œuvre collective, ouverte à une perspective critique, à de possibles contradictions internes, à une évolution de l’objet mis en veille : définition pragmatique de ce carnet. Reste à accoucher.
(photo : « Digital Basquort », kygp, licence CC)
C’était justement une de mes critiques (coup de gueule?) récentes, soit l’absence de carnet faisant la vigie du numérique au Québec. J’espère voir ce carnet de veille bientôt! 🙂
On appelle ça arriver au bon moment 🙂 Ça ne sera sûrement pas limité au Québec, toutefois, mais plutôt ouvert (depuis le monde francophone, mais pas pour autant restreint à lui).
Merci pour ce billet. C’est très très intéressant! Je m’intéresse aussi à cette «culture numérique» axée (surtout) sur la créativité transmédia.
Mais peu importe le champ d’intérêt, la culture numérique existe dans l’écosystème de toute façon, il suffit de trouver son intérêt. Ce qui compte c’est le principe du mot-clé. Le secret est dans le mot-clé si je peux m’exprimer ainsi. La culture numérique trouve sa base dans la recherche. Et c’est là que l’individu amène sa propre dimension. Deux individus devant un moteur de recherche ayant le même objectif n’auront pas les mêmes mots-clé pour trouver ce qu’ils cherchent. C’est fascinant. Et oui, la veille est importante, mais il faut aussi faire confiance au «timing» pour ne pas s’étourdir devant cette masse d’informations. Sinon, celui qui veille n’aura plus le jugement nécessaire pour faire la part des choses entre une information pertinente ou dépassée.
Bref, on pourrait en parler longtemps!
Continuer d’écrire, j’adore 🙂
Marie Eve Berlinger
Merci du commentaire… J’aimerais bien vous entendre un peu plus sur la créativité transmédia, sur son étude, sur la façon d’en parler. Sinon : mots-clés, timing… et sérendipité, oui!
La « culture numérique »? Existe-t-il une telle chose? haha 😉 Je blague un peu, j’ai beau lire et relire ton billet, mais je ne saisis pas l’essentiel, c’est-à-dire, ce que tu entends par « culture numérique »…Veux-tu dire culture hypermédiatique? plutôt liée à l’Internet ou vraiment tout ce qui à trait au numérique?
Et dans un deuxième temps, j’ai l’impression que tu t’intéresses simplement au champ d’étude de la culture numérique comme quelque chose qui permet de saisir la culture numérique, comme si le champ d’étude n’était pas complètement lui-même engouffré par le champ de la culture numérique de manière générale. Enfin, peut-être que je saisis mal, mais il me semble que pour comprendre la culture numérique, il faut comprendre les productions académiques comme des « pratiques numériques » parmi TANT D’AUTRES (c’est le propre du numérique, l’aspect participatif à tous les niveaux, car s’il y a bien une culture qui s’auto-documente sans les intellos, c’est bien celle-là!!!) au sein d’un champ beaucoup plus vaste. Le champ d’étude ne « chapeaute » aucunement la culture numérique et ne lui est nullement dissocié…
Bon, juste une opinion! 😀
Bonjour Paule… merci de tes interrogations… une partie trouveront réponse dans l’entrée précédente (en ce qui a trait à ma conception de ce que peut être « culture numérique » : http://carnets.contemporain.info/audet/archives/728). Tu me diras si ça t’éclaire ?
Merci! En fait, mon commentaire faisait suite à la lecture de ces deux posts…Pas clair pour moi…
Hum… Il me paraît utile de rappeler deux choses : toute culture aujourd’hui n’est pas nécessairement numérique ; les déclinaisons des pratiques culturelles où le numérique intervient sont nombreuses et souvent étudiées pour elles-mêmes (et non d’un regard d’ensemble). Donc l’hypermédiatique n’est qu’un secteur de ce champ plus large et il faut l’étudier — mais il est une manifestation parmi d’autres. Donc : « culture empreinte par le numérique » correspond à tout un pan de la culture actuelle, mais sans s’y superposer parfaitement.
Côté étude : il y a une part de la critique qui opère depuis le numérique (soit en diffusion numérique, soit à partir des technologies — c’est tout le champ, notamment, des digital humanities). Je reconnais bien sûr qu’il y a une part grandissante de la critique qui s’intègre aux pratiques culturelles (d’ailleurs, ce n’est pas spécifique au numérique : les œuvres littéraires actuelles en font un usage massif). Mais réduire la critique à une manifestation du numérique me paraît abusif (pas parce qu’on utilise l’ordi que c’est teinté par la technologie…!).
Donc pas l’un qui chapeaute l’autre, mais des portions de la culture et des portions de la critique qui sont marquées par le numérique… tout ça, je mets ça dans la catégorie de la « culture numérique »… Plus digeste ? 🙂
Oui 😀
Ça reste tellement vaste en même temps…Et j’ai l’impression que ça a plus de sens pour la littérature et le numérique que pour la « culture numérique » de manière générale…
« pas parce qu’on utilise l’ordi que c’est teinté par la technologie (numérique) »
Là-dessus, suis pas d’accord!! hihi
Nécessairement vaste, oui, Paule… Et peut-être plus sensible pour la littérature — mais j’aimerais bien te lire sur les différences avec des champs artistiques autres ! À quel niveau est-ce que ça se joue différemment ? Pourquoi ça ne collerait pas pour l’art web, pour la musique ?
Ordi / incidence numérique : caricature, à l’évidence… Je vois toujours cette figure de l’écrivain qui utilise l’ordinateur comme une machine à écrire (il tape, il imprime, il corrige à la main… comme Balzac qui réécrivait une partie de ses romans sur épreuves!).
Peut-être que ça collerait…Pour une étude sociologique (genre bourdieusienne) classique de ces « formes » d’art, mais ça ne serait pas productif, dans certains cas…
Je trouve que la culture numérique est un plus un état d’esprit que quelque chose à étudier du point de vue de la réception-diffusion-production ou des rapports de forces entre des « agents ». Pour l’art contemporain, cela nous donnerait probablement le même résultat que dans les années ’20. Ces catégories m’apparaissent à moitié productive pour comprendre l’art Web, sa spécificité par rapport à un art non numérique, genre la performance qui, du point de vue sociologique, a une situation similaire. Alors que du côté littérature, c’est différent, je crois. Avec le numérique, ce schéma s’est transformé pour la littérature. Alors que dans l’art contemporain, ce bouleversement s’est fait bien avant l’avènement du numérique et ne montre en rien la spécificité de l’art dans sa rencontre avec le numérique, ce n’est pas dans ce schéma qu’elle se situe…C’est en partie pourquoi je trouve l’approche sociologique proposée (telle que je la comprends…) un peu réductrice pour parler de la culture numérique de manière générale.
Je trouve important de comprendre les structures sociales, certes, mais encore plus d’étudier les manifestations de cette culture, esthétiques en autres, dans la mesure où elles révèlent cet état d’esprit qu’est la culture numérique.
Désolée pour les coquilles everywhere, j’écris vite.
Cela dit, je commente compulsivement parce que je trouve tes deux billets vraiment intéressants et que ça relance ma réflexion sur la question…Chose que j’ai omis de te dire!
Je vois mieux l’objet de tes réticences, Paule. Je ne ferai pas un bourdivin (!) de moi-même… ces schémas visaient simplement à tenter de montrer à quels aspects s’intéressaient les grands secteurs actuellement mobilisés dans la réflexion sur livre/numérique/ebook/digital humanities.
Mon intérêt reste toujours celui de la poétique, tout en gardant un oeil sur les enjeux de diffusion… Donc l’aspect sociologique se perd à travers une mer de considérations que je souhaite le plus variées possible. Car la question de la culture numérique dépasse largement le positionnement sociologique de la culture! Et il faut défendre cette posture scientifique…
Oui, je comprends bien avec la filiation du livre…Je ne suis pas très connaissante en la matière, mais j’ai eu une séance de séminaire de doc sur la question aux states la session dernière (du livre au numérique) et c’était vraiment intéressant, je me disais justement, pendant ce séminaire, que l’on ne pourrait pas faire une telle analyse en arts visuels, genre, de la peinture/sculpture au numérique, ça n’aurait pas de sens, ce serait beaucoup trop vaste et complexe, il y a trop de formes d’art qui entre en jeu et aucune « coupure » radicale, enfin une qui semble être advenue avec Duchamp selon à peu près tous les historiens d’art…Enfin, c’est assez fascinant, on ne peut tout simplement pas les aborder de la même manière (art et littérature)…C’est ce qui rend encore plus complexe l’idée d’une « culture numérique » à l’heure actuelle. Je cherche encore un point de rencontre théorique. Les oeuvres hypermédiatiques sont des manifestations fascinantes pour cette recherche.
Je continue de réfléchir…
Merci René 😀
Trop complexe : sûrement, en raison de l’éclatement des pratiques… mais il y a sûrement des moments de transition où le support n’est plus complètement physique mais commence à intégrer des composantes numériques (entendre : virutalisées, non pas simplement électroniques). Ce serait alors sûrement du point de vue des manifestations des œuvres (effets de présence (!), ubiquité, possibilités de dissémination, intégration d’autres œuvres ou matériaux) que l’on pourrait tenter de les saisir…
Il me paraît évident que les réflexions en histoire de l’art sont plus engagées dans la compréhension de ces bouleversements que celles en études littéraires, qui restent encore coincées dans le paradigme de la transposition (du papier vers le numérique).
Y aurait-il des points de contact stimulants entre les différentes productions culturelles, outre des généralités sur le monde virtualisé ?
Y aurait-il des points de contact stimulants entre les différentes productions culturelles, outre des généralités sur le monde virtualisé ?
Oui, beaucoup, je trouve!
En fait, je crois que c’est LA production culturelle singulière qui permet de développer à ce sujet, par exemple une oeuvre hypermédiatique intégrant le son, l’image, la photographie, la vidéo et le texte. Une telle oeuvre ne nous donne pas le choix de comprendre les points de contacts, voire de comprendre le numérique pour ce qu’il propose comme expérience « théorique » (selon moi) : une absence de frontière disciplinaire. C’est pourquoi je crois qu’il ne faut plus séparer totalement les champs d’étude (littéraire, artistique) lorsqu’il est question de culture numérique. Il faut penser d’entrée de jeu à partir du multimédia, et non à partir des différents médias. Il faut d’abord comprendre les phénomènes de la transmédiatisation de masse et du « remediation » (ou délocalisation selon Bourriaud) et voir ce que ces phénomènes numériques ont engendré sur la pratiques artistiques, académiques et quotidiennes (pour tous). Car elle est partout cette culture numérique, le monde académique représente si peu… Je le répète, mais pour moi la culture numérique est un « état d’esprit » (que j’appelle l’effet de présence, évidemment, mon sujet de thèse 😉 ), car, comme tu le disais, je peux utiliser un ordi comme machine à écrire ou mettre en oeuvre le dispositif avec conscience de ses modalités propres. C’est pourquoi je crois qu’il faut le définir à partir des productions culturelles et des comportements que celles-ci traduisent. J’entends par « productions culturelles » les oeuvres hypermédiatiques d’une part, mais aussi tout tout tout le reste, genre, cet échange de commentaires sur ton blog! Qui participe de la culture numérique (même si on veut l’étudier, la discuter ici, cette manière de faire devrait aussi être étudiée). « Participation » est la prémisse de cette culture pour moi qu’on ne peut connaître qu’en étant engagé dedans. Il faut donc également transformer notre manière de « faire » de la théorie, c’est de la théorie participative et engagée qui n’a pas de recul sur son objet!
Petit retour rapide, Paule : oui bien sûr pour regard orienté depuis transmédiatisation ou remediation… mon seul regret est que ces étiquettes perpétuent les séparations génériques/médiatiques antérieures et tablent principalement sur un discours de l’effacement des frontières, de la dissolution, de l’impureté — alors que j’ai l’impression que depuis l’intérieur de la culture numérique, cet « exploit » (mélange des médias) n’en est pas un, mais plutôt l’opération primitive de création (de la même façon qu’un peinture utilisera conjointement l’acrylique et le crayon, si ce sont deux outils qui lui apparaissent complémentaires). C’est peut-être là une trace de cet état d’esprit différent dont tu parles.
Théorie participative : oui, j’abonde. Mais l’absence de décalage temporel (typique des institutions) ne veut pas dire qu’il n’y a pas de distance critique, c’est la nuance à laquelle je tiens.
Je comprends ce que tu veux dire quand tu dis « cet exploit n’en est pas un » (avec toutes l’enthousiasme qui vient avec ce genre ce conception). Je ne vois pas cela comme un exploit ou une révélation, mais bien comme une « expérience théorique » intéressante…Encore une fois, je me situe dans l’expérience et non de l’extérieur…Je suis très consciente de cette présence antérieure de l’impureté, et d’ailleurs, pour comprendre l’hypermédia, je remonte à Pline L’Ancien haha 😉 Mais disons qu’elle est aujourd’hui exacerbée et qu’elle met ainsi en saillie quelque chose de plus fondamentale qui a toujours existé dans l’art. Elle en offre directement l’expérience théorique. Transmédiatisation et Remediation ne sont pas des étiquettes, mais des notions théoriques complexes et productives qui aident à problématiser cette expérience théorique. Le problème est peut-être qu’on en fait des étiquettes en les instrumentalisant, mais c’est une erreur, je crois. Instrumentaliser une notion est toujours une erreur.
Pour le deuxième point, lorsque je dis une « théorie engagée », c’est comme de l’art engagé, je veux dire, d’entrée de jeu, il y a un aspect critique! Mais il ne peut émerger de l’extérieur, enfin, il peut puisque tout le monde le fait, mais c’est terrible, je trouve. Mon commentaire s’adresse à une panoplie de théoriciens que je lis parce qu’il faut que je les lise et qu’en les lisant, je me rends bien compte que, pour la plupart d’entre eux, ils ne se sont jamais engagés dans la culture numérique. Non seulement cela, mais ils ne se lisent pas entre eux! Le point de départ est toujours extérieur comme s’il n’y avait pas déjà environ 3 millions d’articles qui ont tenté de faire la même chose. (J’exagère…à peine :D)
Ex: le manifeste des DH en France est vraiment une pauvre copie de celui de Stanford…Pourquoi ne pas avoir rebondi dessus? Je n’arrive pas à croire qu’une telle chose puisse passer dans le beurre.
Pour m’être immerger à la fois dans les théories de la cyberculture en France et celles des States, je trouve ça complètement fou!
Enfin, il y en aurait long à dire sur l’ethnocentrisme et l’individualisme qui participe malheureusement de la culture numérique, une culture de la copie en série, c’est le cas de le dire.
L’effet de nouveauté crée plus d’opportunisme que de réflexions intéressantes et originales, ça aussi, ça fait partie de la culture numérique, malheureusement…
Dans cette mer de théoriciens du numérique (et de non académiques participants qui tiennent des discours souvent plus pertinents), il faut changer notre manière de faire de la théorie et s’engager, participer, lire les autres, ouvrir. C’est une culture participative et il semble que bien des théoriciens ne comprennent pas cela. C’est ici que ça se passe…