Depuis les travaux de Roberto Busa sur l’index des oeuvres de St-Thomas d’Acquin, le domaine des médias interactifs s’est attardé au texte en tant que liste de mots (“words on a page”, Blackwell Companion to Digital Humanities, 4). L’évolution des sciences humaines assistées par ordinateur (humanities computing) vers les humanités numériques (digital humanities) coïncide peut-être avec la redéfinition des frontières du concept de “texte”. À l’instar de D.F. McKenzie, nous définissons le texte en incluant les données verbales, visuelles, orales et numériques, lesquelles prennent la forme de cartes, de musiques, d’archives de fichiers sonores, de films, de vidéos et de toute information conservée en format numérique.
Lisant l’argumentaire de l’appel à communications du prochain colloque de la Société pour l’étude des médias interactifs (Society for Digital Humanities), je me questionne une fois de plus, calque anglais/français aidant, sur les enjeux liés à la définition de la discipline des digital humanities.
Le terme est séduisant : efficace, right to the point (comme sait l’être l’anglais), il renvoie à l’idée que les sciences humaines peuvent s’incarner aujourd’hui dans la sphère numérique. De cette façon, nombre de chercheurs (amateurs ou professionnels) se retrouvent sous un même chapeau. Se côtoyent ainsi les analystes textuels assistés par ordinateur, les poéticiens des arts et littératures hypermédiatiques, les sémioticiens de l’espace numérique et les archivistes intéressés par la gestion des documents numériques.
Cette conception disciplinaire — transdisciplinaire, pour sûr — permet aux gens ayant des intérêts et des compétences apparentés d’entrer en contact, d’échanger des outils / méthodes (sans compter que ça plaît aux administrateurs et subventionnaires — les sous étant liés à ces manifestations de transversalité). Une telle passerelle permet ainsi à des seiziémistes anglais de discuter avec des contemporanéistes francophones, sur la base d’un terrain commun.
Mais quelles conséquences y a-t-il à ainsi définir un tel terrain commun ? De façon caricaturale, je dirais qu’il y a actuellement la même frénésie autour du numérique que celle qu’a sûrement pu générer l’apparition du codex, avant-hier à peine : les initiés se retrouvent entre eux, qu’ils soient théologiciens ou écrivains lubriques, afin de se supporter et de partager autour de la découverte, le temps que la chose se démocratise, se diffuse — ne soit plus une découverte. Ensuite, chacun retrouve son secteur… C’est une lecture médiologique de la chose — et c’est pourtant l’enjeu qui est le nôtre aujourd’hui.
C’est la même question qui se pose aujourd’hui à propos de l’édition — j’en parlais hier à Clément, en lien avec ses trucs, nos intérêts communs et nos échanges récents avec François : quel profit, quel danger à définir largement le champ d’intérêt ? Édition de la littérature contemporaine directement en ligne (comme publie.net), éditions critiques savantes, toute modalité de publication éditoriale invoquant le support numérique, diffusion de la recherche scientifique en ligne en accès libre : tout ça se retrouve sur un terrain commun, suscitant les ah! et les oh! des personnes impliquées, qui trouvent ainsi des interlocuteurs.
Quelle conséquence y a-t-il à tout mettre sous le chapeau du numérique ? À partir de quel moment est-il nécessaire / rentable / obligatoire de retourner vers les champs disciplinaires ? Deux observations me viennent d’emblée, de deux ordres différents.
- On n’a pas à trancher et à définir le moment du retour vers la terre natale : l’impulsion vient probablement naturellement, tout à la fois que les échanges transdisciplinaires seront toujours profitables et stimulants.
- Il faut par ailleurs veiller à contrer l’effet de ghetto qui guette les nouveautés prises d’assaut par ceux que la chose intéresse, établissant un droit d’exclusivité aux seuls initiés. Il y a de cet effet (et de ses ambiguïtés) dans le cas We Tell Stories (je me promets d’y revenir sous peu, il y a longtemps que l’idée me tracasse).
Comment assurer le retour vers la discipline, comment initier le mouvement de partage des nouveautés ? Comment faire en sorte que la problématique numérique ne reste pas l’apanage de quelques initiés ? La question se pose et s’impose.La démocratisation des outils informatiques eux-mêmes a probablement pour effet, pour l’instant, de contrer la ghettoisation. Mais la présence de passeurs demeure une donnée majeure dans le portrait. Et pour revenir à la SDH/SEMI et aux digital humanities : la question est de savoir à partir de quand la maîtrise avancée des nouveaux outils par certains dissout le terrain commun, disperse l’espace partagé de dialogue et recrée l’isolement disciplinaire. À moins que le perpétuel coup de pied sur le caillou de l’innovation, roulant de fois en fois au-devant de nous et nous appelant à le suivre, n’assure le rafraîchissement de cette nouveauté à apprivoiser, à propos de laquelle il faut partager ?
(photo: « the cover », squareintheteeth, licence CC)
question essentielle, le dernier paragraphe, par cette notion de terrain commun à constituer sans cesse, et du même geste qu’on greffe de nouveaux contenus ou de nouveaux usages – l’association des ressources de flux (blogs, rss) aux ressources fixes ou de diffusion lente (catalogue), l’attention que nous portons aux réseaux sociaux, leur rôle et comment ils évoluent, et surtout des surtout l’apprentissage que nous faisons de comment marcher ensemble ? – mais me sens en osmose avec le vocabulaire employé, dans notre vieille tradition de pensée depuis Montaigne – récemment, dans un train, je lisais sur ma Sony juste à côté de qqun qui lisait le Coran dans une petite bourse cuir avec fermeture éclair qui ressemblait beaucoup, en format et usure, à la photo d’en haut…
pour dire vrai, le chouette petit bouquin est un bouquin de franc-maçonnerie… j’aimais bien l’idée du livre pour initiés (voir, à partir du lien en bas d’article, les autres photos, où on voit le texte littéralement codé)
belle distinction nécessaire, François, entre outils et usages, que j’ai omise dans ce texte : au delà de l’appropriation, première étape fondamentale (salutations à Marin), il y a la construction d’usages spécifiques selon les domaines, selon les communautés et les besoins. et c’est dans la prise en charge intelligente de ces usages qu’on évitera la ghettoisation.
Salut,
ta réflexion me fait penser à une grande question dans un cours de méthodo il y a qq jours: dans une biblio,madame, faut-y faire une section à part pour les trucs électroniques ou non? Pour moi la réponse est claire est nette: aucune raison d’isoler les références des _documents_, auxquels le support numérique n’ajoute aucune plus-value (si ce n’est celle de l’accessibilité, mais fait-on une section spéciale pour les revues disponibles dans les bibliothèques ouvertes le dimanche?). En revanche il y a d’aussi bonnes raisons de faire une section « sites web » que d’en faire une pour les musées, centres de ressources ou collections particulières intéressantes: il me semble que là le numérique est la clé d’une organisation innovante des données, documents etc. Reste à l’indiquer en commentaire, un excellent moteur de recherche interne, par exemple, n’étant pas de même nature ni de même apport qu’une mise en réseau hyper-liens très développée.
Tout ça pour dire que les digital studies, s’il faut vraiment appeler ça comme ça (gare aux jeux de mots… jeux de mains… jeux de vilains…), ne me paraissent pas exiger une méthode différente de celle que, au mieux Aristote, au moins le bon sens dicte depuis toujours: si « espèce » il doit y avoir, ce n’est qu’en vertu de « spécificités ». Tu ne trouves pas?
Méthodo : je sors justement d’une présentation des outils pour littéraires sur Internet, et j’ai l’impression de parler dans le vide (et pas parce qu’il s’agit d’évidences). le recours à la dactylo-sous-forme-de-portable est tellement courant encore que ça me jette par terre… et que dire de la capacité à évaluer les ressources disponibles, à les jauger, à établir leur valeur respective.
Tu as bien raison : les ressources sont à ce point hétérogènes qu’il faut constamment évaluer non en fonction du support mais des contenus, voire de l’usage. Et là il y a tout un apprentissage obligatoire (au-delà de la computer literacy, c’est une digital literacy qui doit être assumée par l’école — et on est encore à des années-lumières de ça).
Méthode : je crois qu’il y a sur certains points des bouleversements de paradigmes qui obligent à dépasser la surface de la nouveauté technologique (son lustré qui séduit) pour s’interroger véritablement à sa nature d’outil — en ce sens, il y a apprivoisement nécessaire, et cette capacité n’est pas équitablement partagée (parce que fondée d’abord sur un intérêt a priori). D’où le danger de la ghettoisation, d’où la nécessité de rapatriement vers la terre natale (étrange, ce champ lexical géographique…)