Consignation rapide d’une observation qui me taraude depuis longtemps : les livres numériques, c’est tout et n’importe quoi. Aussitôt que le papier s’évanouit, ce qualificatif de « numérique » apparaît et la magie opère (ou plutôt elle n’opère pas, mais c’est là un autre débat). On scande couramment que le livre numérique est ci, que le numérique fait ça du livre… mais de quoi parle-t-on ?
En commentaire à une tentative de Clément Laberge de voir sur le long terme l’enjeu du livre numérique à la suite d’une sortie un peu maladroite de Nathalie Petrowski, Benoît Melançon rappelle minimalement que le livre, ce ne sont pas les livres :
Il y a «des livres (numériques)», dans des écosystèmes souvent très différents les uns des autres, du livre pour enfants au livre scientifique. On confond trop souvent «le livre» avec le roman, voire avec les best-sellers.
C’est là un rappel utile, voire nécessaire. Ce n’est toutefois pas la seule distinction qu’il faille ramener sur la table pour avoir un portrait juste des productions livresques/littéraires en contexte numérique. Si on ne se concentre que sur le champ de la littérature, il y a traditionnellement deux domaines pourtant fort éloignés l’un de l’autre qui s’imposent – et avec le premier qui bouffe actuellement toute l’attention médiatique du second.
- D’abord, les livres numériques de l’ordre du « print-to-pdf » (ou du « print-to-epub », dans le meilleur des cas), ceci dit sans dépréciation aucune du travail gigantesque fait par les vrais artisans du epub, en constante négociation avec les hoquets du format d’une plate-forme à l’autre (allez voir le travail et les soupirs de Chapal et Panoz, par exemple). Ce sont, pour reprendre l’expression française maintenant un peu abandonnée, des manifestations de la littérature homothétique : simple translation du contenu, sans mise en forme ajoutée, depuis la version pré-impression papier vers une version uniquement numérique. C’est ce qui absorbe la quasi-totalité du discours sur le(s) livre(s) numérique(s).
- La littérature « électronique » (le terme fait vieux, autant que audio-visuel, multimédia et cyberespace…) qui relève plutôt du champ de l’expérimentation littéraire et informatique. C’était dans un premier temps des essais en littérature générative, des œuvres mobilisant des éléments d’animation ou d’interactivité, des tentatives de bousculement de l’ordre du texte (hyperfictions, œuvres arborescentes, fragments hyperliés). Le champ s’est passablement diversifié et enrichi depuis les années 70-80-90, profitant des possibilités du web et, plus récemment, de l’encapsulation facilitée de scripts et programmes dans des applications (surtout sur des formats mobiles, sur iOS et Android).
Cela me fait un peu rigoler de voir les débats éternels sur l’odeur du papier et la durée des piles de nos bidules électroniques. Mais un peu moins de voir qu’on investit lourdement dans la gestion des livres dits numériques, alors que ce sont clairement les plus simples à prendre en charge (relativement parlant, bien sûr). Je voyais tout à l’heure la série de clichés de workflows proposés par les bibliothèques nationales dans le cadre de l’IFLA pour pérenniser les livres numériques (1re catégorie™), relayés par Antoine Fauchié (ici, là et là). Démarche méritoire, mais c’est clairement le cas le plus primitif à gérer… Les problèmes techniques posés par les œuvres expérimentales sont à des années-lumières en complexité, et tout porte à croire que toute cette production s’efface et continuera de s’effacer jour après jour, de version en version de systèmes d’opération, de Flash et de WebKit. C’est un enjeu lourd, déterminant pour une compréhension rétrospective de ce qui aura pu permettre l’émergence de la littérature numérique.
Et justement, comment en parler, de cette littérature numérique ? Les deux voies identifiées sont-elles concurrentes ? L’une meilleure que l’autre ? Je ne le crois évidemment pas. La première se concentre sur un affichage extrêmement bien maîtrisé d’un contenu en fonction d’une variété de plate-formes et de supports – objectif : flexibilité. La seconde est généralement fondée sur une visée performative tonitruante : comment élaborer une expérience de lecture qui bouleverse la lecture habituelle sur papier, en profitant des possibilités (graphiques, sonores, interactives) offertes par le support informatique ? Des scripts, des programmes engagent le texte dans un mouvement où les points d’entrée (souris, clavier, périphériques) peuvent être mobilisés, où le texte devenu code devient plus activement manipulable. Objectif : dynamisme.
À lire ces deux descriptions, on ne croirait pas pouvoir désigner ces deux pratiques par le même vocable… mais c’est pourtant la réalité. Les deux voies identifiées sont les héritières de leurs parcours singuliers : les antécédents, les déterminants sont différents. Pourtant, tout porte à croire que ces voies parallèles finiront par converger. Les sites-œuvres, fondés sur un usage fin de la typographie et sur une flexibilité d’affichage trans-plate-formes dans un environnement propre à mobiliser des ressources dynamiques, en sont un avant-goût.
On rigolera peut-être un jour de cette dichotomie initiale dans les pratiques littéraires… Pour l’instant, je souhaite seulement que les deux voies recueillent leur lot respectif d’attention et d’intérêt, de façon à enrichir ce que pourra devenir la littérature numérique.
Je ne suis pas tout à fait d’accord : l’émulation n’est certes pas simple mais cela permet de conserver des applications (je ne vois pas comment appeler cela autrement) *dans leur jus*. L’enjeu d’un format standardisé et intéropérable est au contraire de pouvoir être lu par des applications qui, elles, évoluent. L’EPUB c’est le web offline, et un website de plus de 10 ans est encore lisible par un navigateur. Ce n´est pas le cas d’une application Flash ou d’une application iOS ou Android.
Antoine : d’accord sur le principe, mais les expériences concrètes montrent bien que l’émulation est une solution théorique. Les résultats sont souvent assez décevants et instables (en raison de la vétusté de certains systèmes ou de la complexité des paramètres logiciels impliqués). Voir chez les Français (Saemmer, Bootz), les Américains (Kirschenbaum) et les Québécois (Gervais).
Epub comme web offline : oui bien sûr, mais théorie encore là, voyant les erreurs d’affichage de fichiers epub 1 et 2… et même les différences de rendu entre plate-formes pour epub de même génération… La différence est complètement d’un autre ordre, j’en conviens, pour Flash et applications pour systèmes mobiles. L’idée est simplement que plus la prise en charge du rendu graphique est lourde, moins le fichier est lisible de façon stable à travers le temps (et les versions de plate-formes). D’où le degré zéro de la neutralité avec le texte brut et le xml…