Deux avenues virtuelles pour la dissémination du savoir

J?’ai tenté dernièrement de brosser un tableau des façons que nous avons actuellement à notre disposition pour lier informatique et recherche littéraire. Plus spécifiquement (et c’était mon point de chute) : quelles avenues s’offrent à nous chercheurs littéraires dans la virtualisation du discours critique sur la littérature ? Deux postures me sont apparues répondre plus efficacement à ce défi :
– délaisser l’expérimentation pure des possibilités offertes par les TIC au profit de solutions inventives directement liées à des besoins criants de sous-communautés de chercheurs;
– utiliser l’outil virtuel comme un filtre ? entendre ici : trouver des moyens de rétablir la validation de l’information disponible (en constante croissance) par le rétablissement de réseaux de contact, de réseaux de confiance, ce que permettent assez nettement les cybercarnets.

J’essaie de reconstituer ici l’enchaînement argumentatif de mon exposé (en mettant rapidement sous forme de phrases ce qui était une liste d’idées jetées sur un papier) pour montrer comment ces avenues semblent aujourd’hui s’imposer.


« Pour une nouvelle économie du discours critique? Le discours savant sur la littérature à l’épreuve d’Internet »

[Note préliminaire : le propos tenu dans cet exposé se base spécifiquement sur la situation des chercheurs littéraires au Québec; plusieurs toutefois auront peu de difficultés à établir des parallèles avec d’autres sphères scientifiques connexes (disciplinaires ou géographiques). Par ailleurs, les propositions avancées ne sont guère innovantes pour des habitués du web, mais davantage pour la majorité des chercheurs littéraires considérablement moins au fait des possibilités d’Internet.]

Il s’agit pour moi de tenter de dresser un portrait de la situation actuelle de la recherche en littérature, de voir quelles avenues se présentent à nous et surtout quelles attitudes peuvent présider à des changements de paradigme.

Le contexte actuel de la recherche se résume (malheureusement) assez facilement : nous vivons une époque de transformations institutionnelles, qui se manifestent par la délocalisation des équipes de recherche, par des regroupements interuniversitaires de chercheurs et par l’élargissement des zones d’intervention des chercheurs. De façon connexe s’opèrent des transformations éditoriales : réduction des sommes consacrées à la publication et à la diffusion des travaux scientifiques, et par enchaînement mise en péril des lieux consacrés à la publication de ces travaux.

S’ensuit une modification des conditions d’exercice de la recherche, qui s’observe certes depuis des années en sciences pures, mais semble être sensible depuis une dizaine d’années dans le domaine littéraire. Cette modification, en accélération, a de concrètes conséquences sur les modalités de la recherche : obligation, voire incitation à dépasser les cadres traditionnellement associés aux professeurs-chercheurs, aux étudiants-chercheurs. Leur zone d’intervention n’est plus simplement leur département ou leur université, ni même les associations nationales de chercheurs ; cette zone correspond aujourd’hui aux communautés internationales de chercheurs. On ne se frotte plus qu’à nos proches ; on doit se confronter aux spécialistes d’une question, où qu’ils se trouvent.

Cette ouverture sur le monde semble inévitable… et appelle une phase d’adaptation. Cet écartèlement des chercheurs est lourd de contraintes. Les chercheurs sont appelés à des déplacements potentiellement infinis (avec l’alourdissement de l’horaire et des coûts énormes qui leur sont liés). Par ailleurs, la diffusion des travaux apparaît de plus en plus difficile à assurer : le secteur éditorial est en crise (Europe, États-Unis), la distribution est une opération pénible, les revues sont en manque de financement, les coûts de production sont en augmentation et les tirages en chute libre. Conséquence inévitable : une visibilité restreinte des travaux menés par les chercheurs.

La voie de secours identifiée généralement est celle de la virtualisation : virtualiser les présences, virtualiser les instances. Solution miracle? Ou solution de compromis?

Ce passage comporte des avantages certains, comporte également des inconvénients tangibles. Mais il implique principalement une phase d’adaptation qu’il ne faut pas négliger de prendre en compte.

Cette virtualisation appelle le passage à l’ère virtuelle des modalités actuelles d’intervention en recherche universitaire. Comment donc trouver une place dans le cyberespace à des activités aussi diverses que celles-ci : colloques et journées d’études ; publication de revues, de comptes rendus ; espaces communs de développement de problématiques ; assistance aux étudiants dans la validation de contenus pertinents…

Plusieurs voies, plusieurs méthodes se présentent à nous. J’en identifie trois, que j’illustre à partir de mon expérience dans le Groupe Fabula. Il s’agit alors de se questionner sur la pertinence de ces méthodes dans nos univers de recherche et d’enseignement… car il n’est pas une évidence que se combinent bien virtualité et modes traditionnels de recherche.

Petit aparté sur Fabula, avant tout. Site qui a connu une croissance exponentielle dans les dernières années, Fabula tient principalement son succès à son volet Actualités. 8000 nouvelles publiées en cinq ans, plus d’un million de pages vues par mois depuis ce printemps… Cette machine à diffuser a permis une augmentation de la visibilité des événements en recherche littéraire, notamment des événements et publications sinon voués à une circulation locale, tout en favorisant une (légère) décentralisation de la recherche, dont le c?ur est depuis des décennies associé à Paris. En revanche, cette quantité d’information se révèle une inondation pour plusieurs, avec les difficultés qu’elle implique : gestion de l’information, validation de l’information.

Fabula comporte également un volet recherche. Il a été, dans les dernières années, un lieu d’expérimentation de diverses formules.

Les trois types de méthode identifiés sont d’une simplicité désarmante, mais me semblent bien rendre compte des transformations opérées.

A. Transposition simple

Le premier cas retenu est celui d’Acta fabula, revue en ligne des parutions en théorie littéraire. Cette revue propose des comptes rendus d’ouvrages relativement récents, revue s’appuyant sur le support numérique. Transposition: il s’agit donc de copier un modèle traditionnel sans lui faire subir de transformations sensibles.

Acta fabula possède donc l’avantage d’une grande proximité avec le modèle papier, les lecteurs ne subissant pas de défamiliarisation notable ; par ailleurs, une certaine reconnaissance institutionnelle est liée à cette interface (certaines personnes incluant leur publication dans cette revue dans leur cv et la rumeur donnant une valeur relative aux textes qui y sont publiés). Les avantages les plus marqués sont ceux d’une facilité de gestion (tout récemment passée sous Lodel), d’une publication simple et rapide (250 articles publiés en quatre ans, sans contrainte de périodicité de la revue), d’une édition en ligne (ouverte : corrections toujours possibles ; relationnelle : des liens pouvant être établis entre les articles ; et virtuelle : pas de délai d’impression, de distribution).

Toutefois, les inconvénients restent significatifs. Outre les limites de la formule éditoriale choisie (pas de comité de lecture anonyme, pas de ligne éditoriale dure quant à la forme des articles ? ce qui peut être un avantage pour certains), on doit signaler l’absence d’indexation par les bibliothèques (question quiz : quelles sont les revues électroniques qui y sont indexées ? les revues payantes, évidemment…), la reconnaissance officielle nulle (la quête d’un ISSN auprès de la Bibliothèque nationale du Canada, il y a deux ans, a abouti à un silence désolant) et le pathétique argument du « bathtub » : les articles, souvent longs, ne peuvent être lus à l’écran et requièrent une impression par les usagers pour pouvoir être utilisables

De façon globale, Acta fabula joue un rôle : elle permet une réponse rapide à l’actualité, de rendre disponibles une description et une réception des ouvrages ; elle favorise une réception centralisée des travaux, peu importe leur réseau de circulation et l’habituelle compartimentation disciplinaire ; et elle possède une grande flexibilité (périodicité, longueur et type des textes, validation, édition des textes).

B. Adaptation

Il s’agit ici de formules permettant de concilier pertes et gains de caractéristiques lors du passage au virtuel. Le cas étudié est celui des colloques en ligne et des forums mis en place sur Fabula (prenons comme exemple le premier colloque du genre, celui sur les frontières de la fiction).

Ayant pour objectif de permettre la virtualisation des échanges sur des sujets scientifiques, ces colloques visaient à compenser les distances physiques en recentrant l’événement sur l’aspect scientifique. Le principe : recréer le contexte (scientifique, dialectique) d’un colloque. Pour y arriver, un appel à communications a permis de recueillir un certain nombre de communications, publiées en ligne simultanément et toutes accompagnées d’une zone pour échanger (de petits forums spécifiques à chaque communication). Un certain laps de temps était déterminé pour inciter les participants à se lire les uns les autres et à intervenir sur les textes des autres colloquants.

En retirant la contrainte matérielle du colloque (être sur place, être mobilisé tant de jours, s’imposer un déplacement et les coûts inhérents), nous nous sommes rendu compte très rapidement que nous retirions également la contrainte d’écouter et d’être placé dans un contexte favorable à la discussion. L’assiduité s’est révélée plutôt faible, les commentaires relativement rares (surtout pour la deuxième édition). L’ouverture à la publication directe des commentaires se voulait une invitation à intervenir directement, alors que nous avons subi dans les semaines/mois suivants l’assaut de pollueurs qui se sont amusés avec cette fonction ouverte à tous. Ici aussi est intervenu le critère de la longueur et de la lisibilité à l’écran (les textes se révélant trop longs). L’atmosphère de colloque n’a pu être instauré, ce qui s’est notamment traduit par des commentaires assez peu nombreux, peu de commentaires croisés (sur plusieurs textes) et peu d’interaction entre les participants.

En revanche, il faut mentionner quelques réussites significatives : la variété des participants à ces colloques (une variété géographique, mais surtout une variété de statuts, de simples étudiants côtoyant des chercheurs réputés), le désamorçage des jeux hiérarchiques qui auraient pu paralyser les échanges et surtout la publication de commentaires très développés, très argumentés (ce qui constitue une mise à l’épreuve plus satisfaisante que ce qui est habituellement observé dans un colloque sur site).

De cette expérience mitigée émerge une observation, qui mérite d’être nommée malgré sa dimension répréhensible ou simplement désolante : l’univers virtuel est marqué par une logique de consommation gratuite (où les gens donnent peu en échange de ce qu’ils trouvent). J’y reviendrai.

C. Invention

La troisième méthode de virtualisation est basée sur l’idée que la plateforme numérique permet l’expérimentation de formules inédites que les modes de recherche traditionnels ne pouvaient mettre en place.

L’Atelier de théorie littéraire illustre bien ce mode de virtualisation. Défini comme une « encyclopédie de questions générales de littérature sous la forme d’une constellation mobile de problèmes », l’Atelier vise à la « création d’une encyclopédie collective et spéculative ». Cette formule, qui permet de repenser les notions de théorie littéraire de façon dynamique, se structure par une liste de ces notions très générales (auteur, texte, littérarité, tragique…), elles-mêmes développées à l’infini de diverses façons (liens vers d’autres notions, définitions, bibliographies, documents).

Cet outil collectif, qui appelle donc la collaboration, connaît un fonctionnement très inégal. L’augmentation de l’Atelier se fait souvent par sollicitations directes et par croissance variable (certaines notions étant beaucoup plus investies que d’autres). Il y a donc nécessité d’une perspective à très long terme pour voir la chose s’épanouir significativement.

Le principal inconvénient de cette formule est le fait de s’exposer : tenter de faire la synthèse d’une notion commune ou de la redéfinir, c’est s’exposer à la critique, d’autant que chaque participant n’est que très rarement un grand spécialiste de la notion. Certains y voient le lieu de partage d’exemples pédagogiques ou de textes d’appui ; cette fois, c’est la menace à l’endroit de la propriété intellectuelle qui intervient.

Bref, dans une perspective institutionnelle, le constat est clair : l’Atelier ne répond à aucun besoin ? ou pour le dire avec plus de nuance : il ne correspond à aucune activité « reconnue », les contributions à une telle formule ne trouvant pas de place dans l’actuel système de valorisation de la production intellectuelle.

Il s’agit d’une activité libre, qui se situe nettement en dehors des cadres. C’est peut-être là ce qui fait de cette modalité de recherche une formule très productive, parce qu’elle est moins contrainte.

Le résultat est toutefois le même : l’Atelier connaît une faible activité, en raison de son utilité qui n’est pas définie en fonction des critères du système universitaire.

On le voit : l’invention ex nihilo demande de la part des usagers une forte adaptation, une capacité de gérer le changement, tout en ne trouvant pas immédiatement une place dans les usages de la recherche. Suivant ce principe, l’équipe Fabula est actuellement à mettre en place un projet fondé sur les modèles traditionnels ? bref, une transposition simple (une revue savante en ligne, basée sur la périodicité et la validation par les pairs).

Modes de virtualisation : observations, orientations

Ce ne sont donc pas les plus grands changements qui permettent de profiter plus efficacement du passage au virtuel… Pas encore du moins. De ces expériences, du milieu actuel de la recherche, quelques observations s’imposent.

Du point de vue des chercheurs et de leurs attitudes : la demande de performance chez les chercheurs conduit de plus en plus à la rentabilisation des efforts (ce qui étouffe passablement les initiatives qui dépassent les cadres établis) ; par ailleurs, l’attitude générale (celle des chercheurs, mais aussi plus largement celle des internautes) est celle de la consommation gratuite des travaux que l’on trouve sur le net, sans logique du donnant-donnant qui un temps structurait le médium.

Du point de vue des professeurs-chercheurs, de leurs exigences et de leurs besoins : on observe une augmentation de la demande pour des lieux de publication, de diffusion qui soient spécialisés ; on demande conjointement un travail plus important de diffusion des travaux, afin de sortir des cercles habituels et rejoindre la communauté mondiale des chercheurs du domaine ; finalement, du côté des étudiants (de tous les cycles), il y a un besoin criant de validation des travaux, sur papier et sur support numérique, en raison de leur croissance exponentielle.

Dans ce contexte, deux avenues doivent être considérées.

A. L’outil virtuel comme filtre

Cette attitude est déjà très répandue dans d’autres domaines des sciences sociales et humaines (en particulier dans le domaine de l’éducation et du knowledge sharing ? voir l’exemple de Sébastien Paquet). Il s’agit de rétablir les réseaux de contact basés sur la confiance et l’expérience. Ces réseaux avaient cours auparavant ? et se maintiennent parfois encore dans certains milieux plus structurés ? dans les couloirs et par camaraderie : on demandait à son collègue et voisin quelle crédibilité donner à tel chercheur, telle publication, tel événement. Aujourd’hui éclatés en raison de la surspécialisation des chercheurs et l’atomisation des milieux de recherche, ces réseaux tendent à se recréer sur la plateforme virtuelle.

L’outil désigné pour cette fonction de filtre informationnel : le blog (le cybercarnet). Connu pour ses avatars intimes (journaux intimes indécents et/ou fictionnels), le carnet permet une publication en ligne d’une façon extrêmement simple, sans compétence particulière ni logiciel spécialisé. En autorisant la publication de petites entrées périodiquement, cette plateforme logicielle s’est révélée idéale pour placer un chercheur-internaute en position de filtre sur certains sujets. Ce support permet de rassembler des notes, des commentaires, des liens, des renseignements divers, tout en ouvrant la porte à des commentaires des lecteurs du site.

De cette façon, au lieu de faire reposer la crédibilité d’une information, la validation d’un contenu sur des gens autour de soi, on va chercher la validation par une personne qui est virtuellement proche de soi et de nos champs d’intérêt, son discours étant de cette façon accessible à tous.

Cette formule suppose nécessairement une forme de don (de temps, de ressources). Toutefois, pour la personne, il s’agit souvent d’un exercice qui prend la forme d’un carnet de notes (question de mettre ses idées en ordre). Un ensemble de lecteurs/chercheurs peuvent ainsi en profiter (sans le poids d’une autorité qu’il faudrait assumer, et ainsi sans le risque plus grand d’une critique). Corollairement, c’est à la création de réseaux de chercheurs (qui partagent des thèmes ou des approches communs) que cet outil peut contribuer.

B. L’outil virtuel à soumettre aux besoins d’une communauté de chercheurs

Il s’agit véritablement ici d’une attitude et non d’une technique. Plutôt que de voir quel usage pourrait être fait d’une nouvelle technique, il importe de retourner aux manques exprimés par un ensemble de chercheurs (point à partir duquel manifester un esprit qui se voudra inventif). Donc, à partir d’un créneau spécifique, créer une ressource calquée sur les besoins actuels.

Dans cette perspective, j’ai un projet personnel en développement, qui porte sur les auteurs (extrêmement) contemporains. Un besoin criant se manifeste, celui de l’accès à un discours critique sur la production de ces auteurs. À la fois, donc, savoir ce qui existe comme discours sur tel et tel auteur, mais aussi trouver à publier des articles sur des auteurs en voie de reconnaissance. Le projet que je pilote est celui d’un site hybride, à la fois revue savante en ligne (avec lecture anonyme et tout et tout) et site d’indexation (référencer le matériel critique sur les auteurs et travailler à numériser cette documentation). Il s’agira donc d’un centre de ressources, rassemblant lieu de publication, validation par les pairs, indexation et numérisation du discours critique… À venir dans les prochains mois.

? ? ?Ces deux postures me semblent favoriser un lien efficace entre recherche littéraire et informatique, notamment en suppléant aux réseaux de confiance dans l’univers éclaté de la recherche et en appuyant la publication du discours critique et sa diffusion. Elles s’inscrivent résolument dans une réflexion fondamentale, qui reste toujours à mener, sur les nouveaux moyens de penser la dissémination du savoir. À nous de jouer.

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