La copie et la diffusion

Misère. Fait encore rage le débat sur la photocopie et le téléchargement (illicites, le sous-entendu n’a guère à être rappelé aujourd’hui – car prétendre autre chose entraîne sûrement quelque chose de l’ordre de l’excommunication (tiens tiens, ce bon vieux terme prend ici un sens nouveau : être exclu des échanges, de la sphère médiatique de la transmission…)).

Dans Le Devoir d’aujourd’hui, à l’occasion de la Journée mondiale du livre et du droit d’auteur, Gilles Pellerin s’en prend aux pratiques répréhensibles des institutions scolaires consistant à photocopiller des ouvrages plutôt que d’inciter les étudiants à se procurer les originaux. Visa le noir tua le blanc?


Commençons par les précautions d’usage (excommunication, quand tu nous guettes…). J’ai une très grande affection et une très grande admiration pour le travail d’éditeurs spécialisés comme l’Instant même – à la fois pour la qualité du travail accompli et pour la ténacité, l’audace de leur direction tentant le tout pour le tout, sur la base d’une affection pour une pratique d’écriture, d’une conviction qui ne se met pas en doute. Les « petits » éditeurs sont souvent le moteur de découvertes, de transformations significatives, libérés qu’ils sont des contraintes absolues de rentabilité maximale que les éditeurs « commerciaux » s’imposent – c’est ce qui fait le bonheur d’ouvrages publiés chez des éditeurs comme l’Instant même ou Fata morgana, par exemple.

Je suis par ailleurs conscient de la précarité de ces instances plus fragiles économiquement – et de toute entreprise éditoriale aujourd’hui, comme la situation en France l’illustre (malheureusement) trop bien en dehors de quelques gigantesques conglomérats.

Je crains toutefois qu’on ne brouille toutes les pistes à la fois lorsque Gilles Pellerin – à ce titre symptomatique du discours ambiant sur la question – fait intervenir conjointement (je dirais même confusément) des questions d’ordre économique et d’ordre littéraire / sémantique / affectif (cette odeur du livre à laquelle je suis extrêmement sensible – il ne faut se méprendre sur mes sentiments…).

Le phénomène de la reproduction par photocopie est sans doute symptomatique de notre époque : du photocopieur au scanner, la mécanique de la copie s’est raffinée; le procédé, notamment pour les fins de l’enseignement, institue un cadre où il est facile de s’en remettre à la copie plutôt qu’à l’original.

Il en coûte moins cher de recourir au fac-similé, de prélever des morceaux choisis — la photocopie tronque à satiété –, que de lire l’oeuvre dans son intégralité, sans égard pour la perte de sens que le procédé provoque.

Pourquoi écrire, continuer à écrire, dans un tel contexte ? Le livre ne serait-il destiné qu’à satisfaire son auteur et à assurer l’unité de base de ce qui sera multiplié à loisir ?

Osciller entre l’argument économique condamnant la copie et les motivations intellectuelles, les préoccupations cognitives et affectives liées au livre, c’est s’inscrire dans deux débats et risquer de parvenir à son objectif sur aucune des questions abordées. Plus encore, invoquer cet argument économique pour défendre la place du livre dans nos sociétés, c’est faire un difficile pari – celui de prôner une conscience culturelle et civique à partir de facteurs commerciaux…

Cette hybridité rhétorique manifeste bien, il me semble, la situation difficile dans laquelle sont placés les acteurs du milieu éditorial aujourd’hui. Toutefois, la stratégie de dénonciation du téléchargement et du photocopillage ne me semble pas la plus appropriée – me semble un peu facile et centrée sur un ici-maintenant propre à la logique marchande et non à la culture.

Si l’on voulait à tout prix se situer dans cette logique marchande, je serais prêt à tenir l’argument que la multiplication ad nauseam des éditeurs et l’augmentation significative du volume de leurs publications (de qualité inversement proportionnelle) font un tort beaucoup plus important à l’univers éditorial que la transmission illicite de contenus.

Par ailleurs, je suis plutôt tenté de penser – et c’est ici l’application d’une logique marchande sur une échelle temporelle plus étendue – que cette diffusion illicite est une contribution significative à la publicisation à long terme d’une oeuvre, d’un auteur, d’un éditeur. Les petits éditeurs fonctionnent largement par le bouche à oreille, par l’adoption d’un auteur, par l’intérêt porté à une politique éditoriale spécifique. Et les portes d’entrée, les accès à ces petits éditeurs ne se font que marginalement par des encarts publicitaires dans les journaux. Il faut les commentaires d’un lecteur-pair, il faut l’apprivoisement dans un contexte favorable (un prof qui pousse à, un livre prêté par un ami) pour ouvrir quelqu’un à l’univers d’un auteur ou à l’esthétique privilégiée par un éditeur. En ce sens, la diffusion sous la table (j’étais pour écrire « sous les couvertures », beau lapsus) joue un rôle significatif dans la survie des éditeurs, auquel contribueraient des pratiques comme le photocopillage et le téléchargement…

Ce qui me gêne par ailleurs dans l’amalgame commun des dénonciations actuelles, c’est de confondre droit d’auteur et propriété intellectuelle. Les deux notions sont clairement liées, mais ici encore, c’est la seule dimension économique du premier terme qui s’impose. Lorsque le photocopillage est dénoncé au nom du respect de l’auteur, parle-t-on vraiment de la reconnaissance intellectuelle du propos (comme dans la réflexion sur le plagiat), ou ne s’agit-il pas encore d’une manifestation d’une simple logique économique? (loin de moi l’idée que l’écrivain vive d’eau fraîche… tentons simplement de savoir quelle cause nous défendons)

La dénonciation du photocopillage et du téléchargement est entièrement fondée sur des arguments économiques et donc sur une rhétorique de la culpabilisation. Si l’on veut prôner le livre, c’est d’abord comme objet de culture qu’il faut le présenter. Le reste est une question d’éducation (apprendre à humer l’odeur d’un livre sortant des presses), de civisme (posséder un livre, c’est reconnaître le travail d’une chaîne d’acteurs), voire d’imputabilité (ne pas reconnaître la valeur d’un livre, c’est refuser de rétribuer tous ces acteurs)… La question en cause dans le photocopillage est donc celle d’un apprentissage, continuel, des valeurs aux fondements d’une société, question d’actualité dans un monde où nos responsabilités tendent à s’envoler comme paroles au vent…

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