L'expression « revue savante » ne s'accorde plus au singulier

On l’oublie trop souvent : la revue savante n’est pas tant un médium de transmission immédiate (on pourrait même dire, en caricaturant : n’est pas un médium d’actualité), mais bien un support voué à la pérennisation des savoirs. Publier un article en revue, c’est faire entrer dans la durée une réflexion, une enquête, une analyse, c’est les fixer pour qu’elles traversent le temps. Verba volant, scripta manent. Mais au régime de l’oralité volatile ou de l’écriture pérenne nos aïeux auraient-ils associé le web, cette écriture virtuelle…?

Avec la venue de la numérisation des revues savantes, c’est en fait à un rappel tonitruant de leur dimension archivale que nous sommes confrontés. Ici, le geste de transmettre et le geste d’archiver se confondent ? alors qu’autrefois, la revue était d’abord distribuée, lue comme on lit l’objet-livre, puis éventuellement archivée dans les rayons de la bibliothèque (« pour référence future »). Internet fusionne ces gestes auparavant distincts en une même démarche : publier en ligne. Que l’on lise le numéro récent ou tel numéro numérisé rétrospectivement, il n’y a aucune différence dans le geste lui-même, l’actualité de l’événement étant déclassée (sauf à travers certaines pratiques circum-éditoriales comme le communiqué ou le fil RSS).

Pour nous lecteurs, le plaisir de découvrir de nouvelles recherches, des problématiques originales par la consultation d’un nouveau numéro ne se dément pas pour autant; là n’est pas la question. Mais le numéro de revue électronique que l’on consulte, médiologiquement, est déjà une archive, est déjà placé dans le bon rayon de la bibliothèque virtuelle (qui l’entreposera jusqu’à ce que flanche l’infrastructure qui l’accueille!). Publier à l’ère du web, c’est de façon encore plus flagrante contribuer directement au patrimoine scientifique du monde.

* * *Si pendant plusieurs années, publier une revue en ligne relevait du pied de nez au processus éditorial commun, si cette pratique relevait par ailleurs de l’audace technologique et donc, par conséquent, de la marge, les temps ont bien changé. Depuis les expérimentations pionnières de projets comme Muse dès 1993, la conception de la publication électronique de revues savantes a évolué de façon importante, passant donc d’une forme expérimentale à un support complémentaire au papier, voire à un support pouvant très bien remplacer le papier. Ceci dans une logique ici ouverte, là (et plus souvent là) marchande et commerciale. Et cette prise de conscience s’accompagne des problèmes conséquents : un personnel non qualifié pour assurer l’édition électronique, des revues non équipées pour assurer le stockage numérique des archives.

S’ensuit une prise de contrôle à large échelle du savoir. À l’heure de la centralisation des connaissances, de larges conglomérats se développent pour assurer/faciliter cette transition. Et où il faut bien saisir les enjeux posés par ce geste : non pas simplement agir comme partenaires pour la transmission du savoir, mais aussi, par le fait même, pour l’archivage de ce savoir ? car on le sait maintenant ces deux gestes sont à peu près indissociables.

Suivant cette logique, des entités énormes émergent autour de nous. Le projet Érudit, d’abord centré sur la publication numérique, poursuit son travail par de la numérisation rétrospective. Si ce projet était questionnable par son fonctionnement (un dépôt OAI fermé, une interface unique pour des dizaines de revues, une DTD spécifique, une orientation plutôt commerciale), il semble trouver un nouvel élan par son affiliation au large projet Synergies, dirigé par Michael Eberle-Sinatra, projet qui a été récemment subventionné de façon importante (plus d’une dizaine de millions $CAN). Indices de cette possible ouverture : mobilisation du logiciel Open Journal Systems développé à UBC, mise en place d’un moteur de recherche commun à 170 revues scientifiques en SHS subventionnées par le CRSH, accès majoritairement gratuit (euh, quid de la visée commerciale mise en place par Érudit? cette « majorité » vise-t-elle les archives de plus de 2 ou 5 ans?). Projet longuement mûri dans les coulisses du CRSH (ici, ou encore , il répond à un impératif tant scientifique que national (la FCI étant un organisme visant à propulser la recherche canadienne au niveau international).

Il faudra voir comment le projet Synergies se placera par rapport aux recommandations des rapports produits sur la question de la numérisation : centralisation des données ou protocole assurant l’interopératibilité ? Le projet pourrait sembler se situer entre les deux, cinq universités partenaires assurant le fonctionnement. Seront-elles les dépositaires des contenus produits? Rappelons pour mémoire l’une des recommandations du rapport Chan-Groen-Guédon (« Étude de faisabilité sur la publication en accès libre des revues bénéficiant de l?aide pour les revues de recherche et de transfert du CRSH »), à savoir la recommandation pour des dépôts institutionnels (plutôt que centralisés par un organisme agrégateur) :

en ce qui concerne les dépôts institutionnels (organes d?’archivage) : que le CRSH collabore avec l?’ABRC (Association des bibliothèques de recherche du Canada) (et autres associations de même type) à la promotion et au développement des dépôts institutionnels, afin d’?assurer leur interopérabilité et d?’améliorer leur rôle dans la conservation du patrimoine savant canadien. Le CRSH devrait également envisager de travailler de concert avec l?’AUCC ainsi qu’?avec la Fédération canadienne des sciences humaines en vue d?’appuyer l?’auto-archivage à l’?échelon des établissements

(En ce sens, on renverra aux projets d’archivage développés par les institutions ; à titre d’exemple, Archimède et Papyrus.)

Si la situation canadienne se trouve ainsi en piste d’accélération pour la numérisation des revues savantes, la France n’est pas en reste. Longtemps en position incertaine, avec la cohabitation de projets semi-apparentés mais clairement concurrents (Persée, le CENS du CNRS, le projet Revues.org…), elle tend tranquillement à mettre en place une stratégie plus construite. En témoigne la mise en place récente du très grand équipement Adonis, en partenariat avec le Centre pour l’édition électronique ouverte (CLEO) à créer bientôt. La fédération de revues Revues.org s’y trouve rattachée (avalée?). Persée demeure toujours concurrente, mais avec une mission légèrement distincte.

Dans cet esprit émergeront également des projets encore plus larges, à l’instar de Scientific Journals International, avec une prétention encyclopédique discutable, ne serait-ce que par le rattachement et les visées un peu obscurs de cette entreprise.

En fin de course, il faut prendre en considération l’aspect symbolique de ces projets. Qui dit archivage dit possession ? et pouvoir. L’économie du savoir dans laquelle nous sommes pousse à prendre position, afin de se tailler une place dans l’échiquier actuel. C’est à coup de bulldozers et de dynamite que les gros projets émergents établissent leurs fondations. Espérons que les projets singuliers ne seront pas considérés comme des pièces à absorber, qu’ils pourront persister à leurs côtés, voire dynamiser ces énormes ensembles par définition monolithiques et uniformisants.

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Chicken or Beef ? Comment dépasser le mythe de la google-isation du monde

widget-chickenUK.jpg Étrange de voir comment, dans un monde dont on dit qu’il se caractérise par l’explosion de l’information, on puisse prétendre à une saisie totale d’une question, d’un ensemble de données. Drôle de paradoxe que celui de la prétention à l’exhaustivité dans un monde qui ne caractérise plus par sa finitude.C’est ce paradoxe qui constitue l’entrée en matière du Concours de livres imaginaires d’AbeBooks :

Avec plus de 100 millions de livres neufs, anciens, rares et d’occasion proposés par plus de 13.500 vendeurs partenaires, AbeBooks est le plus grand marché en ligne de livres au monde. Si vous ne trouvez pas le livre que vous cherchez sur notre site, c’est certainement qu’il n’existe pas.

Tablant sur cette prétention à la saisie entière du monde, AbeBooks a mis en place un concours visant à la création de non-livres. Au-delà du caractère ludique de la démarche (héhé, si on a un blogue et qu’on gagne le concours, notre blogue sera publié…!?), c’est l’attitude qui la gouverne qui me paraît symptomatique du mythe de la google-isation du monde. Une ressource vise l’exhaustivité, devient une référence, couvre un champ entier… à tout le moins en donne le sentiment. Et une fois ce sentiment installé, ce qui échappe la ressource n’existe tout simplement pas

Il me semble y avoir surenchère actuellement en ce sens ? difficile de refuser de viser à être la référence, difficile de ne pas viser à rassembler tout ce qui se fait sur X ou Y…

Deux conséquences, à priori :
– incapacité d’exister à côté de la référence absolue (quel moteur rivalise vraiment avec Google? ou pour le voir autrement : oser refuser d’être référencé, c’est un pari encore terriblement idéologique) ;
– aplatissement des singularités par la centralisation élevée au rang des beaux-arts…

C’est la montée d’une obligation de conformité au modèle imposé qui peut (doit) être crainte. Cette menace concerne bien des sphères du monde actuel, dont celui de la diffusion en SHS. J’y reviens…

D’ici là, tentez d’imaginer comment le monde existe en dehors des références absolues, quitte à l’inventer ? et peut-être avoir l’agréable surprise de voir que la fiction rejoint la réalité.

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