Après la longue remontée de l’estuaire marquée par les murmures et les coups de rame du passeur, j’arrive au milieu de la nuit dans la cité de Sophia. Perchée sur un promontoire, résistant au vent comme une colonie de moules sur un rocher battu par les marées, elle se détache de la noirceur par une sorte d’aura verte, relent d’une nature avide de renaître malgré l’hiver bien installé.
Mes premiers pas dans la cité me font arpenter des rues étroites, ici bordées par d’antiques demeures, là aseptisées par un enchaînement de grands immeubles vides de sommeilleurs, là encore enfouies sous des vagues de neige. Je découvre un milieu favorable à la vie, malgré la rigueur apparente du climat ; les habitants sont en toute évidence maîtres chez eux et enclins à le demeurer.
Sillonnant cette cité nocturne, je me dis, sans crainte de me tromper, que le jour doit être ici trépidant, tant les nombreux signes inscrits dans la pierre des édifices, les installations et moulages plantés aux endroits les plus inattendus et les résidus d’images extérieures laissent entendre une grande vitalité de ses habitants. Je peux lire dans ces traces, malgré l’inanition momentané des lieux, le bouillonnement vif et bigarré de la collectivité. « Quelle grande réussite, quelle capacité de conduire les gens hors d’eux-mêmes et de proposer des incarnations de leur propre vision du monde… » À livre ouvert, la Sophia de la nuit se laisse découvrir par ce qui la distingue de toute autre cité de l’empire.
Transi dans la nuit qui tranquillement s’éclaire de la lueur de l’aube, j’entre pour me réchauffer dans un casse-croûte où je réfléchis à ce que je viens d’observer. Me prenant à évoquer à voix basse ces découvertes et à exprimer ma stupeur, un vieux barbu étire son menton hors de l’ombre de sa tasse de café fumant. À son invite, je lui manifeste mon admiration à propos de la capacité de la cité à se construire aussi magnifiquement. « La cité ? », répond-il, surpris. « Mais ce que vous voyez est pourtant l’issue d’une histoire mouvementée, vous savez. »
Érigée sur les ruines d’époques antérieures et de régimes politiques alternés, me raconte-t-il, Sophia voit sa modernité se dessiner dans la volonté de ses habitants de maîtriser leur destinée — leur premier geste a été de vouloir définir et investir leur discours, leur image, leur vision.
C’est en réponse à cette aspiration que se sont regroupés les grands Mages. Ils ont cherché dans la démesure l’idéal de leur collectivité. Imaginant d’immenses fresques, ils ont voulu peindre leur passé glorieux et la splendeur de leur milieu de vie. Ils ont construit de superbes presses, destinées à la diffusion des pages les plus nobles et les plus pures. Ils ont souhaité faire entendre, sous la direction de maîtres, les mélodies qui séduiraient toutes les collectivités environnantes. Le destin de Sophia ne pouvait être envisagé sous un meilleur jour.
Mais alors que les presses rouillaient par manque de mots à reproduire, que les couleurs refusaient de rendre l’image du passé et que l’on comptait plus de chefs d’orchestre que de musiciens, au profond désespoir des Mages, les petits Acrobates poursuivaient leur routine de contorsions et de voltige. C’est sans surprise qu’ils renversaient la boîte de caractères des imprimeurs et se mettaient à galoper sur ces minuscules échasses à travers la cité, laissant des chemins de mots derrière eux. Certains d’entre eux ont un jour empilé des blocs autour de quelques pacifiques arbres, soudant les constructions inertes à la vie cyclique de la cité. Du haut de leur tour, ils ont repéré des nids d’hirondelles à flanc de colline, où d’autres ont installé des boîtes à voix et des machines à ombres.
Peu à peu, les Acrobates ont pris l’habitude de se raconter leur vision de projets farfelus ; les uns ont réécrit les mots des autres ; certains ont même su inviter et faire entrer des Mages dans la danse. La cité s’est trouvée habitée par des œuvres lumineuses ou virtuelles, conjuguant le tissage de l’espace et les vibrations euphoniques. Dans le renouvellement constant de ses visages, elle apparaît maintenant insufflée de la vie même de ses artisans.
Malgré l’impulsion nouvelle souhaitée par les Mages, le désir profond de la cité de trouver à s’exprimer s’est d’abord révélé comme un ressassement du passé, de ses clivages et de ses égarements. Et c’est grâce aux Acrobates que la Sophia d’aujourd’hui trouve ses fondements dans les esprits éveillés de tous ses habitants et dans le partage de leurs illuminations.
Posant un fond de café maintenant refroidi, le vieux barbu se lève et marche d’un pas leste vers la sortie du casse-croûte, frottant ses mains caleuses sur son habit tout barbouillé de peinture. Je n’avais pas remarqué, pendant notre conversation, à quel point il est de petite taille.
* * *
L’Empereur — Quelle riche cité ce doit être… tant de vie, tant de réalisations…
Le Découvreur — Qu’importe l’or… Sophia a bien démontré que sa richesse réside dans la communauté que forment ses habitants, Mages et Acrobates, dans leur ouverture et leur collaboration. La parole reste dans la cité la monnaie d’échange capitale.
L’Empereur — Mais ce n’est pas une ville parmi 56 autres… Il faut la révéler, en faire le point de convergence de tous les citoyens de l’empire…
Le Découvreur — C’est là, cher Empereur, une illusion de votre part. L’essentiel de cette cité est invisible pour les yeux de qui n’y habite pas.
Sur ces mots, le Découvreur s’évanouit devant les yeux de l’Empereur, qui reste avec pour seul témoignage de Sophia cette chinoiserie d’histoire.