J’ai suivi avec intérêt le projet de François Bon, celle des éditions numériques Publie.net. D’abord avec scepticisme, je l’avoue (la déconfiture de 00h00, mauvais timing explique, laissait un goût amer à ce type d’expérience mené par des individus et non par une société aux reins solides). Mais tranquillement ma perception change, notamment par l’identification de quelques principes qui guident le marché de la littérature électronique.
• Un principe éditorial : favoriser la montée de nouveaux supports (le Kindle d’Amazon et les PRS de Sony), mais à l’intérieur du paradigme du Livre (celui que Barthes aimait à décrire dans « Littérature et discontinu », à propos de Mobile de Butor).
• Un principe littéraire : faire de la littérature, point (c’est toute l’ambiguïté du cas We Tell Stories, j’y reviens bientôt, oui).
• Un principe disséminatoire : diffuser, point (pas de DRM, imposer des tarifs minimaux, permettre des accès bibliothèques).
Ce dernier sous-point, celui des accès bibliothèques, crée chez moi un peu de perplexité. C’est qu’il y a une relation étrange qui se développe avec les corpus scientifiques et littéraires qui sont rendus accessibles par les organismes (bibliothèques universitaires, bibliothèques nationales)… L’évolution du marché des produits éditoriaux scientifiques est en soi assez étonnante. C’est comme revisiter l’histoire de l’édition :
— une capacité de production est liée à la souscription à un projet de livre (c’était le cas des grandes entreprises comme les encyclopédies ou les entreprises risquées, d’abord en Angleterre au XVIIe siècle puis en France au XVIIIe siècle) ;
— déplacement : les individus encouragent l’éditeur (le libraire-imprimeur) en achetant un livre produit par lui ;
— déplacement : les individus encouragent l’éditeur et de petits auteurs en achetant un best-seller produit par cet auteur ;
— déplacement : les bibliothèques encouragent les éditeurs en achetant leurs livres;
— déplacement : les bibliothèques encouragent les éditeurs en souscrivant à des collections entières, à des revues ;
— déplacement : les bibliothèques encouragent les éditeurs et les distributeurs en souscrivant à des paniers entiers (de livres et revues numériques).
(Évidemment, ce petit portrait historique est faussé, notamment en raison de la neutralisation du rôle du libraire…).
Et il n’est pas abusif de prétendre que bien des revues savantes et des collections d’éditeurs scientifiques (voire la production entière de ces éditeurs) survivent aujourd’hui grâce à ces souscriptions contractées par les bibliothèques… La souscription s’explique par une relation entre un fournisseur et un consommateur, pour le placer en termes de marché. Mais sur quoi repose cette relation privilégiée ? Si au départ c’était le prestige d’un auteur, l’intérêt d’un projet (ou son caractère risqué…), aujourd’hui cela repose d’une part sur une ambition d’exhaustivité (ou d’offre la plus importante aux usagers, facteur de plus en plus critique pour les bibliothèques), d’autre part sur une foi scientifique : toute source de savoir mérite qu’on la diffuse.
Les logiques sont-elles bien différentes, lorsque l’on compare les corpus scientifiques et les corpus littéraires ?
En ce qui concerne les corpus littéraires, il y a certes des spécialisations associées aux bibliothèques publiques et universitaires (selon les politiques internes, certains sous-ensembles sont privilégiées, fonction des publics visés). La remarque s’appliquait fortement aux corpus matériels (livres, périodiques) ; est-ce que ces orientations politiques guideront aussi la souscription aux contenus littéraires numériques ? En théorie, rien ne laisse croire qu’il en sera autrement… mais les institutions se prêteront-elles de la même façon au repérage des contenus numériques, à leur validation (la foi…) et à leur souscription individuelle ? C’est évidemment sans compter le problème irrésolu des liens 404 — il faudra vérifier périodiquement tous les liens numériques ajoutés au catalogue d’une bibliothèque (ou simplement attendre les complaintes des usagers ?).
Et est-ce que la souscription sera le critère d’inclusion des contenus dans les catalogues des bibliothèques ? Autrement dit, y a-t-il pertinence pour une bibliothèque d’écumer le web pour repérer des contenus scientifiques et littéraires pertinents qui seraient gratuits (donc, en soi, disponibles à tous) ? Les revues savantes en open access méritent certainement d’être référencées… mais que dire des contenus littéraires disséminés à tous vents ? Les bibliothèques remplaceront-elles Google ?
(photo : « cyclopedia », kellypuffs, licence CC)
réaction tardive, mais …
oui les bibliothèques peuvent jouer un rôle déterminant (la foi) et point n’est besoin de lier d’abord tout ça aux catalogues : les lecteurs savent bien où chercher si la relation de confiance avec la bibliothèque est instaurée. Publie.net est le bon exemple : la richesse des textes et leur diversité constituent vraiment une autre « lecture » de la littérature, pas plus pointue que d’autres, en fait. Et par-dessus les erreurs 404 ou les ports 8080, il y a du grain à moudre (l’espérance).
Et sur les libraires (la charité) : où est leur place ?
Merci Michel du commentaire. Je ne suis pas certain d’être d’accord avec la non-obligation du catalogue : s’il faut trouver sur le net l’existence d’un texte (première ressource d’indexation/catalogage) pour ensuite se retourner vers les bibliothèques universitaires/publiques (deuxième ressource) pour avoir accès à un site qui propose sa propre liste de contenus (troisième ressource), ça devient diablement lourd… Car je trouve bien Publie.net dans le catalogue de ma bibliothèque universitaire, mais ça ne me dit strictement rien de ce que ça regroupe. En viendra-t-on avec le même problème que les revues savantes, qui se trouvent indexées dans des BD du style MLA et Francis, auxquelles on a accès par les catalogues de biblio universitaires ? En viendra-t-on avec un catalogue parallèle des oeuvres littéraires numériques ? Je ne peux croire qu’on revienne ainsi en arrière…
Les libraires : c’est le maillon problématique de toute la situation du livre… les scénarios sont très variés selon les interlocuteurs : du simple abandon du métier (algorithme Amazon, en lieu et place) à leur renaissance complète sous un nouveau jour (rôle conseil, interlocuteurs-lecteurs et non simples courroies dans un processus commercial…). Je ne sais trop encore où je loge sur ce point : disons que l’espérance, pour reprendre votre mot, me fait voir le libraire comme un équivalent dans un monde « commercial » du bibliothécaire réinventé par les ressources numériques : un filtre, un aidant, un accompagnateur…