Domaine public et droit d’auteur, compatibles ?

On souligne à juste titre la haute qualité (et pertinence) de l’intervention récente de Lionel Maurel (@calimaq) sur son blog, intervention qui vise à définir les balises d’une loi pour le domaine public en France. Les enjeux sont multiples ; je ne suis pas juriste ; plusieurs méritent des réactions (ceci n’est pas un syllogisme…). Quelques réactions spontanées :

  • Difficulté d’envisager cette proposition de façon autonome, sans intime tissage avec une réflexion de fond sur la loi sur le droit d’auteur — c’est en quelque sorte un continuum, temporel certes, mais surtout culturel… est-il justifié de ne pas construire une vision cohérente d’ensemble, prenant acte de la contribution initiale des créateurs par leurs œuvres pour ensuite envisager leur versement dans le patrimoine culturel ?
  • Étonnement de voir le modèle canadien ainsi mobilisé, alors qu’à l’interne, il suscite généralement l’insatisfaction de toutes les parties impliquées (trop laxiste selon certains par les exceptions qu’il défen, pas suffisamment ouvert à la culture du remix selon d’autres, ignorant des besoins des créateurs en terme de redevances, mal cadré pour bien gérer les réalités de la culture numérique…).
  • La perspective est bien courageuse (téméraire ?), car derrière des énoncés somme toute simples — prorogation pour années de guerre ou « Morts pour la France » — il y a une lourde charge symbolique qu’il faut pouvoir gérer avec délicatesse.
  • Impossibilité de ne pas penser, en écho, au monstre que la montée de l’idée d’auteur a généré depuis l’invention du copyright et sa capture par l’idéal artistique dix-neuviémiste. Certes on a beaucoup gagné sur plusieurs points — ne serait-ce que la reconnaissance du statut d’un écrivain, d’un artiste —, mais la dérape a frappé de plusieurs façons, si l’on prend le point de vue général de la culture (en tant que patrimoine : mémoire et bien collectif).
  • En regard de toute incursion, si minime soit-elle, en territoire numérique, il apparaît terriblement difficile de concilier la conception traditionnelle de l’œuvre avec les pratiques actuelles, marquées par l’ouverture, le refus de stabilité, la circulation, la collectivisation de la création, la mixité des matériaux (leur nature, leur origine, leur originalité)…
  • Je note avec joie la prise en compte de dimensions métadiscursives : bases de données comme modalités de diffusion et métadonnées comme bien public. Ce sont des réalités courantes mais invisibles pour bien des acteurs, et par ailleurs capturées par des sociétés avides de revenus.
  • Il m’importe de souligner la qualité de la démarche elle-même : non pas simple réaction d’humeur, mais avancée soutenue par des contre-exemples ou des cas d’abus d’interprétation qui justifient telle et telle modification. Et cohérence d’ensemble, évidemment (mais heureusement), de la vision proposée.
  • Satisfaction, enfin, de voir la salve de commentaires générée par cet article fort technique : ça ne tombe pas dans l’ignorance la plus crasse, et c’est un bon signal pour la suite des choses…
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2 réflexions au sujet de “Domaine public et droit d’auteur, compatibles ?”

  1. Bonjour,

    Merci beaucoup pour cette réaction et la manière dont vous en parlez. Je vous réponds sur certains points.

    Oui, l’idéal serait bien sûr que la question du domaine public ne soit pas traitée indépendamment d’une remise à plat globale du droit d’auteur. Le problème, c’est que les crispations sont telles sur le sujet qu’une telle entreprise est politiquement impossible. La question de la lutte contre le partage/piratage contamine tout.

    Du coup, je pense utile de poser la question du domaine public à l’heure numérique pour aborder la question sous un angle nouveau, qui sera peut-être plus favorable aux usages. On va pouvoir parler de droit d’auteur, sans parler de piratage. Je pense que cela peut être fécond. J’avoue que c’est un pari, mais j’essaie encore un peu d’espérer…

    Le Canada sort d’une épreuve difficile, avec le vote de la loi C-11, qui a laissé des traces profondes, aussi bien chez les ayants droit que chez les acteurs de la culture numérique. Mais il se trouve que je connais assez bien la loi sur le droit d’auteur canadienne (c’est même au Canada que j’ai découvert le droit d’auteur, pour me plonger plus tard seulement dans le droit français). Or votre loi est comme un trait d’union entre la tradition du droit d’auteur « à la française » et le copyright américain. Elle comporte plusieurs mécanismes originaux, qui présentent à mes yeux beaucoup d’intérêt. D’ailleurs, les éléments que je vise dans le projet sont antérieurs à la loi C-11. D’où mon intérêt pour votre système.

    Concernant la charge symbolique que ce projet va toucher, vous avez parfaitement raison. C’est sans doute même la principale difficulté et je pense qu’il sera très complexe de débattre sereinement en France de sujets comme le droit moral par exemple, qui est quasiment « fétichisé » chez nous. Mais le domaine public mobilise aussi d’autres charges symboliques, liées à l’accès à la culture, au patrimoine, à la mémoire. Et c’est ce qui en fait un instrument de réforme potentiellement puissant.

    Enfin, comme vous le soulignez, c’est toujours un enchantement pour moi de voir que des billets très longs, très techniques et très complexes, comme ceux que j’écris habituellement, sans aucune concession sinon le souci constant d’être clair, sont lus et génèrent des commentaires de grande qualité.

    C’est un des miracles d’Internet et rien que pour ça, cela vaut la peine de garder espoir.

    Merci encore,

    Lionel

  2. Merci Lionel pour cette réaction rapide et éclairée. Les crispations ne sont pas à sous-estimer, en effet. Elles sont certainement les principales forces d’inertie (et de fermeture à des pratiques — tant artistiques que juridiques — renouvelées).

    Charges symboliques du domaine public liées au patrimoine : piste intéressante. C’est probablement un terrain très important à dynamiser et à réactiver, pour éviter qu’une telle proposition tombe dans l’oubli. On est certainement là devant une campagne stratégique à mener, mobilisant ici des argumentaires, des propositions de reformulation, des exemples/contre-exemples probants, réveillant là des sentiments profonds sur la culture, des valeurs partagées fondamentales, des mécanismes de défense du patrimoine culturel. Bon courage devant l’épreuve !

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