Le livre : fin de la séparation du corps et de l’esprit ?

N. Katherine Hayles, « Print is Flat, Code is Deep : The Importance of Media-Specific Analysis », Poetics 2004. Observation préliminaire :

the long reign of print made it easy for literary criticism to ignore the specificities of the codex book when discussing literary texts. With significant exceptions, print literature was widely regarded as not having a body, only a speaking mind.

En conclusion, après avoir dressé le portrait des enjeux médiatiques de la littérature hypertextuelle :

In retrospect, we can see the view that the text is an immaterial verbal construction as an ideology that inflicts the Cartesian split between mind and body upon the textual corpus, separating into two fictional entities what is in actuality a dynamically interacting whole. Rooted in the Cartesian tradition, this ideology also betrays a class and economic division between the work of creation—the privileged activity of the author as an inspired genius—and the work of producing the book as a physical artifact, an activity relegated to publishers and booksellers. As the means of production moves into the hands of writers and artists for both print and electronic media with desktop publishing, fine letter presses run by artists’ collectives, such as the Visual Studies Workshop Press, and electronic publishing on the Web, the traditional split between the work of creation and the work of production no longer obtains. This shift in the economic and material circumstances in which literary works are produced makes all the more urgent the challenge of rethinking critical and theoretical frameworks accordingly. We can no longer aord to pretend that texts are immaterial or that text on screen is the same as text in print. The immateriality of the text has ceased to be a useful or even a viable fiction.

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Sortir de la fin (Dickner, Tarmac)

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— Dans un territoire comme la Palestine, par exemple, un cavalier pouvait parcourir jusqu’à 65 kilomètres par jour. Un piéton isolé, environ 40. […]

Rien ne se déplaçait plus lentement qu’une famille. Si on traînait des vieillards, des éclopés, de jeunes enfants ou, pire encore, des femmes enceintes, alors la vitesse moyenne tombait sous la barre des 15 kilomètres par jour. […]
Ça jette un éclairage intéressant sur le Nouveau Testament, non ? Le récit commence avec une femme enceinte qui se dirige vers Bethléem à dos d’âne. L’image même de la vulnérabilité. L’époque est trouble, les routes sont dangereuses — mais la femme prend son temps. Elle sait des choses que le lecteur ignore. Elle sait qu’il reste encore sept cent pages avant l’Apocalypse.  (Tarmac, p. 233-234)

L’impression de se faire mener par le bout du nez… pas par un personnage, pas nécessairement par l’auteur, ni même par un narrateur (qui se révèle aussi oscillant ici que dans Nikolski). Avoir la foi qu’on se rendra quelque part, que le chemin en vaudra la peine.

Tarmac est étonnant : tout à fait dans le ton de Nikolski, avec ses jeunes adultes colorés, l’obsession de la culture médiatique, les culbutes rhétoriques, des situations invraisemblables mais auxquelles on prend plaisir à croire. Mais néanmoins, une autre histoire, une ligne plus forte, une mécanique implacable qui nous conduit vers la fin. Personnage masculin qui prend du temps à se laisser percevoir ; part de fantastique qui pointe çà et là dans le roman, alors qu’on ne s’y attend pas / plus. Pente descendante en deuxième moitié, sentiment de deuil qui nous envahit à l’instar des personnages. Dernier droit vers l’abattoir.

On est en plein imaginaire de la fin, avec cette thématique apocalyptique… Fin d’un monde, mais début d’un autre, peut-être, comme le souligne Hope : c’est nettement la fin de l’adolescence, de l’insouciance, et l’ouverture sur le monde adulte. Donc pas un terminus ad quem, mais un seuil, un passage. Étrange l’impression d’être dans la thématique pascale — ça sent la résurrection à plein nez (mort de la mère, réapparition fantomatique de la fille quelques jours plus tard, histoire de sang et de descendance). Est-ce que tout deuil qui se résorbe, qui est contourné, doit nécessairement être lié à l’imaginaire judéo-chrétien ?

Absorption, donc, de cet imaginaire de la fin pour le parodier, pour le canaliser… peut-être enfin une sortie de cette décadence fin-de-siècle-et-de-millénaire qui nous accablait depuis les années 1990.

Bizarre de lire tout ça hier et d’y réfléchir ce matin, alors posté dans une auto en file, attendant de cueillir des poches de paillis de cèdre pour regarnir des plate-bandes autour de mon Bunker de banlieue. Faut dire que ça ressuscite fort tout autour. Et que le sous-sol est un relais vers des amitiés et des collaborations distantes — téléporteur à sa façon. « Beam me out, Scotty. »

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Salon double, entrées récentes

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Davantage ici : Salon double

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Tarmac

31790159_6bb1fc120b_mJ’ai vu Nicolas Dickner partout : il tenait son citron en équilibre sur son doigt à la sortie de mon Métro, près de la compacteuse à canettes, mais aussi en haut des marches, Aux petits oignons, sur la rue Bégin (tout près des grands bras qui balayaient le café fraîchement rôti pour qu’il tombe dans le contenant un peu plus bas), et même probablement à la sortie de la quincaillerie (mais bon, je tenais un gril à légumes à triple ajustement de hauteur, une bouteille de colle à bois et trois-quatre factures, mon regard s’est égaré) — (pas la même photo en ligne, tant pis). Puis il s’est mis à clignoter partout sur mon ordi : dans les titres des articles du Devoir de la fin de semaine, dans mon agrégateur… question d’apprécier et de se laisser prendre à la frénésie fabulatoire et de trouver que le 15 avril, c’est bien trop loin encore.

 

(photo : « Hiroshima 1945 Ground Zero », ccgd, licence CC [Taken by the ships photographer of aircraft Carrier HMS Vengeance – my Fathers Ship – after delivering Royal Indian Air force Spitfires to Japan in late 1945])

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L'obsolescence de la technologie

Article intéressant (pas tout à fait récent, encore que, relativement parlant…) d’Alexander Stille sur la durée de vie des technologies, notamment celles qui sont liées au stockage et à la diffusion de l’information. Forme de visite guidée d’un laboratoire consacré aux technologies obsolètes, au sein du Department of Special Media Preservation de National Archives (Washington). Quelques observations intéressantes en marge de l’évocation de dinosaures technologiques. D’abord sur le lien intime entre le support et l’information :

One of the great ironies of the information age is that, while the late twentieth century will undoubtedly have recorded more data than any other period in history, it will also almost certainly have lost more information than any previous era.

there appears to be a direct relationship between the newness of technology and its fragility. A librarian at Yale University, Paul Conway, has created a graph going back to ancient Mesopotamia that shows that while the quantity of information being saved has increased exponentially, the durability of media has decreased almost as dramatically.

Sur les conséquences d’une incapacité à composer avec cette obsolescence :

Because of the problems posed by reconstructing obsolete hardware and software, the Archives issued an order that government agencies were free to print out their email onto paper for permanent storage.

Après un exposé assez déroutant sur la masse documentaire générée par le gouvernement américain dans le dernier demi-siècle, Stille rapproche les problèmes de conservation du processus qui fait en sorte que certaines pièces de Sophocle nous soient parvenues (multiplication des copies et valorisation de certains textes par le public => attribution d’une valeur, reconnaissance implicite d’un canon). Il clôture son article par une référence à la Bibliothèque de Babel de Borges, sur le désespoir des bibliothécaires qu’il y dépeint…

La question de la préservation des contenus numériques est critique. Elle se définit néanmoins par des aspects variés : le vieillissement rapide des supports (durée de vie d’un CD vs d’une feuille de papier) et l’obsolescence des technologies elles-mêmes (question hardware) ; la consultation parfois rendue impossible en fonction de conditions difficiles à reproduire (voir l’exemple cité par Stille sur le désalignement des têtes de lecture d’un appareil) ; l’absence d’un sens de la continuité dans l’établissement des logiciels (la non-compatibilité des logiciels d’une génération à l’autre, voire d’une version à l’autre). En ce sens, des travaux sont en cours au NT2 pour tenter de préserver des expériences de navigation d’œuvres hypermédiatiques, à défaut de pouvoir assurer les conditions matérielles et logicielles pour assurer ad vitam æternam leur consultabilité.

Corollairement, il paraît intéressant de voir que Stille appelle le phénomène de la réduplication pour expliquer la survie de la littérature antique (en raison de la nature allographique des œuvres littéraires). C’est pourtant le dada actuel de tous les tenants de l’information numérique : c’est dans la diffusion (et donc dans la multiplication des copies) qu’on assurera la survie des données actuellement disponibles. Pourtant, le défi qui est le nôtre est l’adaptabilité de l’information à une évolution des plateformes logicielles. Quelle solution ? Viser la plus faible détermination logicielle des données ? (d’où l’archivage souvent prôné en .tiff, pour conserver la qualité du document, tabler sur le plus petit dénominateur commun des standards informatiques et diminuer les contraintes éventuelles à la lisibilité du document — comme c’est une image, l’interprétation est réduite au maximum, étant in fine confiée aux yeux du lecteur) Et comment composer avec l’enrichissement des données ? Le métacodage des documents (métadonnées XML) et leur inscription dans l’actuel mouvement de sémantisation des données (RDF, linked-data) seront-ils suffisants flexibles pour assurer la survie de ce travail gigantesque que nous sommes à réaliser ou à planifier ?

La sagesse de tout projet numérique résidera sans nul doute dans la capacité de prendre en charge, voire de prioriser la pérennité de son propre travail.

(photo : « Mac G4 Cube Fish Tank », smalldog)

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