Suivant l’invitation de Ben Vershbow (sur if:book), je traverse l’article de Jonathan Lethem, « The Ectasy of Influence », publié dans le Harper’s. Propos intéressant, fondé sur le principe que dans la culture, le plagiat, l’emprunt et l’allusion sont des pratiques courantes, voire fondamentales. La tonalité de son article va plutôt du côté du droit, en raison des enjeux posés par le copyright et la propriété intellectuelle (il fait allusion ironiquement aux scouts qui devraient payer des droits d’auteur pour entonner quelques chansons autour du feu de camp). Il en vient à prôner pour « a commons of cultural materials ».
Il émet quelques hypothèses intéressantes, ici sous la forme d’énoncés efficaces (« Blues and jazz musicians have long been enabled by a kind of ?open source? culture »), là dans sa façon de décrire les phénomènes (l’inexistence probable des Simpsons si ces emprunts n’étaient plus possibles). Je ne reprends pas tous ses arguments (food for thought, pour un autre jour), mais cette question de la copie, décidément d’actualité avec la réflexion sur les DRM des pièces musicales, me ramène à Goodman et à Genette :
Even as the law becomes more restrictive, technology is exposing those restrictions as bizarre and arbitrary. When old laws fixed on reproduction as the compensable (or actionable) unit, it wasn’t because there was anything fundamentally invasive of an author’s rights in the making of a copy. Rather it was because copies were once easy to find and count, so they made a useful benchmark for deciding when an owner’s rights had been invaded. In the contemporary world, though, the act of ?copying? is in no meaningful sense equivalent to an infringement?we make a copy every time we accept an emailed text, or send or forward one?and is impossible anymore to regulate or even describe.
Son parallèle avec le courriel est certes abusif, mais il a le mérite de faire émerger la dématérialisation des ?uvres en mode numérique. Revenons en arrière : Nelson Goodman a établi la différence entre des ?uvres en régime autographique (dépendantes de l’historique de production, et dont la reproduction appelle la contrefaçon) et les ?uvres en régime allographique (reproduisibles en raison de la conformation à un original qui permet de corriger toute non-concordance). Gérard Genette, dans L’?uvre de l’art (voir ici un compte rendu parmi tant d’autres), poursuit cette réflexion, en tentant notamment de préciser les modalités possibles de relation allographique. Il distingue notamment les propriétés d’immanence (propriétés renvoyant à l’identité du texte) des propriétés de manifestation (propriétés contingentes, reliées à telle copie de l’?uvre).
En mode numérique, n’observe-t-on pas un passage vers une existence des ?uvres qui délaisserait les propriétés de manifestation ? C’est un peu ce qui se cache derrière les anciennes versions numérisées de classiques littéraires, lorsqu’on recourait à du simple texte (de l’ASCII pur)… difficile pourtant aujourd’hui de faire abstraction de la mise en forme de l’information, tout comme cette idée d’une existence en dehors de sa manifestation semble impossible à envisager pour la musique (le choix de l’instrumentation, la performance, la phonographie laissant moult traces qui identifient l’?uvre). Mais cette identité musicale réside-t-elle dans la séquence imaginée des notes ou n’inclut-elle pas l’ensemble de ces paramètres ? N’en est-il pas de même en littérature, alors que les ?uvres investissant la textualité même du livre (ou du support) se multiplient, ce travail de mise en page étant parfois aussi significatif que le texte lui-même ? (pensons à House of Leaves ou à Apikoros Sleuth…)
On dirait que les pratiques artistiques, voyant arriver le règne d’une circulation libre de leur immanence, se réfugiaient dans leur manifestation pour s’agripper à leur occurrence matérielle… Pourtant, on n’arrêtera pas pour autant la circulation des imaginaires, qui nous permet de se raconter l’histoire de tel film ou de tel roman, et ainsi produire un bagage culturel à reprendre, à réécrire, à recomposer.
Bonjour René,
Ta réflexion, fort lucide, m’amène à émettre un commentaire que j’ai déjà émis au sujet du caractère potentiellement allographique des oeuvres numériques. En effet, quelqu’un (je ne rappelle plus qui) annonçait l’avènement de la musique enregistrée (et donc de toute entitée numérique) comme art entièrement allographique, puisque codé (code binaire). Autrement dit, si je recopiais bit par bit tout le code numérique de tel enregistrement, j’en arriverais à reproduire ledit enregistrement. Bien que séduisante, cette proposition souffre d’un léger problème, disons, pratique: pour qu’une telle pratique en vienne à être véritablement allographique, il faudrait alors imaginer un « artiste » qui en arrive à aligner une série de milliards de « 0 » et de « 1 » de façon à obtenir le résultat sonore (ou visuel, ou filmique, ou littéraire) escompté. D’ici là…
🙂