Je n’aime pas les livres – exit le lieu commun du littéraire au milieu de murs couverts de bibliothèques (souvent poussiéreuses) remplies de livres (souvent désordonnés, généralement en doublons involontaires). J’en fais usage, après je les égare, ils se noient dans des piles ou ils s’enfouissent sous des journaux et des revues. Ils m’encombrent, au sens où les bonnes volontés se transmuent en piles procrastinatoires de lectures-que-j’aimerais-faire, de lectures-que-je-devrais-faire. Les livres me rappellent la vie trop frétillante, les livres accusent mon éparpillement.
J’aime le livre — mais vous ne me verrez pas pleurer de perdre la chance de lire un livre-qui-sent-bon-la-colle-et-la-chaux dans mon bain, comme je préfère nager à prendre un bain (les bains sont trop petits), comme je préfère feuilleter, lire, parcourir, prendre des notes à sniffer une ligne de caractères dans une masse plus ou moins écologiquement responsable de pulpe ligneuse. Le livre est une technique fascinante, croisant le codex et la rhétorique, combinant les arts populaires de la manipulation (rouler un livre poche pour n’avoir qu’une page devant les yeux) et les pratiques d’écriture – du roman, du recueil, des écrits scientifiques. Son historicité impose le respect, mais son inscription profonde dans les us et le quotidien l’amène à prendre des couleurs inattendues, à s’adapter à son contenu, à se transformer selon les supports, à être malléable. Foin de vénération obtuse ou de sacralité montée en épingle, car le livre s’impose par lui-même, par son efficace et sa résilience. Je fais son éloge, mais ne prends pas sa défense.
On devinera alors ce que je pense du livre numérique — les lieux de l’écrit évoluent, les méthodes de sa consignation et de sa circulation s’adaptent, les besoins liés à l’écologie du savoir se remodèlent constamment. Le livre s’y prête, revêt de nouveaux atours et s’offre en performance. Il importe d’aller voir ce qui advient de cette expérience dans les aires de la culture numérique, d’observer et de s’engager – du travail nous y attend.
C’était la motivation qui nous a poussé à rassembler des gens dans le cadre de l’édition Montréal 2018 du colloque ÉCRIDIL, lancé en 2016 par Stéphane Vial à l’Université de Nîmes. Rassembler des spécialistes, des expérimentateurs, des critiques, de sorte d’avancer dans le « défi de design » que pose le livre, à l’intersection numérique de la création et de l’édition. Plus d’une quarantaine d’intervenants (dont une majorité de collègues français), quelques dizaines de curieux et d’intéressés, une équipe technique imposante : cette rencontre, tenue il y a deux semaines à l’Usine C, profitait bien de l’atmosphère des lieux marquée par l’idée de la fabrique (l’usine de la compagnie Alphonse Raymond, qui produisait des confitures de fruits, réhabilitée en centre de création et de production pluridisciplinaire par les têtes portantes de la compagnie Carbone 14).
- Comment fabriquer le livre en contexte numérique ?
- Quelle expérience offrir, partant des horizons d’attente de lecteurs de livres mais s’appuyant sur les codes de la culture numérique ?
- Les développements techniques récents et les productions livresques numériques nous apprennent-ils de nouvelles réalités – de création, de design, de lecture – qu’il faudrait mieux prendre en compte ?
Les échanges ont été vifs, captés par un livestream (voir les liens intercalés dans le programme) et éventuellement archivés dans une version plus propre. Les points de vue étaient riches, se situant au point de rencontre intermédiaire entre les postures des uns et des autres (études littéraires, culture numérique, info-comm, bibliothéconomie, design, édition…). Tous étant décentrés, en quelque sorte, par rapport à une pratique déjà vaste, l’ouverture était l’attitude prédominante et les positions dogmatiques n’ont pas eu voix au chapitre, traînant sous la pluie dans les rues avoisinantes. Pour ma part, en position d’organisateur, je ne suis que très peu intervenu, laissant les positions s’entrechoquer et une perspective complexe mais cohérente se développer.
On aura apprécié les boutades qui illustrent bien les visions respectives, mais qui sont néanmoins éclairantes, voire déterminantes.
- Un livre numérique c’est celui que les bibliothèques peuvent acquérir (Olivier Charbonneau, Concordia).
- Ce qui est ici déterminant, dans le contexte numérique, ce n’est pas le livre, mais l’écriture (Emmanuël Souchier, GRIPIC/CELSA).
- Le livre ne m’intéresse pas (Marc Jahjah, Nantes).
Le livre numérique est une étonnante réalité insaisissable. L’expression même renvoie à une diversité d’acceptions qui ne se recoupent que partiellement, que contextuellement – un petit état des lieux viendra d’ailleurs sur le sujet. C’est que les moyens de production recouvrent les définitions commerciales, que les considérations techniques croisent les politiques culturelles, que les ambitions personnelles se butent aux conglomérats éditoriaux. Persiste néanmoins, en toute situation, l’idée d’une expérimentation – ou, plus précisément, d’un travail sur l’expérience du livre.
C’est dans cet esprit qu’on a imaginé que le colloque devait trouver à être pérennisé sous la forme d’un livre, à l’intersection d’une expérience de « création/édition » et d’une expérience technologique de production. L’idée d’un booksprint s’est imposée et a été prise en charge par Servanne Monjour, Nicolas Sauret et Jean-Louis Soubret. Une équipe a synthétisé les communications et les échanges au cours de l’événement, pour s’en servir comme matériau au sein d’une traversée des notions-clés abordées par les participants. Deux jours de travail intensifs, puis deux semaines de poursuite du chantier. Bien des enjeux techniques #opensource #git #pagedmedia, bien des réalités concrètes de l’édition #rédaction #uniformisation : le chantier progresse bien et donnera lieu à une publication (en impression à la demande) dont la couleur reflétera les variations technologiques et conceptuelles exposées pendant ÉCRIDIL. À suivre très vite.
Je n’aime pas la stabilité du livre, son immobilisme, son seul sens de la propriété (qui émerge des études sur les biens numériques – via HBR, merci MarcG). Je n’aime pas ce à quoi réfère le (réel) sens de l’expression « Les paroles s’envolent, les écrits restent » – les livres doivent circuler, qu’ils aillent et qu’ils viennent, qu’ils se transforment et renaissent sous d’autres couverts, sur d’autres supports et plateformes. Cette mouvante permanence du livre doit être actée, mais surtout, plus que jamais, elle doit être performée.
(crédits photo [sauf pour la deuxième] : Louis-Olivier Brassard)
Merci pour ce billet synthétique qui donne une idée de tout ce que j’ai manqué au colloque ÉCRIDIL (pour cause de fin de semestre collégial). J’attends avec impatience ce « book sprint » qui traversera sans doute la ligne d’arrivée dans un avenir rapproché. Tenez-nous au courant s’il vous plaît.
Merci Jean-François pour ces bons mots. Le booksprint avance fort bien, et j’en publiciserai les résultats sans faute !