Ce que l’on a fabriqué en un an

futur du numeriqueJe ne voulais pas manquer cet anniversaire. Par nostalgie un peu, par acquit de conscience aussi, par souci de marquer le temps qui a passé. Il y a un an se tenait à Québec la Fabrique du numérique. Événement inspiré du modèle du BookCamp, que l’on a remâché à notre façon — Éric Duchemin, Clément Laberge et moi.

Plusieurs dizaines de personnes (j’ai perdu le décompte) s’étaient réunies, simplement pour le plaisir de discuter édition numérique, livres électroniques et enjeux divers (distribution, modèles économiques, identité numérique, revues en ligne…). Des gens du monde littéraire, d’autres du monde scientifique/académique/universitaire, d’autres encore plutôt liés à la création ou au milieu de la blogosphère. Un échantillon vraiment hétéroclite. Des discussions inattendues ont eu lieu, des échanges imprévisibles entre acteurs non professionnellement liables, des connivences se sont installées. C’était déjà beaucoup, c’était déjà réussi.

Peut-on mesurer les traces de cet événement ? Très difficile. Nos prévisions utopistes nous faisaient conclure l’événement avec un manifeste ; on ne s’est pas rendu à cette étape en après-midi. Certains post-it de la fenêtre ont-ils germé ? Sûrement, d’une façon ou d’une autre. Mais par dessus tout, pas envie de faire œuvre de traçabilité ici. Plutôt prendre le pouls de la dernière année.

Quelques observations ? Je risque de me faire rabrouer, mais l’exercice est stimulant. Pourquoi s’en priver…

Si l’esprit de la Fabrique était celui d’une communauté qui cherche collégialement, la situation actuelle est plutôt apparentée à un processus d’industrialisation. Le marché du livre numérique se structure de plus en plus, les acteurs prennent place, certains émergent alors que d’autres disparaissent. Cette étiquette d’industrialisation peut être connotée négativement, pourtant elle renvoie à un mode de rapport entre une société, son capacité de production et les produits. Des producteurs se spécialisent, un marché est établi et cerné, des consommateurs se présentent (tranquillement) au portillon.

Où est la culture dans tout ça ? Elle s’institutionnalise tout autant. Revues spécialisées, programmes de formation, programmes de soutien aux artistes émergents, événements de diffusion, financement. Néanmoins, une réelle prise en charge large par le public de cette culture dite numérique tarde à se faire sentir. Il y a toute une courbe d’apprivoisement avant que ça s’insère « naturellement » dans la culture au sens général. Si l’idée du livre numérique fait tranquillement son chemin, son adoption, elle, reste relativement restreinte à certaines niches (dont le secteur académique). Il y a du chemin à faire de ce côté.

La question de l’identité numérique, noyautée par les enjeux de vie privée, ne franchit pas le cap du large public. Les Facebook de ce monde, trop souvent démonisés par les médias, accaparent tout l’espace mental collectif. Difficile de tenir une réflexion articulée sur la présence numérique des gens, sinon par ses ratés : conditions pathologiques de dépendance au web, Facebook comme vecteur de violence psychologique entre jeunes, prédateurs sexuels, au mieux commence-t-on à envisager la gestion de l’héritage numérique de personnes décédées…

La construction de soi, le développement en ligne d’une facette professionnelle, l’économie de l’attention et le recentrement des médias sociaux autour d’un meilleur modelage des visages de soi présentés au monde demeurent les parents pauvres de la réflexion. À peine entame-t-on le lent processus d’intégration de modules de digital literacy dans les cursus académiques. Paradoxalement, cette réflexion avancera en raison des dérapes (para-)juridiques… Triste, mais au moins efficace…

L’entrée du livre numérique dans le paysage culturel fait encore abstraction des usages concrets des livres. Le livre continue d’être considéré comme une pratique unique, avec des configurations statiques et une seule conception de la lecture. Et c’est le modèle du roman qui l’emporte (il faudrait revenir sur ce que ça représente, symboliquement parlant). ePub, pdf et livres-applications sont modelés en fonction de cette lecture continue, balisée par les chapitres (qui sont des repères plutôt que de réelles sections) et où l’on n’a pas à s’y retrouver autrement que par les fonctions de signets (proposées à l’interne par les logiciels de lecture). Conception bien étroite de cet objet polymorphe…

Comment inscrire la poésie sous format ePub ? Comment arriver à gérer facilement (côté éditeur) les tableaux et nombreuses notes en bas de page des ouvrages scientifiques dans un ePub ? Quel protocole de citation utiliser (ou inventer!) pour les ouvrages à recomposition paginale (sous format ePub) ? [Amazon aurait avancé de ce côté sur le Kindle, mais suivant le principe du livre homothétique : la page indiquée est celle de la version papier.] Que dire des manuels destinés au monde scolaire ?

Sur ce point, enfin, émerge de nouveau la question de la saisie de notre bibliothèque numérique. Des pdf sur nos portables, des ePubs dans huit logiciels différents sur iPad ou autres tablettes, des livres en ligne ou des livres-applications. Comment s’y retrouver, avec la croissance phénoménale de la disponbilité des livres numériques ? Les usages des livres dépassent la simple représentation sur pseudo-tablettes de bois des icônes de livres (ah nostalgie). Il faut pouvoir s’y retrouver — et tout mettre en local, ou à l’inverse tout mettre dans les nuages, ne réussit pas à résoudre cette difficulté. Et cette difficulté jouera profondément sur l’adoption réelle d’usages de lecture numérique, au-delà du caractère séduisant des supports technologiques proposés.

La littérature numérique se définit de plus en plus comme la jonction de deux courants : l’expérimentation associée à la littérature hypermédiatique et la conversion numérique de la littérature conventionnelle. Si les premières œuvres de littérature en contexte numérique tablaient résolument sur la différence médiatique (hypertextualité, intégration de matériaux graphiques, audio et vidéo), leur progression actuelle tend pourtant à revenir à une approche plus texto-centrée (ce qui n’empêche pas, signalons-le, le développement de pratiques artistiques hypermédiatiques où l’hybridité entre arts visuels, vidéo et texte est fondamentale). La réception soit mauvaise soit rarissime de cette production a semble-t-il conduit certains créateurs à revenir dans le giron littéraire, replaçant la réflexion sur les possibilités du texte dans un horizon d’attente qui ne soit pas complètement à construire. À l’inverse, la transposition d’œuvres littéraires sur support numérique et la création littéraire en contexte numérique (blogs, wikis, publication directement numérique) ont lentement assimilé les possibilités technologiques.

Résultante : des œuvres comme Accident de personne de Guillaume Vissac. Celle-ci est constituée de courtes descriptions de personnes ou de situations, liées à une circonstance du réel (ces « accidents de personne », autant de tentatives de suicide dans les transports en commun en France). Pourtant, il y a une forte proximité avec des expérimentations antérieures (253 de Geoff Ryman), par les hyperliens entre les descriptions ; la technologie est sous-jacente, par la version 1 de l’œuvre envoyée par Twitter (ses 140 caractères) et ces liens omniprésents. La dimension littéraire est patente : force d’évocation du langage, caractère imagé de la prose en raison de sa concision, anaphore structurant les fragments… L’œuvre manifeste l’intégration transparente de procédés technologiques, refusant de faire de la présence de ceux-ci une démonstration explicite.

Il est difficile d’imaginer comment se stabilisera cette négociation entre le texte et sa technique ; probablement bougera-t-elle constamment, la littérature refusant certaines innovations pour ensuite les faire entrer par la porte de côté. Peut-être y a-t-il là la prémisse d’une compréhension plus fine, moins techniciste, de la culture en contexte numérique : la relation de refus puis d’acceptation, constamment réitérée, schématisant bien les transformations observables dans le champ littéraire (ou artistique) — sorte de poétique de la saccade.

Évidemment, cet état des lieux, bien parcellaire, l’est encore davantage par le regard que je décide de porter sur le monde de l’édition, du livre et de la littérature en contexte numérique. À l’heure de cette frénésie pour ce qu’on appelle (de façon contestée) la curation, ces regards singuliers importent encore plus qu’auparavant, en autant que ces singularités se conjuguent au pluriel de leurs manifestations. À vous la parole…

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11 réflexions au sujet de “Ce que l’on a fabriqué en un an”

  1. Merci René pour cette réflexion — et pour cette invitation à « marquer le temps qui passe ». Déjà un an… eh ben…

    Ce qui me frappe un an plus tard c’est à quel point les avancées sur le plan de « l’approche commerciale » et sur le plan de « la dimension culturelle » continuent de se faire en parallèle — avec tellement peu de points de contact. On aurait pourtant pu penser (souhaiter) que le contexte allait être favorable à un grand brassage d’idées qui pourrait influencer en profondeur, et avec une très large portée, à la fois la manière de créer et de diffuser la littérature.

    En ce qui me concerne, cela relève du constat plus que de la déception, parce que ces réflexions se métisseront inévitablement… même dans une relative ignorance l’une de l’autre. Ça ne se passera simplement pas « comme on aurait pu le prévoir ».

    Il y a tant à apprendre pour tirer profit des « nouvelles technologies » et des réseaux dans une perspective de création et de diffusion de la culture… 

    …tant que les forces vives se multiplient et qu’on explore large, dans une perspective d’invention et de développement, alors je pense qu’on peut dire qu’on est globalement dans la bonne direction.

  2. et pourtant, Clément, comme il est triste, si c’est toi qui l’énonces, ce constat : tu étais à la bonne intersection pour pousser ce coin dans l’arbre de vie, et ça reste un enjeu décisif

    côté web on essaye de tenir le coup, mais comment dialoguer avec un interlocuteur absent ? on ne voit pas le monde du « livre » sur les réseaux ni dans les débats des blogs, à part quelques exceptions chez vous évidemment, que ce soit Daniel « d’Ulysse » ou Gilles notre Septentrion international

    pas d’hésitation de toute façon dans la direction, ça brasse de tous les côtés, techniques, epubs, plateformes de ventes, et même le petit commerce qui s’organise pour ceux comme moi qui n’appartiennent pas au monde industriel, mais bien obligé de suivre ce qui nous arrive

    oui, cette journée de la Fabrique était vive et forte – j’étais tout surpris de découvrir via billet de René qu’il y avait seulement 1 an… on a eu à Paris notre bookcamp de septembre, événement quasi jumeau dans densité et échange – à quand se monter un événement Qc-Fr avec live stream ?

    et merci l’inusable conceptualisateur du 7ème étage de nous gratifier ce soir d’une « poétique de la saccade », voilà qui ne pouvait venir que de toi, l’ami René!

  3. François: je ne pense pas qu’il faut présumer que « l’interlocuteur est absent » parce qu’on constate qu’il ne s’exprime pas.

    Le dialogue est une affaire complexe: il faut que les gens apprivoisent d’abord ces nouveaux contextes, qu’ils sentent que l’expression de leur point de vue sera accueilli (à défaut d’être « bien reçu » et qu’ils apprennent aussi à s’exprimer dans ces nouveaux espaces.

    On est pas encore arrivé, collectivement, à réunir toutes ces conditions — mais je ne perds pas confiance, et cela, malgré le fait que la radicalisation de certains discours ne facilitent pas les rapprochements (et cela, je le déplore).

    Et si le reproche de l’absence était un peu plus personnel (je l’accepterais humblement!) je te dirai simplement que c’est justement mon engagement à faire en sorte d’amener de nouveaux interlocuteurs dans ces espaces qui me force à être plus silencieux qu’il y a un an: parce que je multiplie les échanges et les rencontres dans d’autres lieux, toujours avec la même intention et la même détermination (et que les journées n’ont toujours que 24h).

    Hésitations sur la meilleure manière de faire, peut-être, mais certainement pas une manifestation de résignation — tu peux en être certain!

  4. On est là dans le caractère paradoxal de la fonction des passeurs : peu nombreux, ils ploient sous la charge de raccommoder des univers a priori non liés. Et tous n’ont pas cette capacité (vulgarisation, diplomatie, entrées dans les bons milieux). Leur travail est toujours insuffisant, vu de l’extérieur.

    Le souhait d’un rassemblement des forces vives formulé par Clément va en ce sens — le Québec a beau être un petit monde, le travail de terrain est lourd.

    L’absence des interlocuteurs est patente, oui… mais on a là, notamment, la résultante d’une digital literacy qui n’est pas suffisamment grande chez les joueurs-clés dans le monde du livre. Le lent renouvellement des décideurs et des conseillers influents sera le meilleur gage d’une présence au monde (virtuel)… sauf pour les quelques rares qui oseront s’atteler pour acquérir les compétences numériques nécessaires à une bonne saisie des transformations en cours. Lenteur, oui, mais progression au moins.

  5. non, Clément, le reproche n’était pas personnel : je le posais à plus vaste échelle, je ne sais pas si tu as suivi le débat franco-français (je sais que c’est pas grand-chose, vu de chez vous!) sur la loi #Prisunic : d’un côté les tribunes répétées du président du SNE dans Le Monde, de l’autre côté le web, et aucun échange possible d’un côté à l’autre – idem le fait si étrange pour moi que les éditeurs de l’imprimé commencent à se risquer dans le numérique (et pourtant, combien vous devez enrager de leur frilosité commerciale…) sans se doter pour autant de vraie présence réseau, hors quelques exceptions

    c’est vraiment à ce niveau que j’ai grande incompréhension, même si ma vie désormais est ailleurs, et que ce monde dit « du livre » est de plus en plus à distance de mon univers personnel

    donc jamais aucun reproche, surtout pas, mais vrai de vrai, en frère et ami, ce que tu positionnais dans ton blog pour relier univers éthique, nécessités industrielles, et la responsabilité dans transmission et création, tu nous manques !

    pour ma part, sentiment encore plus déterminé qu’il y a un an : oui, le web instance décisive de réflexion, argumentation, en osmose et respiration continue avec ce qu’on développe chacun dans la part plus essentielle et solitaire

  6. Je rejoins Clément (qui s’en étonnera ?) dans son analyse. Il est plus difficile aux acteurs traditionnels qu’aux « pure players » de développer leur présence web, pour les raisons qu’il indique, et ces derniers ne leur facilitent pas toujours la tâche. A ceux qui travaillent auprès des éditeurs dits traditionnels, et qui tentent de faire ce travail de « passeur » que désigne René Audet, il faut apprendre à se blinder, pour ne pas se laisser décourager par des jugements qui se résument souvent au méprisant « ils ne comprennent rien ! ».
    Des mutations telle que celle que nous sommes en train de vivre ( et l’époque est réellement passionnante – non ?) sont d’une complexité telle que personne ne peut prétendre les appréhender dans leur totalité seul, du seul endroit où il est assis. C’est seulement en confrontant les visions depuis plusieurs points de vue qu’une compréhension véritable est possible, mais cela demande écoute, curiosité, respect, et désir de dialogue.

  7. Merci Virginie de ce regard complémentaire. J’ajouterai (l’avocat du diable ou le fouteur de trouble en moi l’exige) qu’il ne s’agit pas simplement d’apaiser les angoisses et de réduire la voilure à l’empan de ceux qui suivent avec peine.

    La fougue de François, qui se bute à des immobilismes énervants, cautionne la nécessité ailleurs exprimée d’avancer, d’aller de l’avant (et pas seulement de tirer sur ceux qui traînent). Une vision s’impose. C’est en ce sens que je me suis naïvement prêté à l’exercice d’un état de la situation, avec démonstration de certains points aveugles.

    Il faut proposer, il faut affirmer les lignes de force qui s’esquissent à peine. Pour choisir plutôt que subir, pour affirmer plutôt qu’avaliser.

    Et plusieurs d’entre vous êtes en position pour donner une impulsion qui fera une différence. Merci de votre travail et de votre engagement.

  8. comme indiqué ci-dessus, ne me sens pas vraiment concerné, la passivité tranquille du monde de l’imprimé nous laissant au contraire les coudées plus franches, pourvu que ça dure

    après, il y a quelques débats, sur l’opportunité des DRM, sur les fourchettes des prix de vente, sur le minimum décent de la recette à accorder à l’auteur, sur la logique juridique des abonnements et les tentatives de nous mettre un couvercle sur la tête via des lois bureaucratiques so typically french – là pareil, on fait notre cuisine, et il n’y a aucune raison qu’on n’affirme pas nos modes de pensée, même sans interlocuteur devant

    il y a un grand déficit de réflexion citoyenne sur ces questions où tout va tellement vite, et la griserie de vivre ça en direct , d’où mon regret exprimé au silence blog de Clément, qui en a toujours fait son pivot

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