Muséologie et numérique : Éric Langlois et Ana-Laura Baz (10 novembre 2016)

Intervenants :

  • Éric Langlois – professeur de muséologie et patrimoines à l’Université du Québec en Outaouais (UQO)
    « Cybermuséologie : entre médiation et médiatisation, le musée virtualis »
    vidéo de l’intervention d’Éric Langlois 
  • Ana-Laura Baz – Coordonnatrice de l’engagement numérique aux Musées de la civilisation
    « L’engagement numérique du Musée de la civilisation : une vision qui tient compte du public et des employés »
    vidéo de l’intervention d’Ana-Laura Baz 

Description des conférences ici.

Synthèse proposée par Marie-Michelle Beaudoin et Elizabeth Collin

Mise en contexte

Le numérique touche de multiples aspects de nos vies personnelles, mais bouscule également le fonctionnement de plusieurs institutions. C’est notamment le cas des musées. Ceux-ci doivent constamment se remettre en question afin de s’adapter à cette nouvelle réalité. Si certains des nouveaux usages apportés par le numérique sont bien visibles (comme la création d’expositions en ligne, l’utilisation de dispositifs mobiles interactifs dans les expositions et la présence des institutions sur les réseaux sociaux), d’autres sont moins perceptibles pour le public (tels que les systèmes de gestion et la numérisation des collections).

Dans le cadre de la séance du séminaire de la CÉFAN ayant pour thème Muséologie et expositions virtuelles, deux invités sont venus partager leur expertise concernant le virage numérique en contexte muséal. Éric Langlois, professeur à l’Université du Québec en Outaouais, a fait un exposé ayant pour thème « Cybermuséologie : entre médiation et médiatisation : le musée virtualis ». Ensuite, Ana-Laura Baz, coordonnatrice de l’engagement numérique aux Musées de la civilisation, a traité de « L’engagement numérique du Musée de la civilisation. Une vision qui tient compte du public et des employés ». Ces deux invités nous ont donc offert la possibilité d’examiner la question à la fois d’un point de vue théorique et pratique.

Éric Langlois — « Cybermuséologie : entre médiation et médiatisation, le musée virtualis »

Éric Langlois ouvre sa communication en apportant quelques précisions quant à l’emploi de certains concepts employés dans le champ lexical de la cybermuséologie. Le terme « exposition virtuelle », par exemple, serait à proscrire. En effet, « virtuel », du latin virtus, désignerait la capacité de faire quelque chose. Invoquer la virtualité pour parler d’une exposition ne la distingue donc pas d’une exposition classique, c’est-à-dire en salle, et ne spécifie pas non plus qu’elle aurait pour support le numérique : « le virtuel ne désigne ni l’irréel ni le numérique ni l’image de synthèse. Il n’est que du réel en puissance d’être actualisé » (Deloche 2007, 162). Une exposition en ligne ne serait en somme que l’une des actualisations possibles du musée virtuel.

Afin d’éviter la confusion, Langlois défend la légitimité du terme « cyberexposition ». Il la définit comme étant « un énoncé qui est conçu et réalisé en fonction des fondements pratiques et théoriques relatifs au concept empirique qu’est l’exposition muséale classique et matérielle. Elle est technologiquement numérique ; transmise par le réseau qu’est l’Internet ; articulée par le protocole qu’est le Web ; dotée de caractéristiques hypermédiatiques propres au média ainsi impliqué ; et enfin, portée par l’écran, donc implicitement par l’interface » (Langlois 2015, 4). Cette définition met l’accent sur l’importance du réseau lorsqu’on parle de cyberexposition, permettant ainsi de la distinguer d’autres dispositifs médiatiques portés eux aussi par l’écran, comme les bornes interactives intégrées aux expositions en salle, mais qui ne sont pas nécessairement reliées à Internet. Le numérique n’est pas nécessairement « en ligne ».

Une fois ces clarifications terminologiques effectuées, Éric Langlois s’attaque à expliquer en quoi l’avènement du numérique aurait contribué à modifier la posture du musée. Le numérique aurait favorisé une double ouverture dans les institutions culturelles, soit une ouverture de leurs murs et une ouverture envers leurs publics. Ce processus d’ouverture avait déjà été bien entamé sous l’influence du courant de la nouvelle muséologie. Prenant forme au début des années 80, ce mouvement se définit par une « volonté de s’ouvrir à l’ensemble de la population, de désacraliser le musée et d’en utiliser les fonds comme autant d’outils afin d’assurer le développement de la communauté desservie » (Mairesse 2000, 35). Alors qu’auparavant, le musée était davantage centré sur l’étude et la conservation de ses collections, « le public devient alors la préoccupation principale du musée. […] De façon générale, il s’agissait d’ouvrir le musée vers l’extérieur, vers de nouvelles formes, de nouveaux objets et de nouveaux publics : se défaire de l’aspect fermé, monumental et impressionnant du musée » (Desvallées 1992). Ce travail d’ouverture s’est encore accéléré avec l’avènement du numérique. Les musées se sont lancés à la conquête du cyberespace, élargissant du même coup leurs territoires de médiation hors de leurs murs. Avec l’utilisation accrue des dispositifs mobiles depuis les cinq dernières années, ce sont les frontières mêmes des institutions qui seraient devenues poreuses. La mobilité permet une interaction avec le visiteur avant, pendant et après la visite, combinant l’intra et l’extra-muros. Un dialogue transversal s’engage entre le musée, son territoire et ses publics.

Du musée temple, on serait passé au musée forum. Ainsi nommé par Cameron Ducan, le musée temple serait celui où sont collectionnés et exposés par une élite intellectuelle des objets jugés dignes de valeur. On fréquente ce musée-prescripteur pour y contempler l’excellence, voire la vérité. La conversion de certaines institutions privées en institutions publiques a déclenché une réflexion sur la vocation sociale des musées. L’accent sera progressivement mis sur la médiation des savoirs et sur l’accès équitable à la culture. Ce changement de posture aurait permis de passer du musée temple au musée forum, un espace public où sont discutés les grands enjeux de nos sociétés actuelles : « the forum is where the battles are fought, the temple is where the victors rest. The former is process, the latter is product » (Cameron 1971, 21). Selon Langlois, le numérique permettrait de pousser la réflexion encore plus loin pour aboutir au musée virtualis, type qu’il propose, soit le musée de tous les possibles.

Dans la suite de son exposé, Éric Langlois nous parle de la médiation et de la médiatisation, deux opérations médiatiques différentes mais fondamentales. Il entend par « médiation » la consignation numérique (formelle, visuelle ou sonore) des objets de collections (artefacts, écofacts ou œuvres d’art). Le résultat de cette consignation numérique est un substitut, une représentation de l’objet original, qui pourra être utilisé pour la pérennisation du patrimoine culturel matériel. L’enjeu principal de cette opération serait d’arriver à traduire toute la matérialité de l’objet. Si les premiers projets de numérisation tendaient à éliminer cette matérialité (par exemple, numériser une toile sans son cadre, ne conservant ainsi qu’une image d’une représentation picturale au lieu d’une image de l’objet « tableau »), il convient de réfléchir aux techniques les plus appropriées afin d’assurer une consignation efficace. La médiatisation serait quant à elle la « mise en média », dans un format donné (catalogue, revue, exposition, production hypermédiatique), de la représentation des objets qui ont précédemment été consignés. Sur le Web, par exemple, on parlera de cybermédiatisation. À la clef, se trouve la possibilité de produire des expositions riches qui feront sens pour les visiteurs : « De fait, c’est en mettant à profit les bons modes de consignation par l’image en fonction de ce que l’on veut donner à voir de l’objet et en optimisant l’hypermodalité (hyperliens entre l’image, le texte et le son) que l’on peut rendre la cyberexposition plus signifiante » (Langlois 2015, 14‑15).

Comme l’exposition traditionnelle, la cyberexposition raconte un événement, énonce des faits à l’intérieur d’un cadre narratif. Le récit peut se lire sur plusieurs niveaux ; « on vise la mise en contexte [dénotation] et la mise en valeur [connotation] » (Langlois 2015, 9). Les hyperliens produisent quant à eux un troisième niveau de lecture par la mise en relation des divers éléments de la cyberexposition. À la différence des expositions en salle, « ces liens sont implicites parce qu’ils s’inscrivent dans le fonctionnement du dispositif hypermédiatique » (Langlois 2015, 10).

Ana-Laura Baz — « L’engagement numérique du Musée de la civilisation. Une vision qui tient compte du public et des employés »

Ana-Laura Baz amorce son allocution en présentant les Musées de la civilisation. Cette société d’État regroupe « le Musée de la civilisation, le Musée de l’Amérique francophone, le Musée de la Place-Royale, la Maison historique Chevalier et le Centre national de conservation et d’études des collections » (Musées de la civilisation, 2016a). Dans ces musées de société, l’humain est au cœur des pratiques et des décisions.

Depuis quelques années, au Musée de la civilisation comme dans différents milieux, la place du numérique est grandissante. Celle-ci est liée de près aux notions d’évolution et de transformation. Afin de s’adapter à cette nouvelle réalité, les Musées de la civilisation ont enclenché deux actions, soit la création d’un poste concernant l’engagement numérique (poste qui a été confié à Mme Baz) et la construction des principes pour l’orientation numérique. Le rôle de Mme Baz est, entre autres, d’outiller les employés et les différentes instances des Musées afin de leur apprendre le rôle et les enjeux du numérique pour qu’ils puissent développer des projets qui font une place importante au numérique.

Elle poursuit sa présentation en expliquant dans quel contexte général les Musées prennent le virage numérique. Ce contexte comprend la diffusion de contenu de qualité en ligne. Devant la pluralité d’informations souvent erronées que l’on retrouve sur le Web, le musée demeure une référence en matière de fiabilité. Le contenu diffusé se doit donc d’être exemplaire. Ensuite, la vie sociale numérique est un phénomène à prendre en considération. Comme de plus en plus de gens utilisent les réseaux sociaux pour s’informer, entrer en contact avec les publics par le biais de ces plateformes est un bon moyen de les rejoindre. La participation et la création citoyenne, comme on peut le constater, par exemple, par la conception et le partage de vidéos et de photos, peuvent grandement contribuer à enrichir les échanges dans un cadre muséal. L’accès au web en tout temps et en tout lieu constitue un défi pour les musées. De nombreux visiteurs sont susceptibles d’être distraits par leur appareil mobile et cela peut compromettre leur expérience lors d’une visite. Cependant, la création d’applications mobiles permet d’avoir accès à des informations supplémentaires, ce qui amène les musées à vouloir tirer parti de ce phénomène. Les relations et les transactions électroniques peuvent aussi permettre d’établir une relation de confiance avec la clientèle en plus de personnaliser leurs relations en mettant en place, par exemple, des profils d’utilisateurs. Le contexte de la réutilisation de contenus est à prendre en considération, car ce phénomène peut entraîner des problèmes de droits d’auteurs. Aussi, les fractures numériques ne sont pas à négliger. Certaines personnes n’ont pas accès au Web ou ne sont tout simplement à l’aise avec les technologies. Finalement, l’évolution constante des technologies doit être prise en compte par les musées s’ils veulent en tirer un maximum de profit.

Mme Baz mentionne qu’il faut commencer tout de suite à intégrer le numérique à l’ensemble de nos pratiques. Il permet notamment aux Musées de se faire connaître, d’attirer davantage de visiteurs et de partager la culture québécoise à travers le monde. De plus, l’engagement numérique est directement en lien avec le mandat des musées : tous deux sont en lien avec l’humain, le partage et la diffusion de l’information.

Les Musées de la civilisation se sont donné de grandes orientations à suivre afin de remplir leur engagement numérique. D’abord, ils visent à favoriser et à promouvoir le bien commun. Pour ce faire, ils prévoient entre autres diffuser une partie des collections en ligne par le biais de licences Creative Commons. Ensuite, l’enrichissement de l’offre de contenu en ligne demeure une préoccupation constante. La participation citoyenne est aussi une orientation qui démontre l’intérêt des Musées à placer l’humain au cœur de ses actions. Dans l’optique de mettre à jour l’exposition Le temps des Québécois (Musée de la civilisation, 2016c), le Musée a demandé au public de proposer des thèmes, de répondre à un sondage en ligne et d’apporter des souvenirs pour la dernière section de l’exposition. La fidélisation des visiteurs peut ainsi se voir renforcée. De plus, l’augmentation des revenus, que ce soit par le numérique ou par d’autres sources, constitue une autre visée. Le développement des compétences, autant à l’interne que pour les citoyens, est une orientation que se sont fixée les Musées depuis longtemps, et ce, par le biais de formations, de collaborations et de réflexions continues, dans une logique d’innovation participative, transversale et collaborative. La dernière orientation est celle de l’interopérabilité des infrastructures en utilisant des systèmes Web permettant le partage de différentes structures.

Ceci dit, même si la place du numérique est grandissante, le côté humain n’est pas mis de côté pour autant. En effet, les guides, les réceptionnistes et le personnel des musées sont là pour rester. Le numérique est simplement complémentaire à tout ce qu’offrent les musées. Il soulève des questions, mais surtout un grand enthousiasme créé par les nombreuses possibilités de trouver de nouvelles façons de faire et d’utiliser sa créativité afin d’accueillir la participation citoyenne.

Madame Baz termine sa présentation en donnant quelques exemples d’ébauches de projets mis en œuvre par les Musées qui feront appel au numérique, tels que l’exposition sur les sosies par reconnaissance faciale et le site Web à propos des Premières Nations. En ce moment, quelques expositions virtuelles sont accessibles en ligne, dont Manger ensemble ! qui est décrit comme étant « Un délicieux voyage au cœur du patrimoine alimentaire du Québec et de la francophonie canadienne » (Musées de la Civilisation, 2016b). Cette exposition regroupe l’avis d’experts et les témoignages de dix familles québécoises. De plus, le visiteur peut « ajouter son grain de sel » en publiant un texte, une photo ou une vidéo sur la question.

Mise en parallèle des conférences

À la lumière de ces deux conférences, on comprend l’importance d’un engagement ferme et réfléchi des musées envers le numérique. Il s’agit d’abord d’éviter une prise de retard en ce qui concerne la maîtrise des équipements numériques, mais aussi de favoriser des pratiques durables de numérisation des collections. Dans un esprit de collaboration qui caractérise bien la culture numérique, il semble important de favoriser un partage des connaissances et des outils au sein des différents départements des institutions, mais également entre les institutions. Un échange est également nécessaire entre les praticiens et les théoriciens, puisque l’intégration du numérique dans les musées est un processus réflexif, un aller-retour continu entre l’expérimentation et la réflexion. Il est d’autant plus important d’y réfléchir avec soin, car le virage numérique occasionne des coûts majeurs pour les institutions qui doivent poursuivre simultanément leurs activités habituelles. La question du financement constitue, comme c’est souvent le cas en culture, l’un des grands enjeux du virage numérique.

Les deux intervenants nous laissent comprendre que le musée physique et le cybermusée seraient des « institutions » complémentaires. La cyberexposition ne remplacera pas l’exposition en salle de sitôt. Il s’agit d’une nouvelle façon d’intéresser et de rejoindre les publics chez qui les pratiques numériques sont quotidiennes. Ceci dit, l’utilisation de la technologie, que ce soit dans les salles d’exposition ou en ligne, reste assujettie aux objectifs que se fixent les musées et elle n’est pas une fin en soi.

Enfin, l’avènement du numérique semble susceptible de favoriser la participation et la collaboration entre les musées et leurs publics. Le territoire médiatique du musée s’est transformé pour devenir moins linéaire. Le public est invité à prendre la parole, à échanger avec les institutions via les médias sociaux, parfois au sein même des expositions en salle où sa participation active est sollicitée. On envisage même de faire appel aux amateurs-experts pour contribuer à la documentation des collections en cours de numérisation. Il s’agira là d’un véritable partage des connaissances entre les musées et les citoyens.

Conclusion

Ces deux conférences démontrent l’ampleur des possibilités qu’apporte le numérique. Que ce soit au niveau de la présentation des expositions ou des contenus, les seules limites à ce que l’on peut faire sont de l’ordre de l’imagination. L’expérience muséale offerte aux publics est d’ailleurs grandement bonifiée par l’utilisation du numérique.

La participation citoyenne est aussi encouragée par le numérique, que ce soit en offrant une plateforme aux visiteurs ou en les invitant à partager leurs connaissances ou leur expérience sur place par le biais de leur téléphone intelligent. Lors de certaines activités proposées par les Musées, les gens sont parfois amenés à créer du matériel sur place, comme c’est notamment le cas pour l’exposition Comme chiens et chats au Musée de la civilisation. Mais que fait-on avec tout ce matériel après l’exposition ? Pour le moment, il est souvent mis en ligne pendant quelques mois, pour ensuite être archivé. Pourrait-on lui trouver une autre vocation ? Y a t-il une façon de revaloriser ces contenus ? Il s’agit sans doute d’une question sur laquelle il serait intéressant de se pencher dans une visée de développement durable.

Médiagraphie

Cameron, Duncan F. 1971. « The Museum, a Temple or the Forum1 ». Curator : The Museum Journal 14 (1): 11–24.

Deloche, Bernard. 2007. La nouvelle culture : la mutation des pratiques sociales ordinaires et l’avenir des institutions culturelles. Paris : L’Harmattan.

Desvallées, André. 1992. Vagues : une anthologie de la nouvelle muséologie. Éditions W. Museologia. Mâcon.

Langlois, Eric. 2015. « Au-delà de l’évolution technologique : réflexion muséologique pour des cyberexpositions conséquentes et particularisées ». NEW TRENDS IN MUSEOLOGY NOUVELLES TENDANCES DE LA MUSÉOLOGIE NUEVAS TENDENCIAS DE LA MUSEOLOGÍA, 139.

Mairesse, François. 2000. « La belle histoire, aux origines de la nouvelle muséologie ». Publics et Musées, 17 (1): 33‑56.

Musées de la civilisation. 2016a. À propos. Québec : Gouvernement du Québec. https://www.mcq.org/fr/a-propos (consulté le 21 novembre 2016).

Musées de la civilisation. 2016 b. Médiathèque : partez à la découverte. Québec : Gouvernement du Québec. https://www.mcq.org/multimedia/mediatheque?mcq_filtreProdNum=67411-10871-67478- (consulté le 22 novembre 2016).

Musées de la civilisation. 2016 c. Le temps des Québécois. Québec : Gouvernement du Québec. https://www.mcq.org/fr/exposition?id=26622 (consulté le 21 novembre 2016).