Immortalité d’Arthur : d’une tradition orale à une tradition littéraire

Synthèse critique : Patrick Moran, « De l’oral au manuscrit à l’imprimé : les pérégrinations du roi Arthur, XIIe-XVIe siècle », communication dans le cadre du séminaire donné par le professeur René Audet, Enjeux de la publication. Édition, exploitation, circulation des textes et des documents, Université Laval (Québec), 24 septembre 2018.

– Ariane Lefebvre –

 

Dans le cadre du séminaire Enjeux de la publication. Édition, exploitation, circulation des textes et des documents, dirigé par le professeur René Audet, Patrick Moran, professeur de littérature médiévale française à la University of British Colombia, a proposé une réflexion sur le passage du manuscrit médiéval à l’imprimer, partant d’un exemple probant, celui du grand cycle arthurien (XIIe-XVIe siècles). À partir de cette étude d’une tradition orale et de ses suites écrites, il aspirait à présenter les conséquences des transformations matérielles et techniques, soit les changements de support, mais également les modifications dans les techniques de production, sur un cycle qui a connu par ailleurs un certain succès, et de facto un grand nombre de reproductions. Plus spécifiquement, Patrick Moran a présenté les variances dans le format du texte médiéval, insistant sur l’altérité de ce dernier. Ainsi, d’abord grâce à un retour sur la question de l’oralité au Moyen Âge, puis sur la fixation à l’écrit de la tradition arthurienne, Patrick Moran situe les modifications qui s’effectuent sur la littérature arthurienne, jusqu’à présenté l’état final d’un produit imprimer du XVIe siècle, achevant ainsi le parcours des œuvres qui composent la légende.

 

  1. Modalités de l’oralité. Écrire et fixer.

Selon Michel Zink, « Le texte n’est qu’une partie de l’œuvre, et l’écrit ne livre celle-ci que mutilée. [1] ». Ainsi, le caractère oral de la littérature médiévale constitue l’essentiel de cette dernière, d’autant que plusieurs des œuvres en langue vernaculaire que nous connaissons aujourd’hui basent leur origine dans une tradition orale plus ancienne, puisant dans un univers de fiction, la matière, souvent folklorique. C’est notamment le cas des œuvres qui composent la légende arthurienne, initialement transmise par la tradition folklorique galloise. Comme Patrick Moran l’indique dans son exposé, développée certainement autour du VIe siècle à partir de cette tradition orale folklorique, les œuvres sur Arthur et les chevaliers de la Table Ronde, s’étendent de parts et d’autres de la Manche entre le XIe et le XIIe siècle par le biais de l’oralité et d’un écrit qui s’en inspire.

Cette influence de la tradition orale se manifeste jusque dans l’écrit alors que les textes se composent souvent comme une performance vocale qui peut prendre tantôt la forme d’un spectacle, tantôt celle d’un chant ou encore la simple lecture à voix haute, tant privée que publique. En effet, comme l’indique Paul Zumthor dans son étude La lettre et la voix. De la « littérature médiévale », l’œuvre médiévale est construite et pensée sur le modèle de l’oralité et de la « performance ». Elle transite nécessairement par la voix et se fonde sur son aspect vocal : l’œuvre médiévale se joue, elle se chante, elle s’écoute. Ainsi l’utilisation de l’écrit exige un « passage par l’oralité [2] » : l’écriture se compose donc sous le prisme de la performance.

Néanmoins, on observe entre la tradition orale et le texte écrit une prédominance du texte qui se traduit bien souvent par l’usage, en prologue, de sources écrites qui permettent d’asseoir la légitimité de l’auteur sur une tradition textuelle antérieure. Cette utilisation de sources généralement antiques garantit l’authenticité de l’histoire qu’il nous est donné à lire. C’est que l’écrit, associé à l’élite intellectuelle, celle de l’Église, et correspondant généralement au texte latin, se pose en véritable autorité sur la tradition orale et la domine en grande partie, faisant ainsi office « d’enregistrement » d’une tradition littéraire. La légende arthurienne se fixe donc par l’écrit, avec la naissance de véritables œuvres textuelles d’envergures, notamment celles de Chrétien de Troyes à partir de 1100, mais également le grand Cycle Vulgate, qui réinventent la légende, permettant ainsi de développer une littérature autonome et plurilingue qui ne provient plus nécessairement de la tradition orale, en ce sens ou ce qui est produit par écrit ne constitue pas une transcription exacte de ce qui avait été raconté oralement.

Ces nouvelles œuvres arthuriennes trouvent leur origine à la fois dans une tradition orale existante et dans une tradition littéraire parfois fictive, du moins inconnue, les auteurs cherchant leur auctoritas (autorité littéraire) auprès d’œuvres qui auraient été écrites dans une époque antérieure. À ce sujet, nous pouvons prendre l’exemple du prologue de Chrétien de Troyes dans son œuvre Cligès, où l’auteur ne manque pas d’associé son œuvre d’une part à celle d’Ovide, une véritable auctoritas de la littérature latine, d’autre part à l’histoire d’un « des livres de la bibliothèque de monseigneur Saint-Pierre à Beauvais », un « livre très ancien, qui atteste de la vérité de l’histoire [3] », celui-là plus mystérieux, sans titre.

 

  1. « Pratiques de l’écrit » ou un exemple du Cycle Vulgate

À partir de ces considérations, Patrick Moran propose une réflexion sur la légende arthurienne, entre oralité et écriture, par l’analyse plus approfondie du Cycle Vulgate. Cette œuvre, qui rassemble cinq textes arthuriens écrits en prose entre 1210 et 1230, rassemble la trilogie du « Lancelot-Graal », et deux romans de « pré-histoire arthuro-graalienne ». L’origine du Graal et son histoire se trouvent dans la première partie du Cycle Vulgate, avec l’Estoire del saint Graal, suivit par une histoire de la vie de Merlin reprise chez Robert de Boron, et le début du règne d’Arthur, le Merlin Vulgate. Ensuite, dans la plus longue partie, celle du « Lancelot-Graal », on retrouve trois romans qui se font suite. D’abord Lancelot, qui constitue un roman sur les aventures de ce dernier personnage, puis la Queste del saint Graal présentant cette fois le fils de Lancelot, Galaad, et ses nombreux accomplissements. Enfin, la Mort le roi Artu clos l’œuvre sur la fin du royaume arthurien. Tous ces romans rassemblent les histoires de la légende arthurienne dans des versions textuelles en prose qui s’inscrivent dans la pratique de l’écrit.

Il est nécessaire toutefois de souligner l’importante variance auquel le texte est soumis. Comme l’indique Patrick Moran, bien que l’écrit ait eu pour objectif de fixer la légende arthurienne dans la mémoire textuelle, en en faisant profiter à la postérité, le texte n’en demeure pas moins soumis à de grandes variations ne serait-ce que parce qu’il est écrit par plusieurs auteurs, dont la plupart sont anonymes ou portent des pseudonymes. Nous pouvons ajouter à cela le contexte de production des œuvres médiévales. En effet, comme le démontre l’article de Wagih Azzam, Olivier Collet et Yasmina Foehr-Janssens, l’écriture et la sa matérialité demeurent indissociables au Moyen Âge [4], et la composition de l’ouvrage, même si elle est attribuée à un auteur, est largement influencée par le copiste qui reproduit l’œuvre. De la même manière, la transmission du Cycle Vulgate s’effectue selon des modalités variables, principalement en raison de la distribution en recueil, qui regroupe parfois seulement les œuvres composants le Lancelot-Graal, parfois les œuvres entières, parfois que des sections en apparence aléatoire.

À ce sujet, Patrick Moran a écrit un article détaillé sur le Cycle Vulgate, où il souligne l’importance de la lecture et de la réception d’une œuvre médiévale : « tout copiste est d’abord un lecteur, et tout paratexte est à la fois la formulation et la prescription d’une certaine lecture. [5] » Ainsi, le Cycle Vulgate est-il distribué selon différentes variables parmi lesquelles nous pouvons noter les particularités du support manuscrit. En effet, produit pour un public noble ou, plus tard, pour la haute bourgeoisie, le texte peut être soumis à des modifications parfois mineures, parfois majeures, en fonction notamment du commanditaire de l’ouvrage. De plus, nous devons souligner le mode de production d’un manuscrit, généralement en atelier et donc soumis à différents praticiens du texte (parlons du copiste, de l’enlumineur, du compilateur…) ce qui peut avoir participé à la variance de l’œuvre. De même, le matériel, c’est-à-dire le parchemin, contribue enfin à la mouvance du texte selon son format, sa qualité (troué ou non), et sa porosité. Il n’est donc pas impossible que le Cycle Vulgate se présente non seulement sous des aspects matériels variés, mais également sous différentes configurations, dont les plus populaires sont le Lancelot seul, l’Estoire et le Merlin Vulgate combinés, et le dernier tiers du Lancelot suivit de la Queste et de la Mort Artu [6]. Comme l’indique Patrick Moran dans sa présentation, il y a bien sûr plusieurs autres configurations en recueil possible, 158 manuscrits nous étant parvenu à ce jour et bien plus encore dont nous n’avons plus aujourd’hui la trace.

 

  1. L’imprimé ancien : entre copie et nouveauté

La pratique cumulative des œuvres médiévales participe des grands cycles narratifs et d’une quête encyclopédique qui permet le regroupement en recueil de différents contenus narratifs dans un même support [7]. Cette tendance manuscrite nous permet de constater la variance perpétuelle des œuvres médiévales dont le Cycle Vulgate n’en est qu’un exemple. Dans son article, Patrick Moran souligne la variation des différentes œuvres qui composent le Cycle Vulgate, en témoignent les titres nombreux qui sont donnés aux œuvres, les différentes compositions et branches du texte et les paratextes de chaque document. Cependant, il conclut son article, de même que sa présentation, sur l’état des premiers imprimés du Cycle Vulgate qui connaît alors une fixité plus rigide du texte, en continuité avec le désir de fixité initié par la mise à l’écrit. Néanmoins, il ne faut pas voir une rupture entre le manuscrit et l’imprimé : l’incunable reprend dans les grandes lignes la présentation textuelle du manuscrit, son écriture et ses enluminures peintes comme le montre l’exemple du manuscrit de Perceforest, imprimé sur vélin par Galliot du Pré à Paris en 1528, et peint de couleurs à la main, comme un manuscrit médiéval l’aurait été. Suite à cette présentation d’une légende qui a connu de nombreuses versions orales avant d’être manuscrite puis imprimée pour la première fois au XVe siècle, nous avons transporté notre réflexion jusqu’à notre époque en considération les nombreuses variations auxquels a été soumise la légende. En effet, au-delà de l’incunable, nous pensons qu’il est également important de se questionner concernant l’apport de l’imprimer sur la transmission du cycle arthurien dans la modernité. En effet, nous parlons d’une légende qui a su traverser tout le Moyen Âge, la Renaissance, les Temps modernes et contemporains.

Cependant, une question demeure : l’imprimer, une fois son potentiel pleinement saisi, n’a-t-il pas eu des influences particulières sur la transmission de cette tradition littéraire ? En effet, le cycle arthurien est aujourd’hui largement édité et distribué, en plusieurs versions, et en plusieurs langues. Nous sommes d’ailleurs bien loin des compilations que connaissait le Cycle Vulgate, et les collectionneurs d’aujourd’hui peuvent aisément se procurer chaque œuvre individuellement, dans la même édition. Ces reproductions, si elles ont pour certaines d’entres elles le mérite de présenter les œuvres intégrales, mieux encore d’en présenter une version bilingue (ancien français – français moderne) et commentée, ont parfois également l’inconvénient de proposé une version abrégée, adaptée, tronquée. Il est à se demander si cette œuvre d’envergure est véritablement celle qu’ont voulu léguer ses premiers écrivains en fixant la tradition orale pour la postérité. Bien sûr ce questionnement restera sans réponse. Néanmoins, nous pouvons proposer un questionnement sur la forme que prennent maintenant ces œuvres. Comment le Cycle Vulgate, ou plus largement la légende arthurienne, est-il aujourd’hui transmis ? Fait-on affaire aux mêmes schémas et aux mêmes motifs littéraires ou sommes-nous à un stade de transformation si avancé que l’œuvre d’aujourd’hui n’a plus rien des romans médiévaux, si ce n’est les aventures de chevaliers ? Il nous semble qu’une lecture de ces nouvelles formes de l’œuvre, comparé à celles, plus anciennes, des XIIIe et XIIIe siècles nous permettrait sans doute d’apporter de nouvelles perspectives et une compréhension différente, peut-être, de l’œuvre et de sa réception. Au moins les initiateurs de la légende auront-ils réussi la plus importante de leur mission : celle de transmettre l’essence d’une histoire aujourd’hui diffusée tant à l’écrit qu’au petit écran. Dans tous les cas, cette tradition folklorique a-t-elle pu traverser les siècles, sous une forme ou une autre, dans toutes ses modifications, dans toutes ses variations, et être encore aujourd’hui une œuvre sujette à de nombreuses publications et éditions, et elle fascine encore, en témoignent les séries télévisées, les films, les livres, les œuvres théâtrales, les bandes dessinées et les jeux vidéos qui s’en inspire.

 

[1] Michel Zink, Littérature française du Moyen Âge, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 11.

[2] Ibid.

[3] Chrétien de Troyes, Cligès, éd. et trad. Charles Méla et Olivier Collet, Paris, Livre de Poche, 1994, p. 45.

[4] Wagih Azzam, Olivier Collet et Yasmina Foehr-Janssens, « Les manuscrits littéraires français : Pour une sémiotique du recueil médiéval », Revue belge de philosophie et d’histoire, 83-3 (2005), p. 642

[5] Patrick Moran, « Cycle ou roman-somme ? Le Cycle Vulgate dans les manuscrits et les imprimés du xve siècle », Paris, Université de Paris-Sorbonne, [en ligne] https://www.academia.edu/Cycle, [page consultée le 24 septembre 2018], p. 3.

[6] Patrick Moran donne dans sa conférence une liste des principales configurations du Cycle Vulgate. Nous la rendons disponible suite à la bibliographie, en annexe.

[7] Azzam et al., op. cit., p. 650.

 

Bibliographie

AZZAM, Wagih, Olivier COLLET et Yasmina FOEHR-JANSSENS, « Les manuscrits littéraires français : Pour une sémiotique du recueil médiéval », Revue belge de philosophie et d’histoire, 83-3 (2005), p. 639-669.

CHÉRTIEN DE TROYES, Cligès, éd. et trad. Charles Méla et Olivier Collet, Paris, Livre de Poche, 1994.

MORAN, Patrick, « Cycle ou roman-somme ? Le Cycle Vulgate dans les manuscrits et les imprimés du xve siècle », Paris, Université de Paris-Sorbonne, [en ligne] https://www.academia.edu/Cycle, [page consultée le 24 septembre 2018].

ZINK, Michel, Littérature française du Moyen Âge, Paris, Presses Universitaires de France, 1992.

ZUMTHOR, Paul, La lettre et la voix. De la « littérature médiévale », Paris, Seuil, 1987.

 

Annexe : « Les configurations les plus fréquentes du Cycle Vulgate »

  • Lancelot seul
  • Estoire + Merlin Vulgate
  • Dernier 1/3 Lancelot + Queste + Mort Artu
  • Estoire seule
  • Cycle complet
  • Lancelot + Queste + Mort Artu
  • Queste seule
  • Queste + Mort Artu
  • Premier 1/3 Lancelot
  • Mort Artu seule
  • Dernier 1/3 Lancelot

 

 

 

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