La mémoire des yeux

Je n’ai pas de souvenir de son regard. J’ai bien en tête l’image de son visage, en particulier une photo où il trône dans un fauteuil, un peu renversé vers l’arrière, avec son immense sourire et ses lunettes à grosses montures (c’était courant à l’époque, pas un effet de mode). Mais pas d’idée précise de son regard.

L’enfant que j’étais avait en face de lui un grand-père tout d’un bloc, dont la personnalité s’exprimait à travers le corps entier, dans sa démarche massive et ce bas de visage ricaneur. Ses grosses mains, oui. Le chapeau sur le coin de la tête, surtout quand il marchait pour retourner au foyer, après qu’il ait dû quitter la maison de Ste-Cécile, qu’il avait dû venir en ville (et ainsi perdre le regard sur la montagne) et qu’il venait nous visiter les après-midis, pas de surprise de le retrouver là, au retour de l’école, sur la chaise berçante près de la porte d’en avant, masse tranquille qui s’étirait la main pour étriver la chatte ou pour rire d’une partie de main chaude avec moi, mais il lui fallait retourner, prendre la route, le chapeau sur le coin de la tête. Je le vois encore sur la rue Cartier, diagonale depuis la fenêtre de la cuisine par-dessus le jardin des voisins d’en face, avec la track, les arbres et le lac en arrière-plan. Même dans ces moments de proximité, il était intensément présent, mais son regard échappe à ma mémoire.

Que pouvait-il voir de sa montagne, à la fin de sa vie à Ste-Cécile ? Les cataractes s’installaient, ses yeux étaient voilés d’un nuage blanc, ses lunettes épaisses déformaient le dessin de ses yeux au centre de son visage. Lui qui avait vécu par sa capacité à saisir son environnement (le travail sur la terre, les balades en forêt, les prédictions de la météo par l’observation des nuages et de la lune) devenait aveugle à sa réalité. Il s’est un jour fait opérer pour retirer ces cataractes — méthodes encore préhistoriques, charcuterie oculaire invasive. Mais il avait retrouvé une clarté de vue, en échange de verres de contact rigides (à enlever avec une ventouse). Yeux amovibles, encore derrière les lunettes : pas ses yeux à lui, je m’en serais souvenu. Pourtant la mémoire de ses yeux me manque.

Je ne m’étonne pas, en regard de cet attrait pour la mémoire visuelle (aussi déficiente soit-elle), de mon attrait pour la photographie. Capturer des images — celles de régularités ou d’irrégularités des constructions, des hasards de la nature — ou imaginer en capturer — cette idée jamais mise en œuvre de photographier des cimetières, particulièrement ceux que l’on découvre sans les chercher le long de petites routes de campagne ou au fond des rangs. Des lieux plein de petites histoires, souvent fort tristes, mais avec cet espoir d’éternité qu’incarnent les pierres. Pourquoi jamais mise en œuvre ? Je ne sais trop ce que ça m’apporterait, ce que j’en ferais. Côté paradoxal de cet attrait pour la photo : l’idée est plus forte et porteuse que sa réalisation, toujours un peu décevante, trop limitée, pas assez fidèle. La mémoire, pourtant, fait si souvent faux bond, et les images qui restent se recomposent par leur mélange entre elles, souvenirs propres pour une part et images cannées par des agences touristiques ou faiseuses d’images pour une autre part, avec une dose de photographies qui ne m’appartiennent pas, même si elles font maintenant partie de mon imaginaire.

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