Arrêter le regard

Samedi dernier, mon aînée la toisait alors qu’on était sur les hauteurs d’Audet. On la distingue très facilement sur la droite, se détachant du paysage relativement plat comme le font les Montérégiennes (qu’elle n’est pas, pas plus que le mont Mégantic d’ailleurs). Et puis, question dénuée de toute connotation religieuse : « la montagne, est-ce qu’elle touche le ciel ? »

La montagne Sainte-Cécile est omniprésente. Elle définit la perspective ; elle habite mes souvenirs et ceux de mes proches ; elle a prêté flanc à plusieurs épisodes de mon imaginaire.

Elle s’impose dans notre regard d’un peu partout : du haut de la côte Samson de ce côté-ci de Saint-Gédéon (sorte de signal d’accueil dans ma région), des hauteurs d’Audet, du haut de la ville à Mégantic, du coin du 9, mais aussi quand on est plus près, où elle est partie prenante du décor immédiat : depuis le bout de la route qui mène au village, depuis l’approche du village, où l’église se trouve imprimée dans cet arrière-plan (pourtant au village, l’église semble se dresser comme une témérité des hommes face à la montagne, comme si l’église était antérieure à celle-ci), depuis la petite maison blanche du village d’où part la route vers la Station, route qui semble d’ailleurs se perdre au pied de la montagne, mais surtout (découverte tardive) depuis Chalto (ou Chalteau), portion du rang où se trouvait la ferme de mon grand-père (reprise par mon oncle puis un temps par mon cousin). C’est ma mère qui me l’a fait voir, étrangement : la montagne est là, presque au bout de la terre familiale, comme un rempart contre l’immensité du territoire, une balise pour ne pas se perdre, pour interrompre le défilement des terres, des routes et des cantons.

La montagne, à mes yeux, ne possède qu’un côté : on dirait que je ne l’ai jamais regardée depuis Saint-Sébastien ou Stornoway ou… c’est vrai qu’il n’y a pas beaucoup de lieux derrière d’où observer la montagne. Je suis allé une fois sur son flanc gauche, au chalet des parents de Loulou ; très souvent à droite, sur sa cousine appelée le Morne, escaladé en famille par son sentier balisé pour y faire un pique-nique et observer les belles couleurs de l’automne. Mais son arrière reste un mystère, que je ne cherche pas à éclaircir : la montagne m’habite ainsi.

Au chapitre des virtualités, il faut ajouter mon projet, jamais réalisé, d’y monter un jour. J’ai passé tant d’heures à l’adolescence à scruter des cartes topographiques, à imaginer son relief au sommet, à envisager la liste du matériel à prévoir. Mon grand-père y est monté souvent (du moins jusqu’à une certaine hauteur) : la source d’eau du village s’y trouvait, il fallait ponctuellement veiller au fonctionnement de l’installation. Il y aurait un sentier, oui ; certains y monteraient même en 4-roues et autres véhicules tout-terrain (ça brise la magie, que oui). Pourtant ça reste un projet non réalisé, sorte de fantasme d’explorateur en herbe. Et mon esprit continue d’y vagabonder à chaque fois que je circule dans la région, que la montagne arrête mon regard.

Baptême

les phrases répétées, énervantes, des grands-parents, des parents, après leur mort elles étaient plus vivantes que leur visage, t’occupe pas du chapeau de la gamine (Annie Ernaux, Les années, Gallimard, 2008, p. 18)

Le mot est sonore, idéologiquement marqué, il pouvait être énervant pour certains. De mon point de vue, c’était une singularité — peu de grands, peu d’hommes des générations antérieures autour de moi avaient aussi délibérément et exclusivement choisi comme juron le mot « baptême ». Le mot s’est inscrit dans mon imaginaire (au point de l’utiliser moi-même à la fin de l’adolescence), mais je ne saurais dire si je me souviens de l’avoir entendu le prononcer devant moi — réserve imaginable du grand-père en compagnie de ses petits-enfants.

Le son reste présent : accent fort sur la première syllabe, la deuxième plus effacée mais avec ce « ê » tirant sur le « in », typique du parler québécois ancien (et moi d’oublier mes quelques cours de linguistique pour étiqueter ces phénomènes). L’impact était sensible dans les échanges, le mot sanctionnant la faute, l’oubli, la réprimande, plus souvent l’exaspération. Mon grand-père était homme d’orgueil et d’intégrité, les inéquités le rendaient malade. Mais il n’était pas rigide pour autant : en d’autres circonstances il savait être un petit démon, jouer des tours pendables (de son enfance à sa vieillesse).

Le mot était lourd : dans une période où le catholicisme était dominant et structurant, le sacre ne manquait pas de sanctionner qui osait tenir une position de protestation à son égard, ou à tout le moins une position critique. Dans une situation de prédominance de l’autorité religieuse, l’emploi du sacre correspondait à jouer avec le trouble : se voir étiqueté, être reconnu comme délinquant, faire montre d’une volonté d’autorité concurrente… Société hiérarchisée jusqu’à récemment, les villages faisaient se côtoyer le curé et le maire, le premier gérant plus ou moins discrètement la valse populaire, alors que le second était en bonne posture s’il avait le premier de son côté. L’usage des sacres était le signal d’un bousculement, aussi ténu soit-il, de cet équilibre.

Ces mots détournés, écho d’anciennes colères qui n’avaient d’expression que le divin ramené à la dure réalité des humains, possèdent une étrange consonance aujourd’hui. Significatifs (et outranciers) pour quelques personnes encore, ils tombent souvent dans le folklore, signal d’un autre temps. Ils ont néanmoins une force plus durable, par exemple, que le joual des années 50 et 60 — comme quoi la culture catholique constitue un patrimoine pérenne, et dont la lecture mérite d’être enseignée. Difficile toutefois de prêcher à des non-convertis, de donner une culture un tant soit peu cohérente à des hordes d’étudiants qui ont à peine remarqué que le Québec fourmille de noms de villes et villages baptisés en l’honneur de saints tout autant oubliés les uns que les autres. La portée même de ce geste du baptême leur reste probablement bien obscure.

Le son de la coquille des noix qui éclate

Il y a quelques jours, j’ai acheté un casse-noisettes. Petit modèle simplissime : deux branches avec double ressort, une partie avec des dents toutes petites, suffisantes pour retenir la noisette au moment du crounch. Mais confusion des genres : l’emballage signalait que ça pouvait aussi être un instrument pour briser les pinces de homard. Étant peu porté sur les fruits de mer, je risque de ne pas faire honneur à cette mission possible de l’objet.

Il y a un grand plaisir à fracasser la coquille de la noix, à entendre son crounch. Exercer suffisamment de pression pour qu’elle cède, mais se retenir pour éviter d’écrabouiller l’amande. On en mangeait assez souvent quand j’étais jeune. L’habitude s’est perdue. Le souvenir s’est concentré sur les avelines, petites rondeurs avec un léger pointu, dont l’amande est douce au goût. Quand on réussissait à la croquer à la verticale, une petite cavité se révélait en son milieu. Sa coque lisse toutefois était le défi du casse-noisettes : elle fuyait sans arrêt. C’est la noix de Grenoble, sur ce plan, qui s’y opposait. Goût plus intense, mais surtout une coque ravinée, une taille plus imposante et les quatre quartiers de son amande en forme de cervelle torturée. Je l’ai probablement découverte chez F., mon oncle qui habite loin au sud. Son terrain comportait quelques noyers fabuleux, d’une taille impressionnante et d’une production digne d’une tempête de neige : il pouvait ramasser les noix à la pelle. Les quelques rares fois qu’on l’a visité, nous avons mangé et ramené des noix, et le plaisir conséquent de les fracasser pour extraire les morceaux d’amande à l’intérieur, en évitant les débris de la coquille.

Je ne crois pas avoir cassé de noix à Ste-Cécile. Ce n’était pas, à mon souvenir, dans les moeurs. Le son de la noix que l’on casse s’y trouvait transposé dans celui des bonbons dévorés par tout un chacun. Il fallait d’abord se battre avec le plat de bonbons, dont il manquait le bouton du couvercle ; l’absence de ce bouton nous obligeait cruellement à utiliser nos ongles pour ouvrir le couvercle coincé. À l’intérieur, plusieurs bonbons enrobés (dont ceux aux fruits), mais surtout les paparmannes, petites menthes poudreuses blanches ou roses. On les croquait lentement sur les bords (nous n’étions pas de la race des suceux de bonbons), de légers crounchs s’entendant en cascade. Jusqu’à ce que la paparmanne disparaisse, qu’on laisse le goût s’évanouir, puis qu’on recommence. À moins de céder au plaisir des biscuits Goglu, que l’on grignotait tout le tour du dessin de l’os, en laissant derrière nous un petit nuage de graines sur la table.

Un crounch plus mémorable demeure chez moi, même si je ne l’ai jamais entendu. J’ai entendu l’histoire à quelques reprises ; étrangement, c’est plutôt le double son de la brisure que je m’imaginais plutôt que les cris qu’ils ont dû susciter. Comme tout bon fermier, mon grand-père entourait ses pacages avec des clôtures de perche, qu’il fallait entretenir périodiquement. À intervalle, des piquets étaient enfoncés, toujours deux par deux, pour retenir les perches disposées à l’horizontale. Ces piquets, on les enfonçait à coups de masse (ou de maillet de bois ?). Il était évidemment plus pratique de s’y prendre à deux, l’un tenant le piquet pendant que l’autre frappait. Une de ces nombreuses fois, grand-papa était avec l’un de ses fils, F. je crois, lequel en bon adolescent vigoureux et orgueilleux maniait la masse. Et il n’a fallu qu’une fois où la communication a été mauvaise pour que la main (gauche ?) de mon grand-père, saisissant le piquet par son extrémité pour en vérifier la solidité, reçoive le coup de la masse qui continuait à enfoncer le piquet.

Pourquoi n’ai-je jamais entendu crier (ou blasphémer) mon grand-père quand je figurais cette scène ? Peut-être à cause de la suite. En l’absence de médecin proche (et suivant la débrouillardise légendaire des gens de la campagne, de mon grand-père en particulier), celui-ci s’est fait une attelle pour chacun des doigts fracassés : éclisses de bois supportant les phalanges, entourées de bandages. Et d’attendre ensuite que la nature fasse son œuvre. Mais l’immobilisation aurait eu son revers : les articulations, elles aussi, se seraient soudées. L’histoire racontée disait invariablement la même chose : en enlevant ses attelles, mon grand-père a dû lui-même se re-casser les doigts à chaque articulation. Là, le crounch se mêle dans ma tête avec les cris.

Et depuis, je reste incapable de lire cette micro-nouvelle d’Aude (parue dans XYZ, no 11) sans penser à mon grand-père, sans entendre les os qui se fracassent (et les cris refoulés) :

Jeu d’osselets

Enfoui sous d’épaisses couvertures, François, douze ans.

Il est trois heures.

Son père a encore crié. Frappé. L’a envoyé dans sa chambre.

« Je te le casserai, moi, ton petit caractère. »

À l’aide d’un casse-noix, François brise une à une toutes les phalanges de sa main droite.

 

La mémoire des yeux

Je n’ai pas de souvenir de son regard. J’ai bien en tête l’image de son visage, en particulier une photo où il trône dans un fauteuil, un peu renversé vers l’arrière, avec son immense sourire et ses lunettes à grosses montures (c’était courant à l’époque, pas un effet de mode). Mais pas d’idée précise de son regard.

L’enfant que j’étais avait en face de lui un grand-père tout d’un bloc, dont la personnalité s’exprimait à travers le corps entier, dans sa démarche massive et ce bas de visage ricaneur. Ses grosses mains, oui. Le chapeau sur le coin de la tête, surtout quand il marchait pour retourner au foyer, après qu’il ait dû quitter la maison de Ste-Cécile, qu’il avait dû venir en ville (et ainsi perdre le regard sur la montagne) et qu’il venait nous visiter les après-midis, pas de surprise de le retrouver là, au retour de l’école, sur la chaise berçante près de la porte d’en avant, masse tranquille qui s’étirait la main pour étriver la chatte ou pour rire d’une partie de main chaude avec moi, mais il lui fallait retourner, prendre la route, le chapeau sur le coin de la tête. Je le vois encore sur la rue Cartier, diagonale depuis la fenêtre de la cuisine par-dessus le jardin des voisins d’en face, avec la track, les arbres et le lac en arrière-plan. Même dans ces moments de proximité, il était intensément présent, mais son regard échappe à ma mémoire.

Que pouvait-il voir de sa montagne, à la fin de sa vie à Ste-Cécile ? Les cataractes s’installaient, ses yeux étaient voilés d’un nuage blanc, ses lunettes épaisses déformaient le dessin de ses yeux au centre de son visage. Lui qui avait vécu par sa capacité à saisir son environnement (le travail sur la terre, les balades en forêt, les prédictions de la météo par l’observation des nuages et de la lune) devenait aveugle à sa réalité. Il s’est un jour fait opérer pour retirer ces cataractes — méthodes encore préhistoriques, charcuterie oculaire invasive. Mais il avait retrouvé une clarté de vue, en échange de verres de contact rigides (à enlever avec une ventouse). Yeux amovibles, encore derrière les lunettes : pas ses yeux à lui, je m’en serais souvenu. Pourtant la mémoire de ses yeux me manque.

Je ne m’étonne pas, en regard de cet attrait pour la mémoire visuelle (aussi déficiente soit-elle), de mon attrait pour la photographie. Capturer des images — celles de régularités ou d’irrégularités des constructions, des hasards de la nature — ou imaginer en capturer — cette idée jamais mise en œuvre de photographier des cimetières, particulièrement ceux que l’on découvre sans les chercher le long de petites routes de campagne ou au fond des rangs. Des lieux plein de petites histoires, souvent fort tristes, mais avec cet espoir d’éternité qu’incarnent les pierres. Pourquoi jamais mise en œuvre ? Je ne sais trop ce que ça m’apporterait, ce que j’en ferais. Côté paradoxal de cet attrait pour la photo : l’idée est plus forte et porteuse que sa réalisation, toujours un peu décevante, trop limitée, pas assez fidèle. La mémoire, pourtant, fait si souvent faux bond, et les images qui restent se recomposent par leur mélange entre elles, souvenirs propres pour une part et images cannées par des agences touristiques ou faiseuses d’images pour une autre part, avec une dose de photographies qui ne m’appartiennent pas, même si elles font maintenant partie de mon imaginaire.

L’expérience

Je ne suis pas là actuellement. Je suis à bord d’un Boeing 777, probablement en train de survoler le Québec. Mystérieux hasard, renversement de cet apprentissage des limites du monde.

J’étais probablement à Ste-Cécile quand j’ai pour la première fois observé consciemment cette petite croix métallique brillante, carlingue exposée au soleil en direction de Montréal, loin au dessus de ma tête. Vague rappel de la croix fichue au sommet du clocher de l’église, tout à côté de la maison. La traînée blanche en moins.

Ces dimanches passés à traîner autour de la maison blanche ont été rentables, alors que j’étais loin de me l’imaginer. J’y ai vu une talle d’asperges croître à chaque année (sans vraiment en prendre conscience, ça me sidère encore). J’ai connu mes premiers hostas, qui masquaient le côté de la galerie à l’avant de la maison… mais les hostas étaient sans intérêt : c’était plutôt les fleurs qui m’intéressaient, petites formes oblongues mauves qui éclataient en les écrasant (mais toujours avec la crainte d’écraser un taon en même temps). C’est probablement la première porte avec une clenche* que j’ai utilisée — aujourd’hui difficile d’ouvrir la porte de la clôture de la cour sans avoir l’image de la porte arrière de la maison de Ste-Cécile, haut perchée, et cette clenche sonore. Et dans le bâtiment arrière, toujours un peu sombre et mystérieux (je ne l’ai jamais vraiment exploré, regret aujourd’hui), évidemment, les pierres pour affûter les couteaux. Démarche lente et patiente, qui m’impressionnait, qui était le signe d’un savoir-faire acquis sur une longue période. Goût de perpétuer ce que j’avais pu apprendre par l’observation, technique manuelle pas trop complexe pour en saisir les principes. J’adore lécher la pierre avec une lame, tester le fil. Je ne suis pas rendu avec une maîtrise bien grande de la technique, mais suffisamment pour en apprécier le geste.

L’expérience était aussi sociale. Structure élémentaire de la parenté : idée bien précise quand il y a 17 oncles et tantes et X cousins/cousines, quand on évoque les branches horizontales (les cousins de tel côté de la famille, les enfants de la grande tante qui étaient d’un deuxième lit, telle autre adoptée par une famille proche pour dépanner…). Tout un monde organisé par des relations de parenté, proches ou éloignées. La parenté est même celle du village — sentiment d’appartenance, collégialité, obligations envers ses voisins, participation aux corvées (les reconstructions après incendie notamment). Les histoires du passé, racontées périodiquement par les grands-parents avec de petites variantes, bâtissent et confirment le tissu social. Il n’y avait pas d’amis dans ces milieux. On l’était par défaut (parents ou membres solidaires du village). Pas besoin d’affirmer l’amitié d’un tel, surtout pas de la lui demander. Les réseaux sociaux que l’on connaît et anime aujourd’hui ne sont pas une invention contemporaine ; c’est plutôt l’expression d’une nostalgie, mais sans engagement, sans obligation. La société villageoise d’hier était opt-out (on ne pouvait que se marginaliser et sortir du tissu social) ; les médias sociaux actuels sont opt-in : il n’y a pas de participation d’emblée, pas de relations préétablies (vivement l’éclatement du noyau familial pour conforter cette idée).

L’expérience des livres ? Non. J’en ai rarement vu à Ste-Cécile. Mon intérêt pour eux ne s’y est pas développé. Encore que : ce n’est pas l’objet qui m’intéresse, mais sa matière. Et toute une mythologie entoure la figure de mon grand-père — il avait ce quelque chose qui lui donnait une grandeur hors du commun. Dans mes yeux ? Sûrement. Mais quelle importance.

 

* Clenche, hum : Google images ne me renvoie pas l’image que je cherche… ce n’est probablement pas le bon mot. Désarroi de ne pas le connaître. Je finis par en trouver une sous l’expression « loquet » (décevant). Vide à combler…

Dimanche après-midi

carte relief mégantic sainte-cécile

 

La montagne nous invitait. Au coin de la route du 9, le point de vue est impressionnant : un grand territoire, quelques vallons peuvent être entraperçus (mais d’autres se cachent là, derrière), la route du 9 avec son S au pied de la première descente. Pourtant, c’est la montagne Sainte-Cécile qui se découpe tout au fond et qui est notre Nord magnétique : venez par ici, ceux que vous visitez se trouvent à mes pieds. Quelques minutes, quelques kilomètres, une intersection à mi-course où l’on tourne à gauche et on y est.

Cette route, pourtant pas empruntée depuis des lunes, est imprégnée en moi. On la parcourait aller-retour tous les dimanches après-midi, avant même que je sois conçu. C’était l’habitude de visiter les grands-parents qui marquait les dimanches, moment réservé, moment privilégié. On savait, à la vue du clocher de l’église qui se découpait sur la montagne en arrière-plan, que nous étions tout près, que la petite maison blanche adjacente y serait, qu’on y retrouverait probablement quelques oncles et tantes, cousins et cousines.

La maison et les alentours (la cour arrière, le garage, la cour d’église à côté, le petit cimetière à l’arrière) étaient mes terrains de jeu. Mais la vraie constante était de retrouver mes grands-parents, invariablement. Repère immuable, apparemment. Maintenant, il ne me reste que les images de ces espaces, le souvenir des situations et des visages. Persiste cette habitude du dimanche après-midi. Je lui donnerai ici une deuxième vie, en lien avec ma mémoire qui travaille (comme la pièce de bois qui s’assèche et prend sa forme définitive). Rendez-vous dimanche prochain.

31 mai 1986

Il y a vingt-cinq ans décédait Henri Duquette. J’avais alors 11 ans, bientôt 12.

Vingt-cinq ans. Compter les années, c’est souvent l’occasion d’une fête. Souligner l’avancée, le parcours vers ce qui s’en vient. Conception bien enfantine, à bien y penser. Cet événement allait m’apprendre tranquillement que compter, c’est aussi aller vers l’amont, regarder en arrière, prendre conscience d’un point de rupture.

Impossible de le savoir alors. C’était probablement l’une des premières charnières significatives de ma vie.

Première expérience rapprochée de la mort. Grand-papa Duquette était le premier de mes grands-parents à mourir. Étrangement, rien ne me reste de bien clair à propos des cérémonies, du salon funéraire, des funérailles, du lunch qui les a certainement suivies. Persiste une seule image, une photo dans ma tête (une photo qui n’existe évidemment pas) : le moment de l’annonce. Sur la galerie en avant de la maison chez nous, il faisait beau, c’était un début d’été hâtif comme on les aime, chaud et sec, un avant-goût rêvé de la chaleur des vacances. Il devait être autour de 10h le matin. Deux propos étrangers l’un à l’autre qui se rencontrent : ma mère qui m’annonce le décès de mon grand-père, moi qui demande la permission d’aller me baigner chez Maxime (comme sa piscine est étonnamment déjà assez chaude pour s’y risquer — événement tout autant hors de l’ordinaire de mon point de vue). L’image est là, d’un point de vue extérieur (pas le mien) : deux protagonistes, le fer forgé de la rampe de la galerie en arrière-plan, l’ombre du toit, la pelouse éclairée juste à l’arrière, une journée d’été on dirait. Juste une image, pas vraiment de mémoire du sentiment (je le savais malade, très malade, mais cette éventualité n’était pas très présente, ne renvoyant à rien de précis dans mon univers). Pas trop d’idée de ce qui a suivi : est-ce que j’y suis allé, chez Maxime ?

Moins d’un mois plus tard, je finissais l’école primaire. Étape sans grandes conséquences, évidemment. Encore là, le souvenir est très fort, l’image est nette. Un petit garçon qui marche, les bras ballants, avec son sac à dos plein de ce que contenait son pupitre, constatant que c’était la dernière fois qu’il faisait cette route entre la maison et l’école primaire. L’image (point de vue extérieur encore) : sur le trottoir, rue Laval, un peu avant chez Ti-Bi (le casse-croûte des bonnes frites). [Iconographie, rue Laval : null — un mélange d’images de chars, de pubs, de maisons à vendre, d’images touristiques, de Nelly Arcan et du logo de la polyvalente, tiens. Mais Ti-Bi, oui : 3e rang des Rois de la patate, palmarès du canal Historia.] Pas vraiment d’appréhension ressentie en pensant à la fréquentation du secondaire l’automne suivant, simplement la prise de conscience de la fin d’un monde. Coïncidence (dans ma tête, mais pas mathématique) de penser à cette charnière, trois jours après avoir rencontré les amis du secondaire lors du conventum 1991-2011 des finissants de la polyvalente Montignac. Le passé est à mes trousses.

Ma petite vie tranquille n’est pas une source intarissable de légendes et de mythes en devenir. Elle le sera peut-être pour mes enfants un jour. J’ai le souvenir d’une enfance ponctuée par ces figures qui me dépassaient ; celle de mon grand-père, en clair-obscur, demeure avec force, même vingt-cinq ans après sa mort, même si je ne l’ai vraiment côtoyé que cinq-six années (des années de « conscience »).

Image forte, puits de récits et d’anecdotes. Ce puits est un imaginaire [l’image du puits est paradoxale, alors que la géographie associée à mon grand-père est celle de la montagne]. Est-ce là un héritage (problématique à la mode dans le roman contemporain, tiens) ? Un patrimoine se fait-il jour ? Peut-être, mais ce qui importe, c’est le travail de la mémoire, le travail de la fable, le travail de soi à l’aune des autres. Écrire, ici, c’est se construire accoté sur les autres. C’est mon pari, c’est ma façon d’harnacher l’identité, la mémoire et la pérennité de nos proches.

Vingt-cinq ans déjà. Compter, c’est une façon de marquer le temps, de l’arrêter, de fixer la mémoire.