Des gyrophares dans la nuit (Annie Rioux)

Il a 24 ans. Le visage un peu bouffi par la chaleur accablante des derniers jours lui donne un air plus mature. Il tend pesamment le menton vers le rebord de la fenêtre restée bloquée à mi-parcours – ce n’est pas sa voiture, il a pris place à l’arrière de l’Acura il y a une heure, aux côtés d’une jeune femme inconnue –, seuls ses cheveux noirs ballottent doucement dans l’air vicié de l’autoroute.

Il lit :
« Nous sommes dans l’été 1957, en août, à Hiroshima. » 

Par les fenêtres, des formes en mouvement qui hypnotisent. Par les fenêtres des sons sourds entrecoupés d’étapes silencieuses, plates. À gauche, bientôt, on verra apparaitre le Madrid sur une colline, un restaurant – sur le terrain trônent des dinosaures en plastique qui font penser aux taureaux de carton noir dans l’Aragon, en Espagne, qui surgissent ici et là de nulle part, qui marquent le territoire. 

Il pense :
« Il est des routes immobiles qui sont partout et nulle part à la fois. Il est des lieux sans âge où convergent toutes les histoires. »

ELLE
Pourquoi êtes-vous dans cette voiture ?

LUI
Une urgence.

ELLE
Quelle urgence ?

LUI
L’autoroute. Il fallait que je lise Duras sur l’autoroute.

ELLE
Quelle drôle d’idée… et par cette chaleur ! Et avant d’être sur l’autoroute où étiez-vous ?

LUI
À Montréal, comme vous.

Un temps.

ELLE
Et avant d’être à Montréal ?…

LUI
Avant d’être à Montréal ?… J’étais déjà à Québec, encore.

ELLE
Québec ?

LUI
C’est là où nous allons oui. Vous ne savez donc pas où nous allons.

Un temps, un temps plus long. 

Le chauffeur, qu’il ne connait pas, sifflote de manière inégale sur un air de radio Rock détente, monotone. Cela lui rappelle ce même trajet, fait quelques semaines plus tôt, en tout autre compagnie, un tout autre livre à la main. Elle demande, comme si elle venait de découvrir un lien : MONTRÉAL-QUÉBEC :

ELLE
Et pourquoi vouliez-vous monter à Montréal pour en redescendre ensuite ? et cet encore, expliquez-vous…

Il fait un effort de sincérité :

LUI
Et pourquoi pas ? Ça m’intéressait. J’avais mon idée là-dessus. Par exemple, vous voyez, de bien lire sur l’autoroute, je crois que ça s’apprend.

Son visage, sur lequel perle maintenant une sueur quasiment désirable, apparait après celui de la femme dans un rire extasié (éclaté), qui n’est pas de mise dans le propos. Elle se retourne :

ELLE
Je pense que vous vous foutez bien de ma gueule, avec votre livre, incapable d’en sortir depuis une heure trente déjà, c’est à croire que le paysage ne vous intéresse pas. Non, c’est moi qui ne vous intéresse pas.

LUI
En effet, le paysage ne m’intéresse pas.

Elle lui embrasse l’épaule et se cale la tête dans le creux de cette épaule. Elle a la tête tournée vers la fenêtre à moitié ouverte, vers Québec, la nuit. Un poids lourd passe sur la voie inverse et fait beugler ses freins ABS avant la courbe. (On ne le voit pas, on l’entend seulement.) Elle se relève.

Il n’a maintenant qu’une envie : franchir le pont lorsque bientôt la chaleur sera un peu tombée (non, elle ne sera pas tombée). Sortir de cette voiture, en nage, et lui offrir son livre. Dans ses yeux à elle il y a la clarté des lampadaires, qui défilent tels des gyrophares dans la nuit.