Toi qui (Bertrand Gervais)

 

 

Toi qui conduis d’une main et textes de l’autre, sur l’autoroute 20 en direction de Québec, le mercredi midi vers 13 heures trente, qui textes et conduis à 118 km/h, sur l’allée de dépassement, à la hauteur de Sainte-Julie, sans un seul regard pour les voitures qui te suivent et tentent de te dépasser, je te hais.

Toi qui conduis et textes, textes et conduis, et qui, une fois de temps en temps, regardes ce qui se passe à l’extérieur, étonné de découvrir qu’on te suit de près – non, mais, quels salauds ! –, qu’on te suit de près et entreprend même de te dépasser de l’intérieur, raison pour laquelle on sait que tu ne fais pas que conduire ou manger ou fumer ou parler au téléphone, ce qui est déjà interdit, mais te compliques la vie en tentant de la main droite, pendant que de la gauche tu tiens le volant, de rédiger un texto sur ton téléphone intelligent, ce qui, à 118 km/h, est parfaitement inintelligent, je te hais.

Toi qui conduis lâchement ta voiture, inconscient des dangers que tu cours et fais courir quand, dans ton bolide haut de gamme de marque japonaise, tu enjambes les lignes pointillées du tracé de l’autoroute et t’aventures au moment le plus inopportun dans l’allée de droite, juste au moment où je m’apprête à te dépasser de l’intérieur, me forçant à mettre un terme à ma manœuvre, freinant subitement et enjambant à mon tour les pointillés, maudissant le ciel et les enfers et les demoiselles de compagnie dans une envolée anathémique subitement très scatologique, je te hais.

Toi qui, ce n’est pas parce que tu fais plus d’argent que moi, que ton manteau est griffé, que ta voiture est deux fois plus chère que la mienne, que ta vie est faite de cocktails dinatoires et de soirées vins et petits fours, que tes enfants vont à l’école privée, que ton aînée fait de l’équitation et que ton cadet pratique le kick boxing et le karting et le karaté et le curling et le canot, et que tu possèdes les ordinateurs les plus sophistiqués du monde, sans oublier ton foutu bidule téléphonique, ce n’est pas pour cela que je te hais, c’est simplement parce que tu textes en conduisant, conduis en textant et que l’autoroute n’est pas un banc public.

Je te hais, parce que tu penses que la vitesse est un jeu pour enfants et que maintenant que tu es adulte, tu n’as plus à t’en soucier, tu penses qu’il ne doit y avoir rien de mal à faire un petit texto de temps en temps sur l’autoroute, ce n’est pas comme téléphoner, c’est beaucoup moins accaparant et c’est vite fait, quelques touches sur le clavier virtuel du téléphone et le tour est joué. On pèse sur send et swoooch ! c’est parti. Moi pendant ce temps, tu comprends, je file à 130 km/h, sur la même autoroute. C’est moi qui te colle au cul, espèce de débile profond ! C’est quoi ton numéro de téléphone pour que je te texte d’aller te faire… ? Je m’irrite facilement, je sais, je suis soupe au lait, d’accord, mais le stress est grand. Je me rends à Québec pour un atelier sur la création littéraire, je n’ai pas écrit la moindre ligne de mon intervention, je me sens fébrile, dépassé par les événements, en situation d’imposteur, il me faudra jeter de la poudre aux yeux, faire mine de savoir ce que je dis quand je l’aurai improvisé sur le pont Pierre-Laporte, j’aurais plutôt voulu rester à la maison, sagement assis devant l’écran de mon ordinateur afin de noter tout ce qui me passe par la tête, des mots de rien du tout, des phrases sans avenir, des pensées divergentes qui m’auraient distrait de mes obligations, au lieu de ça, je dois filer sur la 20, toutes affaires cessantes, l’esprit aux abois, car je n’ai rien à dire sur la création littéraire ou sur les moyens du récit contemporain, les moyens ? quels moyens ? moyens du bord ? moyens de transport ? l’autoroute de l’information ? la littérature, le texte, les textos ? le retour au narratif, la soif de réalité, l’écriture entre la page et l’écran, eh misère… Je n’ai rien de transcendant à dire, aucune Vérité à transmettre ; la Vérité de toute façon, je l’ai dépassée, elle conduisait un Dodge RAM, je sais, c’est surprenant, on ne croit pas que la Vérité conduit un pickup et qu’elle fume des Export A en laissant sortir la fumée par la fenêtre de sa portière, mais c’est la triste vérité, je l’ai vue de mes yeux vue, elle portait une casquette Nike, alors tu comprends Toi qui, tes manœuvres loufoques sur la route, tes zigzags, tes enjambements, ta vitesse irrégulière, je les ai exactement là où tu penses, entre autres parce qu’ils me forcent à vouloir survivre et, comme un overdrive, mon instinct de survie s’est enclenché et a déclassé mon vague à l’âme. Je rechigne peut-être à aller parler de création, mais ce n’est pas une raison pour mourir au bout d’un texto.

Pour toutes ces raisons, Toi qui, je te hais.