YQB (Clément Laberge)
12.05.12 14h20 CEST.
L’A-330 s’est élevé doucement au-dessus de la piste principale de CDG-T3.
Je n’ai évidemment pas pu l’écrire à ce moment précis parce que l’usage d’un ordinateur est interdit lors du décollage.
Je suis assis sur le siège 21G du vol TS589 en direction de YQB. Le capitaine vient d’annoncer que le vol devrait prendre exactement 7h à une altitude de croisière d’un peu plus de 35 000 pieds. En réduisant au minimum la luminosité de l’écran de mon MacBook Air, l’indicateur de charge indique 6:59. Juste assez pour me rendre à destination.
Si je me fie à ce que j’ai pu lire sur FlightAware.com avant le départ, nous suivrons la route ATREX UT225 VESAN UL613 SOVAT UL613 SANDY UL15 BIG UL9 STU UN546 BAKUR RESNO 5500N 02000W 5500N 03000W 5400N 04000W 5300N 05000W HECKK YAY N188B YRI MIVAX SIMTO SIMTO1. Sans ponctuation et sans escale.
Il est prévu que nous parcourions la distance de 5 374 km. En ligne droite, cela aurait été 5 298 km. À peine 76 km de différence. Moins de 1,5 % d’écart. On ne peut pas vraiment parler d’un détour. Et encore, je me demande si cela n’inclut pas segment de Québec à Toronto, pour les passagers qui poursuivront leur route. La vitesse moyenne de l’avion devrait être de 362 kts. Je ne connais pas cette unité de mesure et sans accès à Internet, il est actuellement impossible pour moi d’apporter cette précision. Ce sera à vous de faire la recherche au moment où vous lirez mon texte. Ce sera plus simple ainsi. Je pense que vous comprenez.
En classe économique on doit nous servir un déjeuner, une collation ou un brunch, mais le menu n’est pas indiqué. Pour le moment je n’ai eu qu’un verre de Coke Diet, avec quelques glaçons.
Au comptoir d’Air Transat, j’ai tenté sans succès d’obtenir un siège portant la lettre A ou la lettre K — les seuls qui m’auraient permis d’avoir un accès confortable aux hublots. À défaut, j’ai pris le temps de faire des copies d’écran de la trajectoire prévue à partir de FlightAware. Si j’interprète bien, nous devrions présentement avoir franchi la Manche, à peu près là où traverse l’Eurostar, et nous avons probablement bifurqué vers l’Ouest. Je serais toutefois surpris que nous ayons déjà atteint la côte atlantique de l’Angleterre.
Mais je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça.
Parce que je n’avais pas l’intention de vous raconter mon vol vers Québec de retour de Paris.
D’autant que la batterie n’indique déjà plus que 5:14 (j’espère que la mesure de consommation du carburant est plus précise pour le pilote de l’avion).
* * *
On vient de nous servir le repas. Une salade de haricots blancs, du poulet accompagné de riz et de légumes étuvés. Il y avait aussi un petit pain particulièrement spongieux emballé dans un sachet de plastique où il était écrit « Oven Safe Vau four ». Même Google Translate aurait fait mieux comme traduction. Qu’importe, c’était bon. Mieux : avec cette petite pause, au cours de laquelle j’ai dû ranger l’ordinateur, j’ai retrouvé une durée de batterie équivalente au temps qu’il reste avant d’arriver à Québec.
Je disais donc que ce n’est pas mon propre voyage vers Québec que je veux vous raconter, c’est surtout ceux des quelques centaines de personnes qui auront été en en avion vers Québec en même temps que moi.
Les passagers du vol JZA912 en provenance de Toronto (YUL).
Les passagers du vol PSC956 en provenance de St-Hubert (YHU).
Les passagers du vol AWJ4030 en provenance de Philadelphie (PHL).
Les passagers du vol ASQ4526 en provenance de New York (EWR).
Les passagers du vol JZA710 en provenance de Montréal (YUL).
Les passagers du vol JZA762 en provenance de Montréal (YUL).
Les passagers du vol JZA8715 en provenance de Sept-Îles (YZV).
Les passagers du vol JZA712 en provenance de Montréal (YUL).
Les passagers du vol JZA8714 en provenance de Montréal (YUL).
Les passagers du vol JZA8918 en provenance de Toronto (YYZ).
Les passagers du vol POE511 en provenance de Toronto (YTZ).
Les passagers du vol JZA8716 en provenance de Montréal (YUL).
Les passagers du vol ASQ5951 en provenance de Chicago (ORD).
Les passagers du vol JZA721 en provenance de Gaspé (YGP).
Au moment où j’écris cette phrase, les passagers du vol JZA912 sont déjà arrivés à Québec. Leur Dash-8 devait se poser à 10h43.
Les passagers en provenance de Saint-Hubert arriveront dans une vingtaine de minutes à bord d’un avion de type JS32, suivi de ceux partis de Philadelphie, tout juste une minute plus tard, à bord d’un Regional Jet de Bombardier, et ceux de New York, à peine quatre minutes après, à bord d’un avion semblable fabriqué par Embraer.
J’estime donc qu’il y a actuellement à peu près 430 personnes en avion en direction de Québec : trois cents de qui je partage momentanément le destin, une soixantaine qui sont partis de New York, une soixantaine partis de Philadelphie et une dizaine partis de St-Hubert.
Le temps que j’écrive les dernières lignes, un autre avion vient de décoller de Montréal en direction de Québec. Un Dash-8. Parlons donc d’un peu plus de 450 personnes.
Les neuf vols restants étant tous assurés par des Dash-8, sauf celui en provenance de Chicago, que FlightAware ne permet pas d’identifier, j’estime qu’environ 250 autres s’ajouteront à ceux qui auront pris l’avion vers Québec d’ici à ce que je complète ce texte, soit un total d’environ 700 avec qui j’aurai partagé aujourd’hui le moyen de transport et la destination. Dans le ciel vers Québec.
Les images avec lesquelles mon texte partage présentement l’écran sont fixes, ce ne sont que des copies d’écran que j’ai faites avant de partir de Paris, mais je sais que si j’avais accès en ce moment à Internet je verrais la trajectoire de chacun des avions apparaître progressivement sur mon écran.
L’appareil en provenance de New York vient de se poser. Les douaniers doivent être fort occupés. Le personnel de la tour de contrôle profite pour sa part d’une accalmie. Pour les trente prochaines minutes, il n’y aura que quelques décollages à coordonner. C’est le moment idéal pour un café ou pour une pause pipi.
Une femme est debout dans l’allée avec un jeune enfant dans les bras. Il a dans la main un téléphone en plastique vert transparent. Un jouet, à l’évidence. Je m’interroge. Est-ce qu’il est possible de monter à bord d’un avion avec un pistolet à l’eau, vide bien sûr, fait du même plastique ? Quel parent voudrait tenter l’expérience ?
Coup d’œil au haut de l’écran. Tout va bien. Ma batterie devrait tenir jusqu’à Québec.
J’imagine le pilote regarder au même moment l’altimètre. Je pense qu’il constaterait une altitude de 37 000 pieds.
Je dis cela parce que j’ai aussi fait à partir de FlightAware une copie des données de vol du vol TS589 de la semaine dernière, et il me semble que ça doit pas mal se ressembler d’une semaine à l’autre.
Si tel est le cas, comme le vol était parti avec 37 minutes de retard, je présume que nous devons actuellement être à une latitude de 54 degrés et une longitude de -40 degrés. Nous devons faire route vers la pointe nord de Terre-Neuve avec une direction de 264 degrés ouest.
Nous devrions entrer dans l’espace aérien canadien dans une quarantaine de minutes. À partir de ce moment, les radars du centre de contrôle aérien de Gander recommenceront à rapporter publiquement la position de notre appareil toutes les minutes. Et c’est grâce à ces données que famille et amis pourront à nouveau connaître précisément où je me trouve à partir de l’écran de n’importe quel ordinateur. Un Airbus avec trois cents personnes à bord réduit à un pixel qui se déplace lentement sur un écran. Un Airbus à bord duquel j’écris, distraitement, depuis maintenant presque quatre heures.
Encore trois heures avant d’arriver à destination. Le niveau de la batterie indique 3:18. Ça va encore.
Après les radars de Gander, ce sont ceux de Moncton, qui prendront progressivement la relève, puis ceux de Montréal, à partir de 14 heures, environ. Dans un peu moins de deux heures.
Nous devrions rester à environ 38 000 pieds d’altitude jusqu’à ce moment, où nous entreprendrons notre descente vers Québec, qui devrait durer environ 25 minutes.
Si tout se passe à peu près comme la semaine dernière.
Une vingtaine de personnes ont décollé de Sept-Îles et autant de Montréal pendant que j’écrivais les derniers paragraphes. Nous sommes donc en ce moment environ 340 personnes dans le ciel vers Québec.
Dans trente minutes il n’y en aura plus que 320, et huit minutes plus tard, les passagers du vol TS589 seront, pendant 4 minutes, les seuls au monde à bord d’un avion en vol en direction de Québec.
Quatre minutes seulement, pendant sept heures de vol. De 12h56 à 13h. Ce sera dans trente minutes.
Je me demande combien de temps il me faudrait pour arriver à expliquer ça à mon voisin du siège 21F, qui, bien qu’il ait dix ans de plus que moi, vient de terminer la lecture de Jeu de piste à Venise, de Geronimo Stilton. J’aurais probablement plus de chance d’y arriver avec celui du siège 21K, qui est plongé depuis plusieurs heures dans The Hitchhiker Guide to the Galaxy, de Douglas Adams.
J’ai envie de lui faire servir une coupe de champagne, ainsi qu’à la femme qui l’accompagne. Je pourrais demander à l’agent de bord de leur remettre en même temps une petite carte sur laquelle j’aurais écrit : « Santé ! Vous êtes, pour quatre minutes, dans le seul avion au monde qui fait cap sur Québec. Signé : Douglas Adams. » Quand la fiction s’invite dans la réalité.
Mais à quoi ça rime tout ça ? Écrire tout ce temps alors que je pourrais dormir, ou lire, ou travailler. Je ne sais pas. C’est peut-être pour ça d’ailleurs que je le fais. Ou simplement parce que je l’ai promis ?
Mais qu’est-ce que j’ai promis ?
J’ai promis un texte à un ami. Simplement. Un texte à partir d’un thème.
— Vers Québec, je te l’écrirai. C’est promis.
Et pourquoi donc j’ai promis cela ? Je ne le sais trop franchement. A priori, c’est pour nourrir une réflexion sur ce que de nouvelles technologies peuvent apporter au récit. Comment un extrait sonore, une vidéo, une représentation cartographique peuvent influencer la manière de raconter une histoire, donner lieu à une autre narration, par exemple. Ou la manière de lire ou d’interpréter l’histoire, peut-être.
Quoi qu’il en soit, j’ai écrit depuis le départ de Paris sans trop me poser de questions. Jusqu’à il y a quelques minutes. J’ai écrit dans une sorte de huis clos qui ne m’est pas familier. Sans accès Internet, sans moyen de compléter instantanément la réalité du moment présent. En m’appuyant pourtant sur une foule d’informations remarquablement précises, qui me permettent d’échapper au hic et nunc.
J’ai eu envie d’écrire pour cet ami un texte qui témoigne de la chorégraphie d’une quinzaine d’avions qui amènent des centaines de personnes vers Québec, à partir du point de vue de l’une d’elles.
J’ai eu envie de raconter mon parcours vers Québec à partir d’autre chose que la réalité à bord de l’avion qui m’y amène, mais à partir des rapports de dizaines de radars qui ont suivi le même appareil, pour un vol semblable, il y a une semaine.
J’ai eu envie d’essayer de décrire l’expérience commune de centaines de personnes qui se rendent au même endroit à peu près au même moment, à partir d’un point de vue dont l’existence ne repose que sur des horaires de vol savamment colligés dans les tours de contrôle.
Et j’ai eu envie d’écrire en m’imposant la durée du vol comme période d’écriture ininterrompue.
C’était peut-être beaucoup d’expérimentations et de contraintes. Mais c’est ça qui est ça. Et pendant que je fais quelques paragraphes de méta-écriture, on nous a servi une pizza pour collation et un autre verre de boisson gazeuse. Deux avions se sont posés à Québec et trois ont pris leur envol en destination de Québec. Trois autres feront de même d’ici à ce que nous atterrissions, dans un peu moins d’une heure et demie.
Je ne réalise que maintenant, en regardant à nouveau mes copies d’écran de FlightAware, qu’en fin d’après-midi il n’y aura pendant 13 minutes aucun avion en direction de Québec. Plus personne vers Québec.
Aucun passager. Plus de narrateur possible. Fin de l’histoire.
Peu de temps après la fin de l’écriture de ce texte.
Je pense que nous sommes au-dessus de l’île d’Anticosti. L’indicateur de charge de la batterie vient de passer au rouge. Il nous reste environ 1:30 au pilote et moi pour poser l’appareil et finir la rédaction de mon texte. Ça devrait aller si l’effort que la correction du texte avec Antidote ne demande pas à l’ordinateur plus de batterie que l’écriture ne l’a fait jusqu’à présent.
Le capitaine interrompt la révision du texte.
— Bonjour tout le monde. J’espère que vous faites bon vol, nous sommes présentement à environ 40 000 pieds au-dessus de Gaspé. Les gens assis à la gauche de l’appareil peuvent donc voir la magnifique Baie des Chaleurs et la ville de Bonaventure. Nous poursuivons notre route vers Québec, où nous atterrirons dans environ une heure.
Merci capitaine ! Tout va bien : la batterie indique 1:05 et le correcteur a survolé une première fois le texte.
Nous serons donc passés un peu plus au sud que prévu. L’itinéraire aura aussi été corrigé.
Il ne reste plus qu’un avion à décoller vers Québec d’ici à ce que nous arrivions. Deux autres à se poser.
Aujourd’hui, près de 700 personnes ont partagé avec moi le ciel vers Québec. J’ai consacré 7 heures à essayer de raconter la rencontre de leurs trajectoires dans l’espace et dans le temps.
Je ne sais pas si ça aura fait un récit intéressant du point de vue de ceux et celles qui se réuniront dans les prochains jours à l’invitation de l’ami à qui j’avais promis ce texte, je crains que sa lecture ne s’avère un peu laborieuse, mais j’ai la satisfaction d’avoir vécu une expérience d’écriture intéressante — comme je risque de ne pas avoir l’occasion d’en refaire très souvent. Le vol TS589 aura été pour moi un atelier d’écriture aussi agréable qu’exigeant.
J’entreprends de relire mon texte une dernière fois alors que le capitaine nous informe qu’il entreprend la descente vers Québec. Nous formons vraiment une très bonne équipe tous les deux.
Un signal d’alerte apparaît à l’écran : « Batterie faible. L’ordinateur fonctionne maintenant sur la réserve. »
— Le moment est venu de poser l’avion capitaine.
Bienvenue à Québec.
12.05.12 15h20 EDT.