Du bonheur d’être accueilli en terre étrangère par un sympathisant de Marine Le Pen (Chloé Michaella Money)
Comme toutes les fois que je dois partir loin de chez moi, avant de prendre l’avion, je regarde un coucher de soleil sur les Pyrénées depuis la promenade qui mène au château de Pau. Dans la lumière dense et dorée du soir, elles prennent une teinte bleue modeste et limpide, qui découpe leurs contours froids sur le rose du ciel. Je les contemple longtemps, en écoutant plusieurs fois une berceuse basque que me chantait ma grand-mère. Dans une version interprétée par un chœur d’hommes, ce qui est le plus courant au Pays Basque. Je ne me suis jamais sentie chez moi dans les Landes. Chez moi, c’est cet espace-temps suspendu entre les Pyrénées et le souvenir de ma grand-mère. C’est pourquoi je n’ai pas de chez moi géographique, et que je me sens un peu partout chez moi. Et puis, je pars prendre l’avion pour Paris, car depuis Pau je crois qu’on ne peut pas quitter la France, sauf peut-être pour aller en Espagne. L’aéroport, baptisé Pau-Pyrénées comme en guise d’avertissement, fait tout son possible pour empêcher le voyageur de faire un tel outrage à la beauté des Pyrénées.
Le lundi 5 septembre 2011, j’arrive donc à Québec, aéroport Jean-Lesage. Je me réjouis de ses dimensions modestes. Je ne connais encore personne ici, ni dans cette ville, ni dans ce pays, ni sur ce continent. « L’ivresse des commencements », comme l’a écrit Serge Moati. L’air est doux, il fait beau, tout est calme. J’embarque dans un taxi pour me rendre au Pavillon Parent qui va être ma nouvelle résidence pour huit mois. C’est là que les choses se sont gâtées.
– Vous venez de France ?
– Oui.
– C’est la première fois que vous venez ici ?
– Oui.
– Vous êtes de Paris ?
– Non non, d’un petit village des Landes.
– C’est quoi la ville la plus proche ?
– C’est à égale distance de Bordeaux et de Pau.
Il ne connaît pas Pau. Je lui dis simplement que c’est proche des Pyrénées, qu’on les voit très bien depuis les terrasses du centre ville et que, à la lumière du coucher de soleil, c’est vraiment très beau. Mais je sens bien que la beauté des Pyrénées ne l’intéresse pas trop, et qu’il veut me parler d’autre chose.
– Alors vous avez les élections présidentielles bientôt ?
– Eh oui.
– Sarkozy va rester président, non ?
La situation s’aggrave encore.
– Non, du moins je ne l’espère pas.
– Pourquoi, c’est un bon président, non ? Et puis sinon, je vois pas qui pour le remplacer, à part peut-être Marine Le Pen…
– Quoi ? Mais vous savez qui c’est, Marine Le Pen ?
– Oui oui, le Front National. Ce sont des gens qui aiment leur pays. Ils ne veulent plus d’étrangers chez eux, pour protéger leur pays. Et puis elle ne veut pas de l’Europe, elle veut vous sortir de l’Europe. En ce moment, ça serait bien de quitter l’Europe parce que l’Europe… quand on voit la Grèce… d’ailleurs, vous devriez pas continuer à les aider, parce qu’ils vont vous faire couler si vous continuez à leur donner de l’argent… et y a pas que la Grèce d’ailleurs, l’Italie, l’Espagne, et vous aussi…alors, vous feriez mieux d’en sortir tant qu’il est temps, parce que quand vous serez vraiment ruinés, il faudra pas venir nous demander de l’argent à nous ou aux Américains, on vous prêtera rien, vu comme vous êtes endettés…ce sera pas la peine de demander, parce qu’on sait que vous pourrez pas rembourser. Alors Marine Le Pen, si elle veut abandonner l’euro et revenir au franc, c’est correct… et puis franchement, avec tous ces étrangers chez vous, je pense que beaucoup de Français sont d’accord avec elle, même s’ils n’osent pas le dire, parce qu’il faudrait commencer à remettre un peu le pays à niveau, et là, avec tous ces étrangers, je vois pas comment vous pouvez vous en sortir… moi j’aime mon pays et je n’aimerais vraiment pas qu’il devienne comme le vôtre…
Je me dis que c’est un peu brutal comme accueil, et je pense à une célèbre chanson de Georges Brassens. Bien sûr, je ne m’attendais pas à ce que mon interlocuteur partage mes maladroits élans utopistes, et m’encourage en me disant : « Dans quelques mois, Jean-Luc Mélenchon sera président, la France entamera un grand tournant communiste, le Nord-Pas-de-Calais deviendra un immense goulag où seront installés tous les gens de droite, les banquiers et les grands patrons en attendant qu’ils meurent congelés ». Non, bien sûr.
Je n’aime pas parler, et je n’ai pas la force de répondre. Et par où commencer ? Face au paysage morne qui s’impose derrière le pare-brise, je recompose les pinèdes landaises, la quiétude du conciliabule muet des bruyères et des ajoncs, l’élégance des pins et de leurs contours odorants, cette beauté humble et austère enracinée dans le sable, et, plus loin, l’Océan. Nous sommes arrêtés à un feu rouge. Je me rappelle les derniers vœux de nouvel an télévisés de François Mitterrand, en 1994. Malade, nous le savions vaincu par son cancer, il allait mourir quelques mois plus tard, et nous enjoignait de « ne jamais séparer la grandeur de la France de la construction de l’Europe ». J’avais huit ans. Nous abordons une zone commerciale très laide, comme toutes les zones commerciales du monde sans doute. Canadian Tire, McDonald’s, des enseignes de restauration rapide. Peut-être que tout cela n’était pas au même endroit, je ne me souviens plus que du gris des bâtiments, je fixais l’autoroute et je pensais à l’Europe. Le paysage ne m’évoque rien de particulier, mêmes édifices que partout ailleurs, mais peut-être plus grands, offrant plus de surface à la laideur. Et je repense à François Mitterrand, l’homme de Latché qui s’était laissé séduire par la beauté noueuse des Landes. Il avait terminé son discours en nous disant : « Je crois aux forces de l’esprit, je ne vous abandonnerai jamais. » Deux larmes avaient coulé silencieusement sur les joues de ma grand-mère, c’était la première fois que je la voyais pleurer. « Comment pouvons-nous perdre François Mitterrand, un homme si fin, si cultivé… ». Elle avait commencé à travailler très jeune, n’avait pas fait d’études, et chaque fois que François Mitterrand apparaissait à la télévision devant la bibliothèque de l’Elysée, « Il peut lire tout ça, il peut lire tout ça, tu te rends compte ? », disait-elle à mon grand-père.
Nous sommes arrivés sur le boulevard Laurier et ses centres commerciaux démesurés, arrêtés à un nouveau feu rouge.
– Vous ne répondez rien, vous êtes socialiste ?
– Je suis communiste et je rêve d’un immense goulag pour y mettre tous les gens comme vous. Je le lui glisse en riant, ce n’est qu’une plaisanterie… qu’il ne comprend pas, ou ne veut pas comprendre, je ne sais pas.
– Ça ne vous règlera pas le problème des étrangers, me lance-t-il.
– J’ai bien du mal à considérer les étrangers comme un problème. De toute façon c’est très relatif, on est toujours l’étranger de quelqu’un, même dans son propre pays. Et puis vous savez, ma famille est basque espagnole d’un côté, anglaise de l’autre, lui dis-je avec un grand sourire.
– Ah ! me dit-il avec l’air extatique d’un fanatique de football devant une promotion sur un lot de cannettes de bière. C’est pour ça ! Je comprends, vous n’êtes pas une vraie Française, c’est pour ça.
Nous sommes arrivés au Pavillon Parent. Je sors, récupère ma valise, et règle la course.
– Et le pourboire ?
– Désolée, monsieur. Le prolétariat français est déjà très pauvre, et ne peut pas s’endetter en donnant le peu qu’il a à des étrangers.
En rangeant mes affaires dans ma nouvelle chambre, je me dis qu’il y a sûrement des choses plus belles à voir ici que ce que j’ai aperçu au cours de ce trajet horrible. En réécoutant ma berceuse, je me demande ce que ma grand-mère aurait pensé de cet échange. Sans doute aurait-elle souri…