L’étonnement des nuages (Isabelle Pariente-Butterlin)
On peut toujours commencer par là : l’étonnement des nuages. On peut toujours faire ça, même de loin, même ailleurs. Lever la tête. Regarder les nuages. Passer la douane, remettre ses chaussures, ranger son ordinateur dans son sac, remonter une allée, boire un premier café, chercher un numéro de porte qu’on tente de garder en tête, de retenir, et puis dès que l’occasion se présente, lever la tête, regarder les nuages. Après tout, ça peut commencer comme ça. Pas les mêmes qu’ailleurs, les nuages d’ici, d’autres nuages, nuages autres mais en quoi ? pas facile à dire. Regarder les nuages.
Pas encore. Déjà des heures mais pas encore Québec. Suffisamment d’heures pour être loin de chez soi, mais pas encore assez pour être à Québec. Bientôt. Ciel canadien mais pas encore. Fatigue. Le jour en pleine nuit. Ou inversement, je n’en sais rien. La nuit en plein jour. Sur la carte je ne sais plus où je suis, je suppose pas très loin, deux-trois heures de route, ou moins d’une heure d’avion après un autre avion et des heures d’avion et avant il y eut, autre, le RER, mais maintenant il n’y a plus rien que la nuit en plein jour, ou le jour en pleine nuit, et ce ciel, pour la première fois. Impression absurde du jour en pleine nuit. Il a fallu disjoindre dans son esprit Québec et le Québec et aussi disjoindre l’Université de Québec, et une fois ces disjonctions réalisées, comprendre où on allait. Disjonction des noms à la surface du monde.
Et puis de toutes façons il n’y avait rien d’autre à faire que de terminer en taxi alors on a roulé. On a pris un taxi et puis on a roulé. Le nom de l’hôtel a suffi. Je ne savais même où on allait. Rue Sainte-Anne, mais c’était où ? C’est toujours un peu étrange de tenir serrée dans son iPhone une adresse dont on n’a pas du tout eu le temps de regarder où elle se trouve, et d’y aller comme ça, parce que de toutes façons il n’y a rien d’autre à faire que d’y aller comme ça, et le plan de Québec est quelque part à Paris, sur mon bureau sans doute, ou alors sur la table de la cuisine. Alors on a laissé les impressions défiler, on ne parlait plus trop. Et puis c’était comme ça, et de toutes façons, il n’y avait rien à faire.
Les arbres, les rues, les silhouettes des maisons, pour l’instant, il n’y avait personne, des rues, des routes, des maisons. Et les arbres. Qui défilaient mais si difficile d’attraper de retenir la moindre impression et la fatigue aussi qui aiguisait tout, alors les impressions ont commencé à déferler, quand on a abordé la ville. On ne parlait pas mais les impressions ont commencé à déferler (et la première, Gris / vert-de-gris émergeait sous le ciel gris, mais pas encore, pas tout à fait). On essayait de les saisir avant qu’elles ne passent, il fallait regarder en avant, ne jamais cesser de porter attention, mais une attention légèrement en avance, d’un coup d’avance, toujours un coup d’avance, depuis des heures c’était comme ça, un coup d’avance pour ne pas laisser passer l’impression. Pour prendre en photo l’impression derrière la vitre.
Se dire, même si ça ne veut rien dire, « c’est comme ça, Québec ? » sauf que « c’est comme ça, Québec ? » est encore un énoncé vide. Presque vide encore. Peu à peu il se remplira d’impressions, on essaiera de le remplir d’impressions, on tentera de le remplir parce qu’on se dit que bientôt on repartira, alors il est urgent de saisir les impressions, urgent d’étendre cet énoncé sur le monde, sur la ville à l’entour. Et la première impression Gris / vert-de-gris qui ne manquera pas de. Et les obliques. Peu à peu, qui se dessinent à la surface du. « C’est comme ça, Québec… ». Peu à peu, la phrase se remplira d’impressions. Elle prendra une coloration (Gris / vert-de-gris). Elle variera selon les modalités. De l’émotion. Palette de couleurs et d’émotions.
C’est comme ça, Québec. Et la soif de parcourir la ville. Et les rêves au loin. C’est comme ça, Québec. Il paraît qu’on peut voir les baleines. Extension progressive de l’énoncé. Et des impressions.