Thérapie satellite (Anthony Charbonneau Grenier)
Les gens sont toujours surpris lorsque tu les renseignes sur le nom d’une rue, la localisation d’un restaurant. La conversation marque un hiatus. L’incrédulité traverse leur visage, sur la pointe des pieds. Puis la conversation reprend, un peu plus vite, pour compenser le temps gêné du silence. Tu ne t’en offusques pas, c’est bien normal. Parfois même, cela te fait sourire intérieurement. Les gens te parlent du temps qu’il fait, de leurs petits tracas, de leurs proches ou encore d’amis communs. À un moment, forcément, ils fixent la fenêtre ou regardent leur montre et s’excusent de devoir partir. Quand tu les connais bien, tu leur demandes d’approcher l’ordinateur avant de quitter. De t’aider à enfiler l’appareil qui te permet de naviguer avec la bouche. Ils s’exécutent puis te donnent un bec sur le front ou te serrent le poignet et partent en refermant la porte derrière eux, avec un sourire penaud.
À l’écran, la barre des favoris sait déjà ce qui va se passer. Tu cliques et l’interface se réveille. Tu vois la carte avec ses innombrables rues, ses étendues abstraites de bleu, de vert et de brun. Tu flottes au-dessus d’elle, en apesanteur. Puis tu tombes sur terre comme une goutte d’eau jusqu’à rejoindre le point A. Avec les lèvres, tu replaces le crayon-pointeur entre tes dents. La promenade peut commencer. Tu es très consciencieux. Tu pars presque toujours du pied de l’hôpital. Tu traverses la surface morne du parking, rejoins le boulevard par la voie d’accès puis laisses le hasard des rues décider de ton itinéraire. Parfois tu triches un peu et commences tout de suite plus loin : à Saint-Roch, à Sainte-Foy, à Montcalm. Tu appelles ça, prendre le bus. Les jours où il fait beau, tu te diriges vers les quartiers où le ciel est bleu, lorsqu’il pleut, tu visites ceux où le ciel est gris. Tu déambules sur la rue Saint-Jean, Cartier, Maguire. Tu regardes les vitrines des commerces, les étals des marchands. Si il y a des gens sur les terrasses, tu les observes, inspectes ce qu’ils mangent, leur non-verbal, les choses qu’ils transportent avec eux. Parfois, tu peux même obtenir le menu. Tu t’intéresses à l’architecture, aux modèles des voitures, aux tags et graffitis sur les façades aveugles. Tu observes chaque chose avec l’attention indolente de celui qui ne va nulle part.
Tu n’entends plus les gens qui vont et viennent dans le corridor, le couinement des charriots de nourriture et des chaises roulantes, les appels à l’intercom et l’éternelle cloche de l’ascenseur. Ces bruits, par ta concentration, deviennent ceux de la ville. Les voix des infirmières et des patients deviennent celles des passants pressés, le ronronnement des appareils médicaux celui, lointain, du boulevard Laurier, le cliquetis des seringues et tubulures celui des verres qu’on entrechoque pour trinquer, des couverts qu’on sert et qu’on débarrasse. Tu es à la fois couché et debout. Tu te déplaces, sans bouger, comme un satellite.
Parfois, il te prend des envies, des fantaisies errantes. Tu suis les lignes électriques pour voir jusqu’où elles mènent. Tu fais le tour de l’Île d’Orléans ou longes l’autoroute en direction de la Gaspésie. Parfois aussi, tu visites les maisons de tes amis proches, de ta famille. Tu t’amuses à imaginer la tête qu’ils feraient, à te trouver, soudain, devant chez eux. Ces visites, pourtant, te laissent toujours un goût doux-amer. L’impossibilité d’avancer dans l’entrée, d’apercevoir la cour-arrière : tout, du mystère des fenêtres obscures jusqu’à la froideur fantomatique des rues de banlieue, te rappelle les limites de ton corps d’emprunt. Dans ces moments, Google Street View apparaît dans toute son artificialité. Tu appréhendes la perfection de son mensonge, le raffinement presque inquiétant de l’illusion qu’elle projette. Tu ne vois plus la ville mais l’image de la ville, rendue hypocrite par le passage du temps.
Tout de même fidèle à tes habitudes, tu retournes méthodiquement vers l’hôpital. Les passants, avec leurs visages flous, leurs vêtements légèrement démodés, te donnent des frissons dans la nuque. Tu te demandes si les cafés que tu rencontres sont toujours ouverts, si les arbres portent toujours leurs feuilles. Tu te demandes si cette vieille femme, que tu vois chaque fois, assise seule sur un banc, a finalement retrouvé la personne qu’elle semble attendre. Tu te surprends un bref instant à t’inquiéter pour elle, comme pour une connaissance dont on a plus de nouvelles depuis longtemps. Dans ces moments, tu es d’une humeur trouble. Tout ce que tu vois te renvoie l’impression d’avoir été floué, trompé par un ami. Alors, bien souvent, tu appuies sur le petit moins.
Tu t’éjectes de la carte. Tu quittes Québec. Puis tu vas te reposer, en Afrique du Sud, parmi les jardins lumineux et toujours en fleurs de Kirstenborch.