L’expérience

Je ne suis pas là actuellement. Je suis à bord d’un Boeing 777, probablement en train de survoler le Québec. Mystérieux hasard, renversement de cet apprentissage des limites du monde.

J’étais probablement à Ste-Cécile quand j’ai pour la première fois observé consciemment cette petite croix métallique brillante, carlingue exposée au soleil en direction de Montréal, loin au dessus de ma tête. Vague rappel de la croix fichue au sommet du clocher de l’église, tout à côté de la maison. La traînée blanche en moins.

Ces dimanches passés à traîner autour de la maison blanche ont été rentables, alors que j’étais loin de me l’imaginer. J’y ai vu une talle d’asperges croître à chaque année (sans vraiment en prendre conscience, ça me sidère encore). J’ai connu mes premiers hostas, qui masquaient le côté de la galerie à l’avant de la maison… mais les hostas étaient sans intérêt : c’était plutôt les fleurs qui m’intéressaient, petites formes oblongues mauves qui éclataient en les écrasant (mais toujours avec la crainte d’écraser un taon en même temps). C’est probablement la première porte avec une clenche* que j’ai utilisée — aujourd’hui difficile d’ouvrir la porte de la clôture de la cour sans avoir l’image de la porte arrière de la maison de Ste-Cécile, haut perchée, et cette clenche sonore. Et dans le bâtiment arrière, toujours un peu sombre et mystérieux (je ne l’ai jamais vraiment exploré, regret aujourd’hui), évidemment, les pierres pour affûter les couteaux. Démarche lente et patiente, qui m’impressionnait, qui était le signe d’un savoir-faire acquis sur une longue période. Goût de perpétuer ce que j’avais pu apprendre par l’observation, technique manuelle pas trop complexe pour en saisir les principes. J’adore lécher la pierre avec une lame, tester le fil. Je ne suis pas rendu avec une maîtrise bien grande de la technique, mais suffisamment pour en apprécier le geste.

L’expérience était aussi sociale. Structure élémentaire de la parenté : idée bien précise quand il y a 17 oncles et tantes et X cousins/cousines, quand on évoque les branches horizontales (les cousins de tel côté de la famille, les enfants de la grande tante qui étaient d’un deuxième lit, telle autre adoptée par une famille proche pour dépanner…). Tout un monde organisé par des relations de parenté, proches ou éloignées. La parenté est même celle du village — sentiment d’appartenance, collégialité, obligations envers ses voisins, participation aux corvées (les reconstructions après incendie notamment). Les histoires du passé, racontées périodiquement par les grands-parents avec de petites variantes, bâtissent et confirment le tissu social. Il n’y avait pas d’amis dans ces milieux. On l’était par défaut (parents ou membres solidaires du village). Pas besoin d’affirmer l’amitié d’un tel, surtout pas de la lui demander. Les réseaux sociaux que l’on connaît et anime aujourd’hui ne sont pas une invention contemporaine ; c’est plutôt l’expression d’une nostalgie, mais sans engagement, sans obligation. La société villageoise d’hier était opt-out (on ne pouvait que se marginaliser et sortir du tissu social) ; les médias sociaux actuels sont opt-in : il n’y a pas de participation d’emblée, pas de relations préétablies (vivement l’éclatement du noyau familial pour conforter cette idée).

L’expérience des livres ? Non. J’en ai rarement vu à Ste-Cécile. Mon intérêt pour eux ne s’y est pas développé. Encore que : ce n’est pas l’objet qui m’intéresse, mais sa matière. Et toute une mythologie entoure la figure de mon grand-père — il avait ce quelque chose qui lui donnait une grandeur hors du commun. Dans mes yeux ? Sûrement. Mais quelle importance.

 

* Clenche, hum : Google images ne me renvoie pas l’image que je cherche… ce n’est probablement pas le bon mot. Désarroi de ne pas le connaître. Je finis par en trouver une sous l’expression « loquet » (décevant). Vide à combler…