Baptême

les phrases répétées, énervantes, des grands-parents, des parents, après leur mort elles étaient plus vivantes que leur visage, t’occupe pas du chapeau de la gamine (Annie Ernaux, Les années, Gallimard, 2008, p. 18)

Le mot est sonore, idéologiquement marqué, il pouvait être énervant pour certains. De mon point de vue, c’était une singularité — peu de grands, peu d’hommes des générations antérieures autour de moi avaient aussi délibérément et exclusivement choisi comme juron le mot « baptême ». Le mot s’est inscrit dans mon imaginaire (au point de l’utiliser moi-même à la fin de l’adolescence), mais je ne saurais dire si je me souviens de l’avoir entendu le prononcer devant moi — réserve imaginable du grand-père en compagnie de ses petits-enfants.

Le son reste présent : accent fort sur la première syllabe, la deuxième plus effacée mais avec ce « ê » tirant sur le « in », typique du parler québécois ancien (et moi d’oublier mes quelques cours de linguistique pour étiqueter ces phénomènes). L’impact était sensible dans les échanges, le mot sanctionnant la faute, l’oubli, la réprimande, plus souvent l’exaspération. Mon grand-père était homme d’orgueil et d’intégrité, les inéquités le rendaient malade. Mais il n’était pas rigide pour autant : en d’autres circonstances il savait être un petit démon, jouer des tours pendables (de son enfance à sa vieillesse).

Le mot était lourd : dans une période où le catholicisme était dominant et structurant, le sacre ne manquait pas de sanctionner qui osait tenir une position de protestation à son égard, ou à tout le moins une position critique. Dans une situation de prédominance de l’autorité religieuse, l’emploi du sacre correspondait à jouer avec le trouble : se voir étiqueté, être reconnu comme délinquant, faire montre d’une volonté d’autorité concurrente… Société hiérarchisée jusqu’à récemment, les villages faisaient se côtoyer le curé et le maire, le premier gérant plus ou moins discrètement la valse populaire, alors que le second était en bonne posture s’il avait le premier de son côté. L’usage des sacres était le signal d’un bousculement, aussi ténu soit-il, de cet équilibre.

Ces mots détournés, écho d’anciennes colères qui n’avaient d’expression que le divin ramené à la dure réalité des humains, possèdent une étrange consonance aujourd’hui. Significatifs (et outranciers) pour quelques personnes encore, ils tombent souvent dans le folklore, signal d’un autre temps. Ils ont néanmoins une force plus durable, par exemple, que le joual des années 50 et 60 — comme quoi la culture catholique constitue un patrimoine pérenne, et dont la lecture mérite d’être enseignée. Difficile toutefois de prêcher à des non-convertis, de donner une culture un tant soit peu cohérente à des hordes d’étudiants qui ont à peine remarqué que le Québec fourmille de noms de villes et villages baptisés en l’honneur de saints tout autant oubliés les uns que les autres. La portée même de ce geste du baptême leur reste probablement bien obscure.