Le son de la coquille des noix qui éclate

Il y a quelques jours, j’ai acheté un casse-noisettes. Petit modèle simplissime : deux branches avec double ressort, une partie avec des dents toutes petites, suffisantes pour retenir la noisette au moment du crounch. Mais confusion des genres : l’emballage signalait que ça pouvait aussi être un instrument pour briser les pinces de homard. Étant peu porté sur les fruits de mer, je risque de ne pas faire honneur à cette mission possible de l’objet.

Il y a un grand plaisir à fracasser la coquille de la noix, à entendre son crounch. Exercer suffisamment de pression pour qu’elle cède, mais se retenir pour éviter d’écrabouiller l’amande. On en mangeait assez souvent quand j’étais jeune. L’habitude s’est perdue. Le souvenir s’est concentré sur les avelines, petites rondeurs avec un léger pointu, dont l’amande est douce au goût. Quand on réussissait à la croquer à la verticale, une petite cavité se révélait en son milieu. Sa coque lisse toutefois était le défi du casse-noisettes : elle fuyait sans arrêt. C’est la noix de Grenoble, sur ce plan, qui s’y opposait. Goût plus intense, mais surtout une coque ravinée, une taille plus imposante et les quatre quartiers de son amande en forme de cervelle torturée. Je l’ai probablement découverte chez F., mon oncle qui habite loin au sud. Son terrain comportait quelques noyers fabuleux, d’une taille impressionnante et d’une production digne d’une tempête de neige : il pouvait ramasser les noix à la pelle. Les quelques rares fois qu’on l’a visité, nous avons mangé et ramené des noix, et le plaisir conséquent de les fracasser pour extraire les morceaux d’amande à l’intérieur, en évitant les débris de la coquille.

Je ne crois pas avoir cassé de noix à Ste-Cécile. Ce n’était pas, à mon souvenir, dans les moeurs. Le son de la noix que l’on casse s’y trouvait transposé dans celui des bonbons dévorés par tout un chacun. Il fallait d’abord se battre avec le plat de bonbons, dont il manquait le bouton du couvercle ; l’absence de ce bouton nous obligeait cruellement à utiliser nos ongles pour ouvrir le couvercle coincé. À l’intérieur, plusieurs bonbons enrobés (dont ceux aux fruits), mais surtout les paparmannes, petites menthes poudreuses blanches ou roses. On les croquait lentement sur les bords (nous n’étions pas de la race des suceux de bonbons), de légers crounchs s’entendant en cascade. Jusqu’à ce que la paparmanne disparaisse, qu’on laisse le goût s’évanouir, puis qu’on recommence. À moins de céder au plaisir des biscuits Goglu, que l’on grignotait tout le tour du dessin de l’os, en laissant derrière nous un petit nuage de graines sur la table.

Un crounch plus mémorable demeure chez moi, même si je ne l’ai jamais entendu. J’ai entendu l’histoire à quelques reprises ; étrangement, c’est plutôt le double son de la brisure que je m’imaginais plutôt que les cris qu’ils ont dû susciter. Comme tout bon fermier, mon grand-père entourait ses pacages avec des clôtures de perche, qu’il fallait entretenir périodiquement. À intervalle, des piquets étaient enfoncés, toujours deux par deux, pour retenir les perches disposées à l’horizontale. Ces piquets, on les enfonçait à coups de masse (ou de maillet de bois ?). Il était évidemment plus pratique de s’y prendre à deux, l’un tenant le piquet pendant que l’autre frappait. Une de ces nombreuses fois, grand-papa était avec l’un de ses fils, F. je crois, lequel en bon adolescent vigoureux et orgueilleux maniait la masse. Et il n’a fallu qu’une fois où la communication a été mauvaise pour que la main (gauche ?) de mon grand-père, saisissant le piquet par son extrémité pour en vérifier la solidité, reçoive le coup de la masse qui continuait à enfoncer le piquet.

Pourquoi n’ai-je jamais entendu crier (ou blasphémer) mon grand-père quand je figurais cette scène ? Peut-être à cause de la suite. En l’absence de médecin proche (et suivant la débrouillardise légendaire des gens de la campagne, de mon grand-père en particulier), celui-ci s’est fait une attelle pour chacun des doigts fracassés : éclisses de bois supportant les phalanges, entourées de bandages. Et d’attendre ensuite que la nature fasse son œuvre. Mais l’immobilisation aurait eu son revers : les articulations, elles aussi, se seraient soudées. L’histoire racontée disait invariablement la même chose : en enlevant ses attelles, mon grand-père a dû lui-même se re-casser les doigts à chaque articulation. Là, le crounch se mêle dans ma tête avec les cris.

Et depuis, je reste incapable de lire cette micro-nouvelle d’Aude (parue dans XYZ, no 11) sans penser à mon grand-père, sans entendre les os qui se fracassent (et les cris refoulés) :

Jeu d’osselets

Enfoui sous d’épaisses couvertures, François, douze ans.

Il est trois heures.

Son père a encore crié. Frappé. L’a envoyé dans sa chambre.

« Je te le casserai, moi, ton petit caractère. »

À l’aide d’un casse-noix, François brise une à une toutes les phalanges de sa main droite.