31 mai 1986

Il y a vingt-cinq ans décédait Henri Duquette. J’avais alors 11 ans, bientôt 12.

Vingt-cinq ans. Compter les années, c’est souvent l’occasion d’une fête. Souligner l’avancée, le parcours vers ce qui s’en vient. Conception bien enfantine, à bien y penser. Cet événement allait m’apprendre tranquillement que compter, c’est aussi aller vers l’amont, regarder en arrière, prendre conscience d’un point de rupture.

Impossible de le savoir alors. C’était probablement l’une des premières charnières significatives de ma vie.

Première expérience rapprochée de la mort. Grand-papa Duquette était le premier de mes grands-parents à mourir. Étrangement, rien ne me reste de bien clair à propos des cérémonies, du salon funéraire, des funérailles, du lunch qui les a certainement suivies. Persiste une seule image, une photo dans ma tête (une photo qui n’existe évidemment pas) : le moment de l’annonce. Sur la galerie en avant de la maison chez nous, il faisait beau, c’était un début d’été hâtif comme on les aime, chaud et sec, un avant-goût rêvé de la chaleur des vacances. Il devait être autour de 10h le matin. Deux propos étrangers l’un à l’autre qui se rencontrent : ma mère qui m’annonce le décès de mon grand-père, moi qui demande la permission d’aller me baigner chez Maxime (comme sa piscine est étonnamment déjà assez chaude pour s’y risquer — événement tout autant hors de l’ordinaire de mon point de vue). L’image est là, d’un point de vue extérieur (pas le mien) : deux protagonistes, le fer forgé de la rampe de la galerie en arrière-plan, l’ombre du toit, la pelouse éclairée juste à l’arrière, une journée d’été on dirait. Juste une image, pas vraiment de mémoire du sentiment (je le savais malade, très malade, mais cette éventualité n’était pas très présente, ne renvoyant à rien de précis dans mon univers). Pas trop d’idée de ce qui a suivi : est-ce que j’y suis allé, chez Maxime ?

Moins d’un mois plus tard, je finissais l’école primaire. Étape sans grandes conséquences, évidemment. Encore là, le souvenir est très fort, l’image est nette. Un petit garçon qui marche, les bras ballants, avec son sac à dos plein de ce que contenait son pupitre, constatant que c’était la dernière fois qu’il faisait cette route entre la maison et l’école primaire. L’image (point de vue extérieur encore) : sur le trottoir, rue Laval, un peu avant chez Ti-Bi (le casse-croûte des bonnes frites). [Iconographie, rue Laval : null — un mélange d’images de chars, de pubs, de maisons à vendre, d’images touristiques, de Nelly Arcan et du logo de la polyvalente, tiens. Mais Ti-Bi, oui : 3e rang des Rois de la patate, palmarès du canal Historia.] Pas vraiment d’appréhension ressentie en pensant à la fréquentation du secondaire l’automne suivant, simplement la prise de conscience de la fin d’un monde. Coïncidence (dans ma tête, mais pas mathématique) de penser à cette charnière, trois jours après avoir rencontré les amis du secondaire lors du conventum 1991-2011 des finissants de la polyvalente Montignac. Le passé est à mes trousses.

Ma petite vie tranquille n’est pas une source intarissable de légendes et de mythes en devenir. Elle le sera peut-être pour mes enfants un jour. J’ai le souvenir d’une enfance ponctuée par ces figures qui me dépassaient ; celle de mon grand-père, en clair-obscur, demeure avec force, même vingt-cinq ans après sa mort, même si je ne l’ai vraiment côtoyé que cinq-six années (des années de « conscience »).

Image forte, puits de récits et d’anecdotes. Ce puits est un imaginaire [l’image du puits est paradoxale, alors que la géographie associée à mon grand-père est celle de la montagne]. Est-ce là un héritage (problématique à la mode dans le roman contemporain, tiens) ? Un patrimoine se fait-il jour ? Peut-être, mais ce qui importe, c’est le travail de la mémoire, le travail de la fable, le travail de soi à l’aune des autres. Écrire, ici, c’est se construire accoté sur les autres. C’est mon pari, c’est ma façon d’harnacher l’identité, la mémoire et la pérennité de nos proches.

Vingt-cinq ans déjà. Compter, c’est une façon de marquer le temps, de l’arrêter, de fixer la mémoire.

Un commentaire

  • F Bon
    31 mai 2011 at 12:21

    il n’y a plus qu’à se saisir de l’oeil entrevu dans la nuit, le prendre à deux mains, et le regarder fixement tandis qu’il va s’ouvrir

    on est prêt à t’y accompagner, mettre en partage