Dessous, la ville vierge (Gilles Piazo)
L’avion tourne depuis quelques minutes en silence ; plane.
Attend son tour.
À peu près une arrivée tous les trois quatre tours de trotteuse à Québec alors si tu as un peu d’avance sur le planning de la tour de contrôle – ou elles un peu de retard, les autres provenances qui se pressent conjointement vers ce même point du globe mais sont attendues avant toi sur la piste d’atterrissage – tu dois patienter, et glisser pour ce faire sur les bretelles fluides qui serpentent, invisibles, au-dessus du continent.
Les moteurs ronronnent faiblement, les réacteurs sommeillent, servant juste dans ces cas-là à maintenir l’appareil à une altitude stable – et non plus à le tracter ou le retenir parce que la pente de sa trajectoire n’est plus raide à présent, ni dans un sens ni dans l’autre.
L’autoroute est aérien, se dessine sans que l’on puisse véritablement le matérialiser dans le chassé-croisé des ailes blanches des boeings. Peut-être des ponts se chevauchent-ils, passent-ils les uns sur les autres, les uns sous les autres aussi au-dessus de la terre et chacun sur sa file, décalque minutieux de ce que je peux voir en contrebas, par le hublot : la ville et ses réseaux comme scarifications géantes d’un corps nu.
La ville.
Avec ces entrelacs d’asphalte et de fer qui serpentent ou tirent droit à travers les cubes aplatis des baraques en enfilade, passent sur le gouffre du fleuve et incisent la chair dense des forêts – parfois joliment ; tout à l’heure et dans quelques secondes encore sous mes yeux dans le cercle que suit la trajectoire attentiste du pilote, presque une guitare découpée entre les conifères, une dreadnought, et je ne peux m’empêcher à chaque passage d’y penser, à l’intention qui a ou non présidé au tracé – forêts dont les maigres résidus entourent maintenant de jardins les bâtiments à dominante grise et compacte et dont les ombres au sol enfoncent la perspective, creusent sur les pelouses autour des arbres clairsemés des cratères, empreintes d’un pouce géant enfoncé dans la glaise.
Aéroport maintenant ; là où le serpent se mord la queue, où a débuté et recommence à nouveau le cercle ronronnant de l’attente.
De rares pièces vertes ici aussi, usées, cousues comme pour rapiécer les trous faits au bitume par la fréquence et le frottement continu des vols. Pièces rapportées, dépareillées, semblables à celles qui sur mes jeans, gamin, recouvraient de leur texture plastifiée et inconfortable les déchirures aux genoux et sous les poches arrières.
Des ombres pareillement creusent la lisière des rectangles enfilés, hangars coudés devant lesquels sont garés, sans véritable logique ou souci esthétique ici, les avions blancs.
Tout est calme.
Rien ne bouge, ou presque.
Dans la ville tout est calme.
Tout s’y déplace au ralenti et dans le silence bourdonnant des réacteurs en sous-régime alors tu fermes les yeux et s’apaise un instant en toi l’angoisse qui t’accompagne depuis ton départ de Paris ; de devoir y entrer réellement, dans cette ville que tu ne connais pas, y entrer tout à l’heure et te mesurer pour ainsi dire à elle.
Te frotter au bruit de ses rues, parfois comme à un grain de papier de verre – les klaxons les cris les sirènes les voix les motos qui accélèrent les voitures qui freinent les portières qui claquent et ce bruit incessant en arrière-fond qui porte chacun d’eux sur le devant de la scène et à tour de rôle, ce grondement continu qui semble résulter du frottement ininterrompu des tissus et des tôles qui s’y croisent.
Aussi te dissoudre dans le gigantisme de ses dimensions, te perdre sur ses ponts et bretelles d’autoroute, dans ses rues carrefours avenues ronds-points et lignes droites interminables – d’après ce que t’en a dit brièvement hier soir Google Maps.
Tu ouvres les yeux.
Le pilote annonce l’ultime descente avant l’atterrissage.
Alors une dernière fois par le hublot tu la regardes, cette ville, encore inoffensive et dépourvue de ce qui pourrait te la rendre invivable.
Une dernière fois la regardes, dessous, la ville vierge.