Le monde loin derrière nous — Suisse, vers Lausanne (Arnaud Maïsetti)

Chemins,
Non ce n’est pas dans vos rumeurs que rien s’achève,
Vous êtes un enfant qui joue de la flûte
Et dont les doigts confiants recréent le monde
De rien qu’un peu de terre où se prend le souffle.

Et le temps a posé
Sa main sur son épaule, et se laisse aveugle
Conduire sous la voûte des nombres purs.

Y. Bonnefoy

Suisse — vers Lausanne 

Traverses noires et blanches je pense ces villes noires et blanches qui passent sur la vitre je ne les habiterai jamais je ne les verrai jamais qu’en passant dans la vitesse noire du train qui ne cesse pas de fabriquer leur oubli je pense ces villes ces villages sont les mêmes de part et d’autre de l’ancien monde les cimetières les églises les rues où parfois on voit qu’un vivant se penche pour ramasser des pierres et les jeter sur d’autres pour lever leurs maisons c’est déjà une autre ville je pense ce sera bientôt une autre ville déjà frappée de vieillesse et bientôt morte de renaître indéfiniment d’anciennes pierres et cela ne finira pas cela finira par lever à force de pierres arrachées aux cimetières pour bâtir des maisons est-ce l’inverse tout ce pays qu’on dit de France et moi traversant la diagonale du fou de haut en bas descendant comme glissant sur la surface cirée d’une toile ou comme jeté de Paris depuis le battement de son cœur au cœur du pays là en haut sur la poitrine jeté dans un caillot de sang moi craché expulsé et dévalant le pays sans rien voir que le défilement au dehors de ces corps sans visage sur lesquels ne passent que l’expression de la vitesse et moi passant ces longs manteaux de cathédrales qui ne sont que des haillons de pierres dressées plus souvent en villages qu’en églises et plus souvent en cimetières qu’en villages je pense loi manifeste de notre histoire dans nos continents sans plus d’histoire que celle qu’on nous a racontée parce qu’elle était passée sur la vitre d’un train semblable au mien peut-être je pense et je regarde de l’autre côté de la vitre les armées transformées en conquêtes et les conquêtes dans ces villages terrés autour de l’église et enfoncés dans la terre sèche blottie autour de leurs cimetières on se penche sur les noms effacés on n’est que devant l’effacement de ces noms et des armées et les drapeaux qu’on hisse sur tout cela en haillons manteau de pluie comme au dernier clocher de Strasbourg la fatigue d’une histoire qu’on a usée à force de la raconter et dont il ne reste plus que limailles jusqu’à la corde au bout de laquelle une cloche en forme de tête de vivant se balance cogne et rebondit sur les parois d’elle-même pour vibrer le chant étranglé des derniers mots je pense ce qu’on entend alors n’est que l’écho de ce chant je pense l’écho lui aussi s’épuise à force de lui-même je pense comme je suis écœuré de l’écho aussi et plus que tout de l’illusion qu’il donne du chant neuf je pense comme je rêve de monde neuf Montréal Rimouski jusqu’à Québec ici tout est de terre déjà trop de fois retournées pour demander à la terre ce qu’elle avait avant de supplier ce qu’elle nous a donné je pense partir et je suis là je pars et le monde autour de moi demeure mais je suis là ce train expulsé en moi ou est-ce moi expulsé comme un caillot de sang dans un train en moi vécu prolongement de l’écœurement de ce monde aux lents balancement de machines et la nausée qui vient épouse lentement le rythme succédé des routes anciennes vomies sur le bord de ma route excédée de toutes parts sur faces de vivants depuis des millénaires comme s’ils n’étaient pas morts et qui parfois lèvent la tête au lieu d’une pierre et me regardent mais ne voient que du train sa vitesse déjà largement passée posant les yeux sur le passage de mon corps emporté quand moi incapable de leur visage suis au présent de la coulée de ce train toujours contemporain de son avancée ce train comme un désir de s’arracher d’ici comme ce désir même en moi formulé de l’histoire à laquelle je renonce puisque d’ici oui mon corps lancé à deux cent kilomètres à l’heure immobile dans la voiture huit vers Québec je pense j’habite l’allégorie de mon corps je pense j’évolue dans l’image même d’un départ vécu sous la forme d’un départ oui je pense enfin je suis venu jusqu’ici pour partir puis rapidement je pense le chemin vers Québec commence là le train quand il s’en va éloigne Paris de moi comme de toutes choses en moi et le mouvement qui commence lance irrémédiablement Québec c’est fatal car là ce qui commence c’est un mois de trajets et de correspondances enchaînés sans que je l’ai voulu n’est-ce pas ce que l’on nomme le hasard moi je ne le nomme pas c’est simplement un mois de départs et d’arrivées que je n’ai pas décidé seulement je l’accepte chaque jour dictera au suivant l’ordre fatal des signes où chaque ville dirait à l’autre il faut en passer par moi pour traverser et rejoindre mais ce n’est pas rejoindre que je voulais plutôt atteindre j’avais fini par comprendre que ce n’était pas la même chose et pour atteindre Québec il me fallait viser des villes plus éloignées les unes que les autres oui je pense en souriant le plus court chemin pour Québec passe par le Maroc via la Suisse comme si rejoindre le Fleuve exigeait de traverser la montagne le désert la ville puisque les enchaînements de lignes posées devant moi par les hasards de ma vie avaient fini par tracer une destination Québec au terme d’un mois de trajet et de lignes de changements de stations grandes comme des villes entières et sur trois continents oui ma vie avait fabriqué Québec en terminus précédé d’escales aussi lointaines qu’excessivement étrangères c’était ainsi je partais donc en Suisse j’oubliais un peu ce qui m’y conduisait vraiment parole universitaire pour prétexte mais là-bas précisément en ce lieu qu’il détestait j’irai parler de lui et de ses textes et de pourquoi mais sans le dire vraiment il détestait ce pays-là clos et immobile moi qui traversait toute cette partie du continent pour le dire c’était une étrangeté le paradoxe du mouvement contre la paralysie ancestrale de ce pays paradoxe qui avait suffit à me convaincre que cela valait la peine de l’éprouver et la fatigue dans la maladie qui commençait en moi et peu importait oui vraiment les raisons et les alibis puisque ce mot d’alibi disait justement dans l’ancienne langue le mot d’ailleurs et puisque surtout ce qui m’y conduisait finalement c’était Québec oui la Suisse n’était qu’une ville-étape une station un col à passer train pour Québec que je retrouverai fatalement au bout de la ligne de ce train qui n’en trace pas et qui passe par ici mais où je pense je ne sais pas où je suis ici ce ne sont que des champs peut-être l’Aveyron le train vers Québec passe par l’Aveyron ou le Centre non la Bourgogne oui plutôt la Bourgogne ou les Ardennes ou la Franche-Comté ou la Savoie mon chemin pour Québec passe par ces champs de l’Allier et d’Isère qui sont sans doute ceux de la Nièvre je ne sais pas où est la Nièvre c’est sans doute que j’y suis le train n’est qu’un espace-temps sans durée ni lieu hors ceux qui sur le billet donnent heure et ville je pense il n’y a que deux noms sur le billet le départ et l’arrivée et entre il n’y a que de la vitesse passée toujours en retard sur le temps qui vient m’avaler je pense au trajet qui m’attend comme sur un quai de gare de métro ou d’ailleurs je pense à mon corps sur le quai Gare de Lyon je pense à lui avec tendresse comme si je l’avais laissé et laissé avec lui comme un amour jamais vraiment aimé puis je pense ce geste lancé depuis le quai ne s’arrêtera pas et ce que je laisse du monde et de moi d’ici je ne le retrouverai jamais alors je pense à ce qui m’attend oui j’ai pris le train pour Québec depuis Paris via Lausanne avant de rejoindre Rabat Mekness Merzouga c’est une route possible c’est une route possible je répète pour m’en convaincre c’est la route qui s’est présentée à moi et qui m’a prise puisque toute ligne n’est droite que lorsqu’elle s’est accomplie en soi en arrière de soi que toute ligne n’est qu’une fiction de ligne droite et que toute ligne droite n’est que le roman d’un roman déjà mort quand toute ligne n’est qu’une suite de points qu’on relie et qui finit par dessiner une droite en constellation fatale oui toute ligne n’est qu’une jonction en train de s’accomplir intérieurement et qu’on se retourne sur elle alors on n’aurait qu’une vue sur le dessin d’un archet comme Orion chasseur de Chien au ciel dégagé hors la ville je pense tout cela une ville après l’autre et cela fabrique ce tissu de pensées et de villes sans rien qui les distingue et se mélange dans une phrase qu’on dirait tracée sur moi comme sur la peau le dessin d’un pays sans frontière qui s’imprime mentalement de corps et de rêves oh si seulement oui je pense une ville après l’autre m’apporte d’autres pensées emportées comme celles-ci qui ne se fixent que sur leur lent mouvement engendré lentement en texte mental défilé lui aussi sur l’écran de cette vitre passée toujours passée sur la vie dehors qui bat sans moi là dehors ce monde défile et s’écroule successivement en château de cartes toujours semblable à lui-même qui passe dans l’indifférence du train et sur l’écran de la vitre je regarde comme au spectacle les vieilles ruses des comédiens les décors qui se déplacent et parfois dans les tunnels ces effets de lumière qui ne changent rien au temps de l’autre côté du noir quand le deuxième acte commence il est plus tard mais jamais ailleurs alors je pense dans ce rêve qui m’emporte aussi à sa vitesse c’est un pont suspendu sur moi dessiné en travers la gorge et hors Paris et Lausanne rien d’autre que cette longue plage sans sable de silence faux des machines rongeant freins et mors sable tombé une poussière après l’autre dans un sablier troué comme mes mains plongées au fond des dunes tendues au ciel qui ne retiennent que du vent sa possibilité morte voilà où je suis et maintenant bientôt au bout de la ligne un point qui prendra nom de Lausanne où je ne vais pas tarder à arriver finalement terme d’un rêve large et sans ligne véritable plein de ce désirs de terres autres je pense les terres là-bas de l’autre côté de l’Océan n’ont pas la couleur cendre des nôtres je pense puisque le monde neuf n’a pas encore été assez séché de sang ici notre terre à nous est faite de plus de morts que de vivants là-bas sans doute le compte n’a pas basculé non les morts ne sont pas suffisants pour bégayer l’histoire alors j’arrive mais c’est d’abord Lausanne au loin d’une autre histoire que la mienne passée sur les livres passées et devant moi durant ces heures de train stérile où ne conserver seulement que le regard de ce vivant dressé sur moi qui demandait où aller quand ici est le seul terme du monde puisque le cimetière et le village se sont arrêtés ici pour recueillir nos pères et nos frères où aller tu ne trouveras que les pères des autres enterrés par tes frères où aller j’aurais dû répondre dans la vitesse du train qui m’emmenait à trois cent mètres de lui et séparés par la vitre mais tant pis j’aurais dû répondre simplement en articulant mes lèvres sur un mot étendu sur des centaines de mètres le temps de le dire j’aurai dû prononcer là-bas ma route passe par Lausanne je pense mais n’ai pas le temps d’aller au bout de cette pensée là que soudain mais quelle soudaineté dans la répétition infinie de l’attente on pose la main sur mon épaule on me dit quelque chose dans ma langue que j’entends comme étrangère c’est des heures plus tard et réalise que je dormais sans le savoir et comme malgré mes pensées dérivées sur la route on répète les mots et je me réveille un peu suffisamment pour ouvrir les yeux mais pas assez pour entendre on répète de nouveau me demande si j’ai quelque chose à déclarer et silence je pense pourquoi pas la guerre non je ne réponds pas la guerre je ne dis rien j’aurais voulu dire la guerre il aurait fallu dire une fois pour toute la guerre moi j’aurais compris l’assaut que ce trajet exige intérieurement et qui a été depuis le départ mené en ordre dispersé mais je ne dis rien sans doute si on me laisse le temps de réfléchir et de parler je déclarerais des choses oh pas la guerre non mais des choses comme mais on ne s’intéresse pas vraiment et le contrôleur laisse passer mon hésitation qu’il attendait et le prend pour un silence lui même pris comme assentiment de la Loi la soumission à cette paix dont je ne connais ni les termes ni les conditions et sans plus me regarder va réveiller d’autres voyageurs pour recueillir leur silence à eux qui se rendormiront me laissant seul veilleur de chagrin au front posé sur la vitre d’un autre pays c’est donc ainsi qu’on passe la frontière ici oui on demande une parole qu’on n’attend pas on vient réveiller ceux qui n’ont rien à dire pour l’entendre on exige en échange du passage une monnaie sans valeur et sans risque un simple mot qui dirait qu’on n’a rien à dire rien non on nous laisse ainsi passer la frontière ici c’était monnayer le silence qu’on n’avait pas en nous et qu’on vient nous réclamer pour respecter le rite et l’usage il faut dire qu’ici c’est tout ce qu’on possède une frontière sur des millions de kilomètres c’est la seule frontière qui existe j’imagine qu’ils y tiennent moi j’avais perdu l’habitude1 et quand Lausanne viendra en travers de la route je sais que je ne serai pas arrivé qu’il faudra aller outre le monde venu l’interrompre comme cette vieille histoire issue de nos vieux continents oui qu’il faudra aller de l’autre côté du monde pour dire je suis allé jusqu’ici pour le dire et passé oui dire que je suis passé par Lausanne car Lausanne soudain cette ville humide de drap tendu en brume levé sur toute une montagne inutile en été ce monde vraiment comme un étang où même les trains ne vont pas mais font le tour d’un lac où la vitesse de la langue la ralentit et où je ne vais pas puisque je ne fais que passer alors je ferme les yeux et je pense ce continent est un tunnel un passage mais j’ai la monnaie pour passer je passe et quand Lausanne arrive je l’ai déjà dans le dos oh vieux continent immobile accroché à moi comme à une ombre moi je passe l’ombre s’agrandit c’est signe que le soleil tombe sur cela aussi et que je lui survis et que je le passe pour là-bas passer et atteindre là-bas ce qui n’est pas encore en moi passé.

 

1 souvenir d’un franchissement de frontière en Espagne l’été passé en voiture sur un pont ce bras de mer franchi en regardant l’horizon et au passage malgré soi on surprend un panneau simplement posé au milieu du pont qui disait dans une langue cette fois indubitablement étrangère qu’on était ailleurs c’est tout et de ce côté du pont la ville était la même que de l’autre côté comme j’imagine la langue qu’on y parlait joyeux mélange de deux patois compréhensibles seulement ici la frontière était devenue comme sur des cartes un trait invisible qui ne séparait rien d’autre qu’un nom pourtant en repassant la frontière cette impression magique de basculer dans un autre monde qui n’existait plus