À tombeau ouvert (Audrey Lemieux)

 

C’est une sorte de jeu.

Entre mes paupières presque closes s’étirent des filaments de couleurs, coulures de lave qui s’enlacent et engendrent rouges sur rouges, orangés, jaunes.

Des feux, des phares, happés par la vitesse, dont la couleur s’écrase partout, s’étalent en lignes infinies. Si j’ouvrais grand l’œil, elles me perceraient, les lignes, comme autant de traits, me perceraient la pupille, elles iraient jusque dans mon ventre multiplier leurs nœuds.

Je connais pourtant cette douleur, celle des lignes qui se nouent, tension de mon ventre devenu bois. Je parle de mon péritoine, première peau des viscères, où le feu, ces derniers jours, s’est mis. Vous vous êtes immolée de l’intérieur, m’a dit un médecin montréalais, vous vous êtes brûlée vive.

À présent, cette douleur, au moindre soubresaut, à la moindre secousse, s’installe et se répand – la morphine n’y peut rien. C’est pourquoi nous voyageons de nuit. Nous filons. Nous roulons à l’heure où la veine autoroutière finit par se tarir – et contemplons par la fenêtre, comme en songe, la nuit s’amonceler.

La vitesse à laquelle nous allons est telle que j’ai l’impression d’être immobile – pas même le temps d’accuser les cahots de la route. La nuit roule sur elle-même, nous passe par-dessus la tête et recommence.

J’ai rouvert les yeux – je m’étais lassée du jeu des couleurs. Lui, à côté de moi, ne dit rien, grince des dents, comme en plein sommeil. Si je lui touchais la joue, je la découvrirais rude et dure, alors mes mains restent inertes – oiseaux morts en plein vol.

Je regarde sa tête, devenue difforme, assaillie et dévorée par l’ombre. Il me prend l’envie d’ouvrir la lumière pour m’assurer qu’il est bien là, regard fondu à la route.

À force d’être scrutées, les choses se mettent à bouger. Tôt ou tard, des spectres finissent par sortir des bois.

On dit que les loups hurlent la nuit, mais il n’y a plus, depuis longtemps, un seul loup dans le pays – n’y errent que des cadavres vivants, troués en de nombreux endroits par les racines, qui aiment adresser, à ceux qui passent, leurs plus hostiles salutations.

Et ils avancent, sur leurs pieds décomposés, jusque dans l’accotement, ils avancent, en traînant derrière eux tout ce qu’il leur reste de peau.

Mais l’obscurité ne dure pas, une rangée de lampadaires et puis une autre surgissent – seuls se dressent alors les arbres, en une ligne droite et impeccable.

Soudain, le flux se densifie, la circulation se fait hémorragique, et l’on voit les voitures, par gros bouillons, déboucher les unes après les autres sur la voie.

Tous leurs mouvements semblent déterminés d’avance, comme si elles obéissaient à une fonction qui les dépasse – ici, elles ne se meuvent pas d’elles-mêmes, l’autoroute furieuse les charrie.

Et je me sens emportée à mon tour, bientôt nous franchissons le pont, Pierre-Laporte, annoncent les pancartes. Je ne suis plus qu’un ensemble de sacs gigognes, peau, membranes, fascias, péritoine, qu’on ouvrira tantôt, à l’aube – la ville apparue irradie, et je brûle avec elle.