Toune sur Québec North (François Bon)

 

Je ne suis jamais arrivé à Québec. C’est la différence de l’Amérique et de l’Europe, villes trouées, on passe d’un espace à l’autre et ils s’enchaînent, puis déjà ensuite ce n’est plus la ville.

J’aime bien que les Américains disent Quebec North pour parler de la ville, la différencier du pays. Ici ils n’aiment pas trop les noms, ils sont trop pauvres avec la grille jésuite qui leur a été imposée, et ce qui reste dedans des vieilles toponymies nomades, ils disent « la vieille capitale » comme si ça arrangeait quelque chose, mais les deux adjectifs se complètent – quand tu attends la 801 pile rue Saint-Jean, en haut de la côte qui tombe vers Limoilou et Saint-Joseph, tu le vois bien qu’entre toi et le nord il n’y a plus rien et ça a toujours été grand (jamais su si ceux d’ici ça les travaillait quelquefois, je ne crois pas que l’imaginaire nord – c‘est le titre d’une collection de bouquins – soit autre chose qu’une projection à nous). Alors moi je disais Québec North aussi, c’était mon nom secret, mon nom affectueux de la ville austère, plantée sur son cap en travers du grand fleuve.

Ville de vent, pensais-tu plus souvent, attendant la 801, n’importe où que tu prennes la ligne qui est comme l’arête ou la colonne vertébrale de la ville puisqu’elle longe d’en haut le vieux cap. Tu aimes bien la rue Cartier et ce bouquiniste un peu fou en sous-sol (et le bouquiniste tout au bout de l’île d’Orléans aussi, avec tous les livres sur Anticosti) mais ce n’est pas arriver, qu’être dans une boutique à livres, c’est encore traverser. Puis la 801 arrive en grondant et repart, tu traverses le soufflet entre les deux parties du bus et tu laisses défiler : tu n’es jamais arrivé à Québec.

C’était dès chez toi que tu n’y arrivais pas, dans le grand couloir avec les appartements (mais jamais connu qui y habitait) et puis l’escalier qui tombe dans le hall, la porte vitrée et de l’autre côté le SAQ (marchand de vin) et le grondement du boulevard : tu traverses vers Saint-Joseph, tu prends la côte vers la vieille ville là-haut, sous l’hôpital où est morte Gabrielle Roy (réflexe d’Européen encore, d’associer un bâtiment et un nom là où tout passe, mais Gabrielle Roy est celle qui t’a expliqué le pays, c’est l’avantage des morts : ils expliquent mieux), ou bien – et ça c’était ton réflexe – s’embarquer vers le port qui toujours est un pays étranger en pleine ville, même sortant de chez toi tu n’es jamais arrivé à Québec.

Il te reste cette carte avec non pas des points mais les lignes de tes marches, tu aimais particulièrement remonter par la rue Champlain et puis ces marches vers les plaines d’Abraham et de là redescendre en variant les choix, puisque une fois sur l’arête tu peux combiner deux heures à marcher (et marcher c’est toujours se taire, qui te parlerait ici dans une telle ville, ils sont taiseux et à leurs affaires), les longs vecteurs de tes marches et l’indifférence des maisons à toits plats, les hiératiques bâtiments qui miment le vieux monde parce que c’est là que l’administration s’exerce, dans les étages open space où soudain on se demande ce qui justifie autant de paperasses et de tracas, sinon pour s’appeler «  vieille capitale » et que la capitale bien sûr elle est de l’autre côté de la ligne Orléans Express, à Montréal – et toi tu regardes les gens dans la 801 et ce que les visages portent de ce qui ressemble à la ville, la distance entre deux points les plus rapprochés et l’immensité qui commence juste à côté.

Parfois tu prends la 800 et tu t’en vas où finit la ville en s’étirant et se défaisant dans une ligne indistincte de motels et de galeries commerciales avec le même bazar à pas cher qui signe aussi toute l’Amérique, comme une indifférence finalement à laquelle il nous ferait tant de bien de nous grandir – il y a ce parc au bord du fleuve, la hauteur sombre de l’hôpital psychiatrique avec ses cages suspendues au bout des couloirs pour que les patients prennent l’air (le cimetière juste en dessous) et puis tu pouvais revenir par cette piste cyclable (mais tu n’aimes pas le vélo) qui longeait la vieille voie de chemin de fer et te découvrait la ville comme par en dessous les jupes – alors tu n’arrives pas à Québec, juste tu reviens, mais tu reviens à ce qui n’est pas Québec, juste toi-même et ce que tu n’en sais pas, puisque la ville soudain a fait basculer précisément tout ce qui à cela servait.

Tu n’es jamais arrivé à Québec, penses-tu lorsque tu descendais gare de Sainte-Foy et montait dans les rares 801 qui le soir tard surgissaient de la poudrerie, vent et neige en folie, tu n’es jamais arrivé à Québec, penses-tu lorsque tu descends vieille gare et serres sur toi tes pelures et ton sac pour remonter contre le vent sous l’échangeur de béton en ruban presque invisible dans la nuit, tu n’es jamais arrivé à Québec, la Québec d’obliques et de gris, penses-tu en remontant le matin la rue Saint-Joseph avec aux angles des rues les visages qui portent tout un monde, mais que ce monde a détruits.

Dans cette ville tu saurais nommer un par un tous les endroits où tu t’es assis avec un café en gobelet : dans tout ce pays d’ailleurs, voire même, de façon nettement plus pointillée, dans le continent. C’est un pays dont tu définis le centre par là-même où tu es assis avec ton café en gobelet, puisqu’il n’y a pas d’autre centre. Ce qui est bien dans cette ville, et dans ce pays, c’est la façon dont tous ces endroits s’équivalent en temporalité et densité. Ils sont favorables au travail, par cette indifférence même au lieu et au temps : sinon ton café en gobelet.

Quelquefois, au lieu de la 801 de l’échangeur au-dessus de Charest tu prends la ligne qui suis le cap en parallèle par le bas. Là sont les entrepôts, les marchands. Dans une des galeries, un de tes étudiants vend des tee-shirts gothiques. Tout au bout, il y a l’entrepôt où on a loué un box pour nos affaires : 1m² au sol, 2,60m de haut, une carte à code pour entrer et un cadenas pour fermer. Un étrange lieu d’habitation, tu penses, quand tu passes reprendre des livres ou une couverture. On pourrait vivre là, tu penses, quand tu ouvres ou que tu refermes. On ne sait jamais complètement les mondes secrets d’une ville, tu penses, descendant du bus ou y remontant.

On marche souvent dans les cimetières. On dirait qu’ils gardent la neige plus longtemps. C’est calme, ce sont des parcs. On aime bien la façon dont ces vieux noms anglais ou irlandais racontent leur histoire. En bas, le fleuve, avec ses grands bateaux, qui miroite. À l’arrêt de bus en face du plus ancien cimetière, vers Maguire, ce type de Nantes avec son anneau à l’oreille qui a ouvert une boulangerie et qui s’appelle vraiment Paul (la boulangerie : « Chez Paul »), là évidemment on cause du pays, c’est pas tous les jours, ni d’ailleurs un besoin spécial – juste qu’il est rigolo, ce Paul, et il a bourlingué.

J’ai des amis plus étranges : j’ai eu le malheur de lui donner notre adresse, il passe souvent, et sans prévenir. Sa voix dans l’interphone. Il veut me donner « une toune ». On a le même âge, une grande partie de sa vie sur tout le continent US, roadie des grands groupes, les a tous faits. Son vocabulaire glisse tout le temps d’une langue à l’autre. Il m’a raconté des beaux trucs, je descends, on va prendre une bière à côté. Si je lui dis que je ne peux pas descendre, il ne s’en formalise pas. Juste, que je m’attende à ce qu’il revienne le même soir mais plus tard (alors on laissera l’interphone sans répondre), ou le lendemain. Il vit dans une chambre prêtée, sans téléphone ni Internet – il y a une Amérique des pauvres, qui soudain perce l’autre. Ces chansons qu’il écrit, il aimerait qu’elles soient chantées par ceux dont il a porté les amplis, construit les estrades. Il pense que je peux y aider.

C’est la ville des Dépanneurs, et toujours dans ces boutiques des types qui attendent. On dirait dans cette ville que partout où tu entres tu trouveras des types à attendre. Des fois c’est bizarre, c’est ce qui poursuit dans les rêves. Vrai que souvent il vaut mieux attendre à rien faire dans le Dépanneur, à manger boire trois cochonneries, qu’à ressortir au dehors – le dehors est vide (pour qui n’est pas arrivé à Québec – et qu’ils n’aient pas ici la même conception de l’intérieur, on a fini durement par l’apprendre aussi).

Il y a beaucoup de touristes, dans le vieux Québec, ils viennent de tout le continent pour voir sur place, chez eux, quelque chose qui ressemble à l’autre côté. C’est précisément ce qu’on essaye, nous, de ne pas voir à Québec – l’aventure de ces gamines de 20 ans mises en couvent par les familles, et transplantées dans les Ursulines d’ici, ça ne dit pas des choses glorieuses. Pourtant, dans notre ouest, qui pour ne pas être traversé de ces exils ? D’autres, après les Anglais, étaient revenus, notre propre recoin de pays s’est bâti dans cette interférence. J’aime aussi Québec pour la fuir : c’est si facile de louer une voiture, et vous voilà à Baie-Saint-Paul ou plus loin. Le fleuve pour moi, celui qui répond à l’exil, commence à Baie-Saint-Paul. Ce qu’a vu Jacques Cartier, c’est alors ce que je vois moi. Mais là aussi, un an ne suffit pas : c’est encore ma propre histoire que je cherche, et je ne suis pas arrivé à Québec.

Une fois, c’est une rampe de glace artificielle qu’ils font dévaler du haut jusqu’au fleuve, et des patineurs s’y lancent, dans l’éclat des projecteurs et d’une musique énorme : en bas, la foule est tassée, c’est une fête populaire et brutale. On ne comprend pas les règles (pas arrivé à Québec). Ou bien ceux qui le dimanche s’entraînent à pousser des canots sur les vagues gelées du fleuve. Ou bien plus tard ces longs bateaux qui remontent avec indifférence : on relève leur nom, on suit leur route sur Internet, on sait le nom de capitaine et sa cargaison. On participe par le fleuve à un mouvement bien plus large que la ville.

Avec la carte mensuelle qui donne accès à la 800 et la 801, on prend le traversier pour Lévis. Si tu ne sais pas arriver à Québec, par contre oui on sait la quitter : mais des hauteurs d’en face, et de ce calme des villes anglophones qui en faisait une si totale rupture, est-ce que ce n’est pas elle, d’abord, Québec, que de l’autre côté tu regardais, essayant de comprendre ses assemblages ?

J’ai un bureau, et la clé de ce bureau. J’en suis l’usager unique. Mais il est neutre. Les tiroirs, que j’ai fouillés, n’indiquent rien de l’histoire personnelle des précédents occupants. Dans le bureau voisin, le vieil homme à la voix rude rit fort, alors je sais qu’il est là, je vais le voir. Au début il se méfie, après moins. Chez lui, plus tard, dans une forêt restée élémentaire, des oiseaux de toute sorte viennent jusqu’à la vitre – ce moment aussi, je l’associe à son rire, et cette rue de Limoilou aussi. On ne saura jamais combien c’est secret, le Québec : il faudrait bien plus d’un an pour y arriver. Je n’ai pas le savoir des oiseaux.

Je viens finalement souvent dans ce bureau. Une bonne demi-heure de 800 ou de 801, un café gobelet à la machine, et la porte refermée le monde entier m’ignore – dans cette nudité neutre de tout ici, l’armoire de fer pour mettre des livres je l’ai laissée vide parfaitement, j’ai tous les livres via le câble Ethernet que je relie à ma machine. Les heures ici sont égales. Pourtant, j’y travaille peu. Heures à laisser aller l’intérieur de la tête, comme dans les trains ou les avions, ou bien s’y coller et régler ces choses concrètes que réclame le travail avec les étudiants. À mesure, ils s’enhardissent plus : vers la fin de l’année, ils sont presque aussi nombreux à pousser ma porte que celle d’à côté, où le vieux forestier des poèmes gronde et rit toujours (on se connaît mieux, maintenant). Alors je voyage avec eux, les étudiants, jusqu’à Dolbeau-Mistassini s’il faut (et nous irons à Péribonka, Alma, Dolbeau-Mistassini), ou dans les fonds gothiques de la ville nocturne.

Mais pas souvenir de vrai travail personnel, dans le bureau : peut-être pour cela que ça a été inventé, les réunions et les bureaux, pour protéger les gens de l’écriture – alors tu reprends la 800 et la 801, et tu stoppes au hasard devant un des repères à café en gobelet mais avec foule autour. Donc ton manteau laissé dans le bureau tu prends les couloirs et escaliers, tu montes du 3e au 7e, où au moins les portes sont ouvertes. Tu entres dans celui-ci et tu retrouves ta position, les fesses sur la petite table à droite, où s’entassent les livres, puis tu poses tes questions. Peut-être que des fois il en a eu marre, de tes questions, il ne l’a jamais montré. Il déplie son grand corps de son écran, prend une position retournée, regarde plutôt la porte et toi la fenêtre, mais c’est comme ça qu’il répond à tes questions, et tu t’es habitué au silence d’avant ses phrases. Peut-être c’est là, dans ce silence d’avant ses phrases, après l’énoncé de ta question, que tu comprends être arrivé à Québec : c’est ton énonciation, qu’il faut revoir, et elle que dans ce silence il reconfigure. J’aurai toute cette année énormément regardé ce toit, parfois des ouvriers, parfois pas, parfois jour noir, parfois jour gris, parfois ciel blanc, parfois ciel bleu, et lui il aura beaucoup regardé la porte vers le couloir, de profil devant son écran – lui qui y arrive, à travailler dans un bureau. Mais qu’est-ce que j’aurai su d’autre, de lui-même aussi ?