Avion, taxi, car, camion (Arnaud Rykner)
Ç’aurait été un nuage au milieu de nulle part, un nuage suspendu, seul, au-dessus de l’Atlantique, ou des déserts de Terre-Neuve peut-être, des immensités désertiques de la terre inviolée, ou qu’on croirait telle, qu’on voudrait désespérément croire telle.
Un avion aurait traversé le nuage, et le nuage se serait lentement détaché de l’avion, s’y collant encore par petites touches, petits flocons, comme se souvenant longtemps du nuage qu’il avait été.
L’avion aurait continué sa route, plein de ce souvenir partagé du nuage.
Dans l’avion il y aurait eu qui ? Aucune identité. Quelqu’un qui ne sait rien encore. Qui redoute peut-être d’atterrir.
Alors ç’aurait été un livre. Un livre pour savoir qui est dans l’avion. Qui va atterrir. Qui redécollera après avoir atterri. Un livre pour savoir si l’on sera transformé par ce qu’on va devoir vivre.
C’est un livre. Un livre qui ne sait pas encore ce qu’il est. Qui ne doit pas le savoir. Et surtout s’il sera.
Ce serait un livre à venir. Peut-être jamais écrit. Il est probable qu’il ne vaudrait mieux pas qu’il le soit. Qu’il se tienne dans cet espace-là au-dessus du vide, comme l’avion qui regrette déjà le nuage.
Car ce serait aussi un regret, un livre-regret, un film-regret, une mémoire pleine d’autres livres, d’autres films, d’autres mémoires, dont le livre ne pourrait pas se détacher comme l’avion se détache du nuage, ou le nuage de l’avion.
Ce serait aussi une mauvaise blague qu’on se fait à soi-même, et qu’on s’en veut de faire, mais qu’on fait quand même, manière d’exorcisme, parce qu’on ne se moque jamais aussi bien que de soi-même. Alors on hausse les épaules, comme si le pied butait sur un caillou, ou si l’avion sautait sous la poussée du vent.
Turbulences de l’écriture.
C’est l’avion qui écrit. C’est ce qu’on se dit, qu’on voudrait croire.
Après l’avion le taxi peut-être, écriture plus nerveuse, par à-coups, qui accélère, freine, accélère de nouveau, dévie brusquement de sa route là où l’avion se contentait de tourner lentement sur son aile.
Après le taxi le car, qui traverse l’étendue plate et morne, dépasse des camions peut-être ?
Un camion pourtant, jamais ne sera dépassé, c’est la seule évidence, celle qu’on se répète amusé faute de pouvoir faire mieux que ça, toujours se moquant. Alors le car se traîne derrière le camion. Derrière une foule de camions sur la route de Québec. Des camions à n’en plus finir. Des camions venus de partout, de tous les bords du Canada.
Des camions qui envahissent l’image, renversent le car, lui roulent dessus, passent et repassent sur la carcasse embrasée, sur les corps déchiquetés. On voudrait parfois que ça finisse comme ça. Que l’écriture soit cette apocalypse.
Mais ces camions sont trop sages.
Il est probable que le car arriverait à bon port. Que l’avion ne tomberait pas dans la mer. Que le taxi ne s’aplatirait pas contre un mur. Il est probable que tout se terminerait dans ce désespoir.