Six variations sur une entrée (René Audet)

 Les bungalows défilent. Les revêtements alternent, les entrées asphaltées se suivent et se ressemblent sensiblement. Des arbres, d’âges variés, de prétention variable. Mon regard alterne entre la vitre poussiéreuse et l’écran de mon ordi, sur mes genoux. L’autobus émerge sur une rue longiligne, les montagnes des Laurentides, au loin, s’imposent.

Je ne suis toujours qu’en route vers Québec. La ville me reste à distance. C’est ainsi que je la vois, que je la reçois. Je n’y suis pas, je la contourne, je la flirte. Une circumnavigation rendue nécessaire par une entrée toujours à recommencer, toujours à renouveler.

Le regard de l’intérieur de la ville ne me marque pas. C’est toujours ainsi, peu importe la ville, sa taille, son degré de connaissance — j’ai peine à la saisir, à la ressentir. Absence de repères, surdose de repères… probablement une distance insuffisante, un regard trop souvent interrompu.

 La dame de l’arrêt sur d’Entremont, fidèle au rendez-vous matinal. Des enfants qui gambadent sur les quelques pieds carrés de gazon devant un bloc anonyme, insouciants du fort vent d’ouest qui fouette. Une corneille (ou un rapace ?) targue la brise, maintenant son vol immobile par de légères variations de l’angle de ses ailes. On dirait un adolescent devant un simulateur de vol sur sa console : relever le défi, ignorer le reste du monde, saisir la disponibilité de l’instant présent.

Pourtant, c’est cette interruption qui m’a toujours importé. Ça m’a pris longtemps avant de l’identifier, même si ça définit mon image maintenant, mon inscription dans l’espace. Mélange de perspective et d’arrêt du regard. Profondeur horizontale du lac, relief des Appalaches, de ce côté-ci de la frontière ou dans le Maine. Se pourrait-il que notre rapport avec le monde soit déterminé par ces lignes d’horizon plus ou moins éloignées qui bercent notre enfance ? D’autres, ayant grandi en marge d’un champ ouvert, comme celui de l’estuaire du fleuve et de la lointaine Côte-Nord, le croient aussi.

Depuis deux décennies, mon nouveau milieu de vie ne fait pas exception. Il prend sens par les images qui se surimposent à celles qui ont d’abord compté. La profondeur du lac se décline dans un fleuve longitudinal. Les Appalaches font place à des Laurentides autrement présentes. Les feuilles ocre de l’automne ont le même effet d’enivrement.

 Le bus tourne le coin, la dame rue d’Entremont prend un peu de ce soleil pur, pas un brin de vent ce matin, avant de grimper dans la cage de métal. Par la fenêtre, à droite, la ligne des Laurentides tranche sur le bleu vif du ciel printanier.

Regard vers l’extérieur, constant, quotidien. Ce qui a changé, sûrement, c’est le regard entrant, absent de l’enfance trop immédiatement centrée sur l’ici et maintenant. J’ai découvert la puissance d’une vision englobante qu’après avoir été arraché à ce lac et à ces montagnes. Je ne les voyais que par la force de l’habitude, selon les mêmes points de vue, au ras du sol, sans jamais lever les yeux. C’est maintenant chose faite — le Round Top nargue le Gosford quand on arrive par le haut de la ville, le Gosford s’impose avant le Mégantic quand c’est par la Beauce, mais sans jamais devancer la singulière familiarité du Morne et de sa grande voisine, à droite, en contrebas. Cette perspective, je commence à peine à l’identifier ici, après vingt ans, comme si les repères avaient pris tout ce temps pour se cristalliser.

 Maintenant sur le campus, deux arrêts, la suite pour la prochaine fois. 

 Cette fois, c’est la fin de journée. Vieil autobus surélevé, beaucoup d’inconnus, mais pas ce jeune adulte crépu, grand sourire, qui fait probablement des études en graphisme ou en design (déjà vu son portfolio et ses travaux mêlant des lignes en tous sens). Odeur d’essence, nuages clairsemés. Campus loin derrière, soleil baissant devant.

Vue marquante, celle des entrées, des approches. Ligne urbaine pourtant réduite (ce n’est pas une mégalopole, au contraire), mais entièrement saisissable d’un coup d’œil. Ville promue sur un cap, se détachant de l’horizon, surgissant. Depuis toutes ces années à explorer le territoire, à visiter des proches, à chercher la tranquillité estivale, quelques axes se sont imposés, quelques visages urbains se sont figés dans ma mémoire. Panoscope à six points de vue, le fleuve agissant comme miroir des triades du nord et du sud.

Depuis l’ouest, rive nord. Les ondulations de Portneuf nous poussent, marée descendante, vers la ville, ses terres basses, son plateau. Le trajet de nuit nous laisse percevoir la ville s’approchant, ce halo tout contre les nuages illuminant ce qui était pure noirceur depuis des dizaines de kilomètres. La campagne est reine, les champs se perdent au bout de notre vision nocturne. Il existe néanmoins un endroit sur l’autoroute où la vue n’est point entravée, une colline où vers l’est le regard porte jusqu’à ce qu’il rejoigne les quelques édifices en hauteur du plateau. Lieu longtemps indéterminé, innommé, il a acquis son identité au moment de la construction, il y a trois ou quatre ans, d’une halte routière. Cap-de-pierre, le bien-nommé, cette colline de tuf et de roche, écho lointain du haut-plateau de la ville là-bas, encore à vingt kilomètres. De là, on semble prendre l’élan de la petite descente pour glisser jusqu’à la plaine basse de la banlieue de la ville (ancien bras du fleuve depuis longtemps desséché). Même dans la nuit, c’est une banale montagne russe, que les deux grandes courbes de Saint-Augustin ne suffisent pas à rendre trépidante. La densité urbaine nous frappe d’un seul coup, l’autoroute devenant la frontière entre des quartiers après avoir été si longtemps un abattoir pour chevreuils et petit gibier, une clôture asphaltée entre les terres des cultivateurs. Les lumières de rue s’imposent, les étoiles s’éteignent.

 La vieille dame vient d’entrer, un journal à la main. N’en est visible qu’une publicité, en anglais — étonnant pour ce si francophone quartier. Une pelle mécanique nous devance, nous ralentit ; le bus la double. Quelques personnes montent encore, avant de quitter ce quartier dense de blocs-appartements — dont cette femme, jeune et filiforme. Non, euphémisme : anorexique probablement, les tendons raides étirant la peau de ses poignets rachitiques, toujours les cheveux mouillés le matin, toujours ce regard vide jeté à l’extérieur du bus, fuyant le cliquetis de ses os sous sa peau.

Depuis l’est, rive nord, exact opposé (géographique, morphologique). La 138 descend interminablement depuis les hauteurs de Charlevoix. Des maisons éparses, accrochées à ces lieux hostiles aux yeux des citadins, des maisons çà et là, au hasard ou peu s’en faut. Beaucoup de forêt, de temps à autre un regard par dessus le cap qui laisse entrevoir la côte du sud, le fleuve et les petites îles en aval de la grande île d’Orléans, si on est chanceux. Le souvenir se confond peut-être avec l’ampleur et la disponibilité visuelle du fleuve plus à l’est, vers Baie-Saint-Paul ou bien sûr après Les Éboulements. Qu’importe : prime surtout ce regard sur les basses-terres de la côte de Beaupré, sur l’île et sur la ville, perchée là-bas au fond (souvent avec cette lumière de fin de journée, qui donne un aura mystérieux à la silhouette urbaine). L’arrivée sur les hauteurs du Cap Tourmente est spectaculaire : sortie du monde sauvage de Charlevoix, vision de la rigole du fleuve entre l’île et la côte, long territoire plat lavé par un cours d’eau jadis démesuré, et ce rocher où se maintient en équilibre le cœur de la ville, sur son cap à elle. À quelques reprises — Montmorency, Beauport — le point de vue se répète, mais jamais avec le même angle, avec la même lumière.

Troisième et dernier point de vue : c’est enfin depuis des montagnes similaires (un peu plus à l’ouest, un peu plus au nord) que se laisse voir la ville depuis son propre versant, à la sortie du Parc des Laurentides. Probablement la route que je connais le moins, qui reste une découverte à chaque moment où je l’emprunte. C’est presque au point de pouvoir compter les occurrences : quelques séjours au Lac Saint-Jean, les deux-trois visites à la forêt Montmorency, à la vallée de la Jacques-Cartier… La descente depuis les montagnes des Laurentides, direction plein sud, se fait par plateaux, en une sorte de processus d’habituation aux profondeurs. La route devient moins sinueuse ; les rurbains se multiplient, nichés à flanc de vallons ; les signes de l’urbanité se font plus prégnants (un Canac-Marquis Grenier, des stations-service, des panneaux publicitaires, des indications vers les terrains de golf). Puis finalement la civilisation s’impose, le plateau visible sur sa longueur, perpendiculaire à la route qui dévale, avec la basse-ville en contrefort. C’est sûrement la vue la plus englobante de la ville et de ses proches banlieues, depuis Beauport jusqu’à Cap-Rouge, jusqu’à ce qu’on y plonge et qu’on y devienne aveugle.

 Le bus se fait secouer par les rafales puissantes. Les passants courent plutôt qu’ils ne marchent. Musiques vidéoludiques des téléphones qui sonnent, bippent et réagissent aux commandes tactiles des passagers. Campus derrière, les enfants attendent au service de garde avant de parcourir, secoués par le vent, les quelques mètres qui les séparent de la maison.

La triade des entrées du sud est autrement marquée, notamment par un passage obligé : la traversée du fleuve. C’est lui qui scande la marche des voyageurs arrivant depuis le Bas-Saint-Laurent. Les colons de la Nouvelle-France y étaient particulièrement sensibles — ainsi les déplacements alors balisés par les étapes du fleuve, ainsi les communications mystérieures, par feux interposés, inventées alors par les habitants des deux rives, entre la côte du sud et Charlevoix, à des kilomètres de distance (Philippe Aubert de Gaspé le rappelle bien dans ses Anciens Canadiens). Des îles de Kamouraska à la large baie de La Pocatière, de l’Île-aux-Grues visible depuis L’Islet jusqu’à la vue éloignée de l’île d’Orléans à Berthier-sur-mer, la route résonne au gré des regards plongés dans les béances du fleuve. C’est un apprivoisement lointain qui s’opère, depuis ces îles comme signaux, puis le Cap-Diamant visible, ses édifices, son château qui semble faire une salutation à Lévis qui lui fait face. La route file, on croit soudain manquer le rendez-vous, puis le virage nous place droit devant l’un des deux ponts.

L’arrivée depuis l’ouest se place dans la morne continuité des basses-terres du Saint-Laurent, vaste territoire nivelé comme s’il attendait éternellement son appropriation par des agriculteurs. Depuis les champs de maïs et les maraîchers de Saint-Hyacinthe, en passant par la culture de la canneberge du Centre-du-Québec, l’autoroute sillonne au hasard, évitant d’insignifiants obstacles, sautillant au-dessus de quelques rivières ou respectant les frontières entre les terres établies et dessinées à l’époque seigneuriale. La forêt domine encore dans Lotbinière, hormis certaines terres cultivées, une voie ferrée en parallèle qui semble proposer une course aux automobiles, quelques panneaux publicitaires désespérés. Augmentation tranquille du nombre d’habitations, de commerces (des roulottes, encore et encore) ; enfilade de secteurs faiblement industrialisés. Pente faible, favorable au ruissellement jusqu’à la Chaudière qui s’apprête à se mêler à l’eau du fleuve. Lente courbe vers la gauche, où apparaît le plateau habité, où pointent quelques édifices en hauteur récemment construits. Couvert feuillu encore important, camouflant les maisons de petits schtroumpfs qui fourmillent en marge de la ville. Lente courbe vers la gauche, où apparaissent dans une vision envahissante les deux ponts, le cantilever et le suspendu. Passerelles entre le sud et le nord, première possibilité de franchir le fleuve depuis Trois-Rivières, dernière occasion, en roulant vers l’est, vers l’Atlantique, pour gagner l’autre rive sans prendre un traversier. Ville du nord de ce grand axe aquatique, à distance de l’Amérique profonde (comme le sont, un peu autrement, Windsor en regard de Detroit, Toronto en regard de Buffalo). Ville surplombant le fleuve plutôt que d’y appartenir, comme l’est Montréal. Ville à saisir du regard, ville à atteindre.

 Je n’ai pas revu la jeune femme depuis quelques jours. Fin du trimestre universitaire ? Changement d’horaire ? Ou peut-être s’est-elle enfermée chez elle, refusant le regard sur elle des passagers de son parcours de bus. La vieille dame de la rue d’Entremont est montée, comme à l’habitude, et s’est assise en avant, du côté gauche, comme à l’habitude.

L’accès depuis le sud n’est pas neutre — c’est la route de la première arrivée, du premier contact, des premières visites depuis la jeune enfance. Sortir des montagnes, tranquillement, longer la Chaudière depuis son origine jusqu’aux chutes qui lui donnent son nom, jusqu’à sa disparition dans le fleuve qui l’absorbe. Les premiers souvenirs sont disparus : trop jeune, j’ai intégré le décor sans vraiment le vouloir, je lui ai fait malgré moi une place dans mon imaginaire. Partir du lac, perdre la rivière de vue, la retrouver en bas de la côte d’Orsennens, la filer à travers la Beauce, ses villages, leurs clochers, puis monter dans les terres pour emprunter l’autoroute, jeter un oeil en contrebas pour espérer voir le creux de la petite vallée, puis attendre, rouler, soudain croiser la rivière perpendiculaire à la route, la croiser de nouveau, la voir se précipiter à la cataracte de Charny. Emprunter la route de façon épisodique, au début, puis de façon régulière, de sorte que ses balises sont attendues et non rencontrées, ses saisons marquées par les changements de couleur (bientôt, le vert tendre des premières feuilles qui illumine la vallée en quittant l’autoroute), ses pentes et ses courbes inscrites dans les habitudes du corps qui compense ces ruptures à la stabilité de la route droite et plane.

Plusieurs ont témoigné du bleu du ciel d’ici, de la lumière ambiante qui n’est point comparable à celle de l’Europe. Je les remercie de cette observation, dont je ne réussis plus à me détacher. Les vallons de l’autoroute, direction nord, donnent à voir les premières montagnes des Laurentides — saut par-dessus le fleuve, au-delà de la ville, formes illuminées par les rayons du soleil couchant. La route serpente doucement vers la jonction avec les routes de l’est et de l’ouest, nœud de vipères que l’on traverse en ligne droite, pour voir soudain le pont suspendu qui nous accueille, se détachant du ciel bariolé de quelques nuages échiffés. La double arche du pont se présente comme le lieu d’une entrée solennelle, frontière absolue entre l’en-dehors et l’en-dedans. Une frontière toutefois qui n’est pas intangible, qui n’est pas désincarnée : la traversée du pont, un petit kilomètre, donne le temps de voir le soleil de fin de journée miroiter sur l’eau du fleuve, lui donner un scintillement démesuré, y perdre comme dans un vaste incendie de forêt les coquilles réduites par la distance des voiliers et des porte-conteneurs. Puis soudain, on accède à l’autre rive. Jadis, accès à l’étrangeté, à la grande ville. Maintenant, accès à un territoire connu, familier. En quelques instants, on arrive au point le plus élevé du plateau. Jadis : une étrangeté pourtant balisée par des montagnes, là, visibles, différemment arrondies. Maintenant : une nouvelle frontière visuelle, quotidienne, un rempart contre l’éparpillement.

 Je marche dans la rue. La porte du bus s’est refermée. Je rentre chez moi, le regard qui devine les montagnes des Laurentides à travers les arbres.