Là où je ne suis pas allée (Christine Jeanney)

Là où je ne suis pas allée, c’est un ciel bleu en fond d’écran, du bleu uni mais à légères variations qu’on ne saurait pas définir vraiment, on tenterait laiteux brumeux ou dur, ou franc royal, un bleu azur, ce qu’on attend du ciel lorsqu’il s’offre, point de départ, point de tous les départs, aux commencements de ces vols-plongeons qu’on tente pour s’étourdir, qui remplissent une place vide, un manque. C’est là maintenant, j’ai planté le drapeau et enregistré l’itinéraire (Aéroport international Jean Lesage de Québec vers 265 rue Saint-Vallier East Quebec city – l’Établi, au-dessus des Salons d’Edgar), drapeau vert, besoin de ça, de partir.

Au parking de l’aéroport il y a deux hommes, l’un téléphone et l’autre lui montre quelque chose. Un troisième plus loin, en gilet jaune et képi, me regarde, en tout cas on pourrait le croire, alors qu’un océan de temps et d’eau s’est fiché entre nous et que si je peux fixer son visage, le questionner, lui est bloqué sous plaque de plexiglas, un objectif, une caméra, avec des mois entiers, des semaines paravent, parade et murs infranchissables, nous nous regardons sans regards.

Et je continue d’avancer là où je ne suis pas allée.

Des flèches blanches sur le sol lacéré de gris sombre, la tour de contrôle dans le lointain, un champignon modeste, une figure de BD, de Tintin et Jules Verne un peu, Canadian Helicopters, Avenue 6 de l’aéroport, Rue principale, partir. On dirait qu’il y a toute la place, à cause des arbustes bas qui n’osent pas rivaliser avec les lampadaires et bâtiments rectangulaires miroir. Les parkings remplis de voitures sages, dormantes, deux pelleteuses tête à tête, il semble qu’elles s’embrassent, se consolent, une rigole d’eau usée creuse l’herbe et on ne sait pas si c’est promesse d’épuration ou petite tristesse qui chemine, il y a une dose d’incertitude, les lampadaires tracent la route comme pour mettre de l’ordre, sérieux.

Hangars et plaine, les arbres en ruban latéral, j’ai déjà vu ce paysage mais par morceaux, trop fracturé. Entre Arras et Béthune la terre est longue aussi et on peut voir très loin l’horizon allongé, sa présence constante, quelques fines routes et quelques panneaux saupoudrés mais peu d’arbres, si peu. Entre Lure et Belfort, des forêts alignées, denses jusqu’à en être douloureuses, mystérieuses, parfois une même essence d’arbre pendant des kilomètres dupliquée, s’essayant à tous les possibles, toutes les torsions, et les branches cassées ou déployées se singularisent comme elles peuvent, forêts montantes et descendantes, en chevauchées, monts, pentes et dénivelés. Le long de la Rue principale (« Québec, Canada, adresse approximative »), c’est la rencontre. Arbres/horizon sont mélangés, là où je ne suis pas allée.

D’autres parkings, bâtiments bas, panneaux (l’un dit « bonjour ! Québec », son j élancé et joyeux et bien sûr ça me fait de la peine, « le cœur gros » on disait lorsque j’étais petite, le cœur gros de savoir que je n’irai jamais et que les hypothèses magiques butent sur le réel).

En face et plus loin une publicité rose, Colorès ou Calorès ? une femme présente un bol de cranberries, tourner à droite, doubler une camionnette, Chantal Auclair point com vendre ou acheter une montgolfière, des caravanes garées, des maisons blanches, jardins non clos, palissade de bois, balcons, banc, comment vit-on Rue de l’aéroport  ? encore le panneau rose, la femme sur l’affiche ne cache plus le o de Colorès, Rue Père Chaumonot, la camionnette est toujours devant moi, hôtel « tendance irrésistible », la nuit à 99,99 $, on roule.

Chemin décidé que je prends, et maintenant dans le paysage, je peux saisir des points de jonctions qui répondent à mes structures internes et cerner ce qui entre en différence, ce n’est pas pour rien que ce voyage Vers Québec sonne comme l’appel du lointain, le romantique appel de la forêt, le mythe chanté par les sirènes, Vers Québec, tout un pan en moi qui se lève, c’est impossible à définir, à circonscrire comme l’est le bleu de ciel à ce point de départ, il faut peut-être se laisser porter sans comprendre, là où je ne suis pas allée.

Les feux tricolores ici, d’une dimension neuve, œil rond, son élan par-dessus la route, le tracé du pied insistant, comme pour te prévenir, tu roules et tout est élargi, fais attention, la camionnette toujours devant, à ta gauche une décapotable. Boston Pizza, Hôtel Must, Cora, ça se superpose les enseignes, en conservant l’élongation des lieux, à droite les fûts des troncs d’arbres s’élèvent, soleil, et le lampadaire veut lutter, se découpe en deux montées feintes pour prouver sa valeur, debout deux fois, c’est Google Maps qui bégaye.

Autoroute Duplessis, camionnette disparue, Cineplex, je me faufile, j’ai compris le principe, je ne suis pas d’ici mais j’avance confiante, dépasse l’embouteillage sans forcer, c’est très fluide et quand les voitures se font rares, PONT LAPORTE via, via, blanc sur fond vert, on roule. Québec c’est toujours tout droit, comme ça que je l’imaginais, rouler, rouler, le faire en écartant les bras, en cherchant des odeurs à humer qui ne seraient pas les mêmes, des visages à dévisager, des mots et des slogans géants qui clignoteraient dans les airs, « nouveau monde », Vers Québec s’élancer.

40 EST 440 Québec CENTRE-VILLE 3E → je passe sous un pont qui porte une autre autoroute sur son dos, un simple pont, il y a les mêmes chez moi. Je reste un moment sur l’image que je fais pivoter, c’est compliqué, multiple et difficile à démêler, cette confrontation douce. C’est que les pissenlits d’ici et les graviers, je pourrais les compter, les transporter devant chez moi, au bout de la voie rapide qui passe actuellement à 100 mètres de mon garage, rien de plus identique, au fond et pourtant tout se décale, mes images mentales, le lointain, le proche, la déception, l’opportunité, l’étonnement, la familiarité, l’étrangeté, le paysage que l’on regarde n’est pas celui qu’on voit mais bien celui qu‘on porte (le cœur gros ou grossi) avec l’homme au képi, son regard approximatif, imminent, qui peut se retrouver, est enregistré. C’est étrange.

Se projeter, quelle serait la tension là-bas, le souffle plus court, la fatigue, l’effusion, je ne sais pas, j’ai pris la sortie, autoroute Félix Leclerc.

Pylônes, autobus Orléans Express, rue Kepler, rue Einstein, je double beaucoup de monde et je ne sais pas où ils vont tous, autoroute Charest, camions, parkings, lampadaires doubles, pan de terre retournée et grues vertes au repos, j’avance, c’est le mouvement qui compte maintenant, le ciel s’est chargé, dans les brumes du déplacement, c’est flou par instants mais j’avance, comme si ça devenait plus sûr et plus difficile à la fois, rue Frank Carrel, des blocs de bétons à fenêtres alignées, où vont-ils tous, et pourquoi ont-ils besoin de tant de place, est-ce qu’ils écartent les bras tout le temps, comment se retrouve-t-on ici lorsqu’on se cherche ?

On me prévient : à 1 minute 440 FIN, en noir sur fond orange, ça ressemble à une prise de conscience à ne pas rater, j’aurais fait ce chemin pour ça. Boulevard Charest, tant de voitures, elles pourraient toutes me bousculer, la chance que j’ai de survoler, mais deux croix noires de chaque côté, la FIN s’approche, PRÉPAREZ-VOUS À ARRÊTER, je ne sais pas si j’obtempère, ce serait renoncer trop tôt.

Une camionnette Purolator, et Boiteau qui vend quelque chose, en zoomant le reflet de voitures nombreuses et des abat-jours alignés, et puis se bousculent les affiches, indications, la galerie du meuble, Grand Solde, La-Z-Boy, Re/Max 1er choix, sauf qu’un monticule de terre grise aux herbes broussailles butte contre le flanc de l’autoroute. Il a fallu faire de la place pour passer là, il a fallu pousser les bords, pourtant des bords si larges, j’ai peine à imaginer l’espace.

Escalier Joffre, je me rapproche de deux personnes, d’un tag sur le mur de ciment, longtemps que je n’avais pas vu des gens marcher (depuis combien de miles) l‘envie de m’arrêter et de leur expliquer que je vais Vers Québec, mais ce ne serait pas évident.

Où est Québec au fait ? là où je ne suis pas allée, cabaret, night-club, allongé, étiré, et des voitures toujours, je les dépasse, facile, qu’à se laisser porter, toujours tout droit sur une route large où toutes les voitures peuvent passer, de front, se reposer aux bas côtés, rangées comme sur un sol d’une chambre lorsqu’on a fini de jouer, rue Bagot, rue Bayard, la ville s’infiltre doucement. Un feu rouge presque normal, Ultramar, Boulevard Langelier, rue Saint-Anselme, la ville, c’est elle, les bâtiments non stop, pas très hauts, mais ancrés simplement, un escalier à l’extérieur qui fait virage, qui rappelle qu’il est étranger, l’endroit où je ne suis pas allée.

Rue Saint-Vallier, le fil bleu Google Maps itinéraire s’interrompt juste devant les Salons d’Edgar, l’arrivée.

« Aéroport international Jean Lesage de Québec vers 265 rue Saint-Vallier East Quebec city : 11, 7 miles, 22 mn, dans les conditions actuelles de circulation 36 mn » Des ponts, des sensations, des graviers, le flux et les bras écartés dans l’ailleurs pour aller là où je ne suis pas allée.

Dans la vitrine des carrosseries luisantes et devant elles, deux femmes dehors, fumant leur cigarette, je pourrais être l’une d’elles et raconter à l’autre d’où je viens, tu vois chez moi c’est différent, les feux, les autoroutes, les panneaux, l’impression de largeur, d’être à la fois au ras du sol, à plat sur la planète et dans le gigantesque, mais c’est cliché peut-être. Elle ne répondrait pas, ou quelque chose de gentil, et je continuerais, il me manque les odeurs tu vois, je lui dirais, le goût des choses d’ici qu’on mange, je ne le sais pas et la façon qu’on a de dire non plus (elle hocherait la tête d’un air compréhensif) mais je suis arrivée tu vois, Vers Québec, c’était simple à trouver finalement, facile de se garer, tant de place pour tant de voitures, simple de partir. Elle non plus ne serait pas allée là où je suis. Ces routes qu’on trace, est-ce qu’un jour ou jamais on se les échange ?

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