Sortir de la fin (Dickner, Tarmac)

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— Dans un territoire comme la Palestine, par exemple, un cavalier pouvait parcourir jusqu’à 65 kilomètres par jour. Un piéton isolé, environ 40. […]

Rien ne se déplaçait plus lentement qu’une famille. Si on traînait des vieillards, des éclopés, de jeunes enfants ou, pire encore, des femmes enceintes, alors la vitesse moyenne tombait sous la barre des 15 kilomètres par jour. […]
Ça jette un éclairage intéressant sur le Nouveau Testament, non ? Le récit commence avec une femme enceinte qui se dirige vers Bethléem à dos d’âne. L’image même de la vulnérabilité. L’époque est trouble, les routes sont dangereuses — mais la femme prend son temps. Elle sait des choses que le lecteur ignore. Elle sait qu’il reste encore sept cent pages avant l’Apocalypse.  (Tarmac, p. 233-234)

L’impression de se faire mener par le bout du nez… pas par un personnage, pas nécessairement par l’auteur, ni même par un narrateur (qui se révèle aussi oscillant ici que dans Nikolski). Avoir la foi qu’on se rendra quelque part, que le chemin en vaudra la peine.

Tarmac est étonnant : tout à fait dans le ton de Nikolski, avec ses jeunes adultes colorés, l’obsession de la culture médiatique, les culbutes rhétoriques, des situations invraisemblables mais auxquelles on prend plaisir à croire. Mais néanmoins, une autre histoire, une ligne plus forte, une mécanique implacable qui nous conduit vers la fin. Personnage masculin qui prend du temps à se laisser percevoir ; part de fantastique qui pointe çà et là dans le roman, alors qu’on ne s’y attend pas / plus. Pente descendante en deuxième moitié, sentiment de deuil qui nous envahit à l’instar des personnages. Dernier droit vers l’abattoir.

On est en plein imaginaire de la fin, avec cette thématique apocalyptique… Fin d’un monde, mais début d’un autre, peut-être, comme le souligne Hope : c’est nettement la fin de l’adolescence, de l’insouciance, et l’ouverture sur le monde adulte. Donc pas un terminus ad quem, mais un seuil, un passage. Étrange l’impression d’être dans la thématique pascale — ça sent la résurrection à plein nez (mort de la mère, réapparition fantomatique de la fille quelques jours plus tard, histoire de sang et de descendance). Est-ce que tout deuil qui se résorbe, qui est contourné, doit nécessairement être lié à l’imaginaire judéo-chrétien ?

Absorption, donc, de cet imaginaire de la fin pour le parodier, pour le canaliser… peut-être enfin une sortie de cette décadence fin-de-siècle-et-de-millénaire qui nous accablait depuis les années 1990.

Bizarre de lire tout ça hier et d’y réfléchir ce matin, alors posté dans une auto en file, attendant de cueillir des poches de paillis de cèdre pour regarnir des plate-bandes autour de mon Bunker de banlieue. Faut dire que ça ressuscite fort tout autour. Et que le sous-sol est un relais vers des amitiés et des collaborations distantes — téléporteur à sa façon. « Beam me out, Scotty. »

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Tarmac

31790159_6bb1fc120b_mJ’ai vu Nicolas Dickner partout : il tenait son citron en équilibre sur son doigt à la sortie de mon Métro, près de la compacteuse à canettes, mais aussi en haut des marches, Aux petits oignons, sur la rue Bégin (tout près des grands bras qui balayaient le café fraîchement rôti pour qu’il tombe dans le contenant un peu plus bas), et même probablement à la sortie de la quincaillerie (mais bon, je tenais un gril à légumes à triple ajustement de hauteur, une bouteille de colle à bois et trois-quatre factures, mon regard s’est égaré) — (pas la même photo en ligne, tant pis). Puis il s’est mis à clignoter partout sur mon ordi : dans les titres des articles du Devoir de la fin de semaine, dans mon agrégateur… question d’apprécier et de se laisser prendre à la frénésie fabulatoire et de trouver que le 15 avril, c’est bien trop loin encore.

 

(photo : « Hiroshima 1945 Ground Zero », ccgd, licence CC [Taken by the ships photographer of aircraft Carrier HMS Vengeance – my Fathers Ship – after delivering Royal Indian Air force Spitfires to Japan in late 1945])

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