De fétichisme, d’aveuglement et de recentrement

 

Et le passage du livre aux images-écran? Je pense qu’il faut éviter d’en faire une fixation fétichiste (sur l’objet) — au détriment du phénomène de création (cela dit même si on parlait du texte, plutôt que du livre).

Clément Laberge, réaction à une lettre ouverte de « 13 étonnés » à propos du (non-) plan numérique du Québec.

 

il n’y a pas de conflit entre le livre et le livre numérique (il peut seulement y avoir paresse à quitter un vêtement pour un autre) – il y a la responsabilité nôtre d’aller explorer, même dans leur imperfection présente, les formes de comment se déplacent les usages du lire – de notre responsabilité d’interroger les récits qui se fondent sur l’appropriation numérique du monde, et ce qui s’induit intérieurement dans le passage en quelques décennies, pour l’image et son usage privé ou social, d’une économie de la rareté à celle de la collection et de la profusion

ne nous dissimulons pas le caractère fétiche du livre : l’utilisation d’appareils photo numérique, la massification des smartphones, ne provoque pas les vagues et les fureurs qui accompagnent la dématérialisation du livre

François Bon, brouillon de son Pecha Kucha à la BNF, dans le cadre des journées PNF-Lettres.

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Quelle place faire au numérique ? Le nommer, le décrire, le ghettoïser ? ou l’intégrer dans le continuum de nos pratiques, de nos écritures, de nos lectures ?

Je reste avec le profond sentiment que le mouvement actuel qui tend à vouloir discriminer les pratiques conventionnelles et les pratiques numériques tend à repousser plus avant le souhait des lecteurs de plonger dans ce nouvel univers — si tant est qu’ils n’y sont pas déjà, un peu à leur insu.

N’y aurait-il pas que la culture, dont les moyens continuent d’évoluer, de se moduler, de bouger, au profit de sa complexité et de sa richesse ?

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Ce que l’on a fabriqué en un an

futur du numeriqueJe ne voulais pas manquer cet anniversaire. Par nostalgie un peu, par acquit de conscience aussi, par souci de marquer le temps qui a passé. Il y a un an se tenait à Québec la Fabrique du numérique. Événement inspiré du modèle du BookCamp, que l’on a remâché à notre façon — Éric Duchemin, Clément Laberge et moi.

Plusieurs dizaines de personnes (j’ai perdu le décompte) s’étaient réunies, simplement pour le plaisir de discuter édition numérique, livres électroniques et enjeux divers (distribution, modèles économiques, identité numérique, revues en ligne…). Des gens du monde littéraire, d’autres du monde scientifique/académique/universitaire, d’autres encore plutôt liés à la création ou au milieu de la blogosphère. Un échantillon vraiment hétéroclite. Des discussions inattendues ont eu lieu, des échanges imprévisibles entre acteurs non professionnellement liables, des connivences se sont installées. C’était déjà beaucoup, c’était déjà réussi.

Peut-on mesurer les traces de cet événement ? Très difficile. Nos prévisions utopistes nous faisaient conclure l’événement avec un manifeste ; on ne s’est pas rendu à cette étape en après-midi. Certains post-it de la fenêtre ont-ils germé ? Sûrement, d’une façon ou d’une autre. Mais par dessus tout, pas envie de faire œuvre de traçabilité ici. Plutôt prendre le pouls de la dernière année.

Quelques observations ? Je risque de me faire rabrouer, mais l’exercice est stimulant. Pourquoi s’en priver…

Si l’esprit de la Fabrique était celui d’une communauté qui cherche collégialement, la situation actuelle est plutôt apparentée à un processus d’industrialisation. Le marché du livre numérique se structure de plus en plus, les acteurs prennent place, certains émergent alors que d’autres disparaissent. Cette étiquette d’industrialisation peut être connotée négativement, pourtant elle renvoie à un mode de rapport entre une société, son capacité de production et les produits. Des producteurs se spécialisent, un marché est établi et cerné, des consommateurs se présentent (tranquillement) au portillon.

Où est la culture dans tout ça ? Elle s’institutionnalise tout autant. Revues spécialisées, programmes de formation, programmes de soutien aux artistes émergents, événements de diffusion, financement. Néanmoins, une réelle prise en charge large par le public de cette culture dite numérique tarde à se faire sentir. Il y a toute une courbe d’apprivoisement avant que ça s’insère « naturellement » dans la culture au sens général. Si l’idée du livre numérique fait tranquillement son chemin, son adoption, elle, reste relativement restreinte à certaines niches (dont le secteur académique). Il y a du chemin à faire de ce côté.

La question de l’identité numérique, noyautée par les enjeux de vie privée, ne franchit pas le cap du large public. Les Facebook de ce monde, trop souvent démonisés par les médias, accaparent tout l’espace mental collectif. Difficile de tenir une réflexion articulée sur la présence numérique des gens, sinon par ses ratés : conditions pathologiques de dépendance au web, Facebook comme vecteur de violence psychologique entre jeunes, prédateurs sexuels, au mieux commence-t-on à envisager la gestion de l’héritage numérique de personnes décédées…

La construction de soi, le développement en ligne d’une facette professionnelle, l’économie de l’attention et le recentrement des médias sociaux autour d’un meilleur modelage des visages de soi présentés au monde demeurent les parents pauvres de la réflexion. À peine entame-t-on le lent processus d’intégration de modules de digital literacy dans les cursus académiques. Paradoxalement, cette réflexion avancera en raison des dérapes (para-)juridiques… Triste, mais au moins efficace…

L’entrée du livre numérique dans le paysage culturel fait encore abstraction des usages concrets des livres. Le livre continue d’être considéré comme une pratique unique, avec des configurations statiques et une seule conception de la lecture. Et c’est le modèle du roman qui l’emporte (il faudrait revenir sur ce que ça représente, symboliquement parlant). ePub, pdf et livres-applications sont modelés en fonction de cette lecture continue, balisée par les chapitres (qui sont des repères plutôt que de réelles sections) et où l’on n’a pas à s’y retrouver autrement que par les fonctions de signets (proposées à l’interne par les logiciels de lecture). Conception bien étroite de cet objet polymorphe…

Comment inscrire la poésie sous format ePub ? Comment arriver à gérer facilement (côté éditeur) les tableaux et nombreuses notes en bas de page des ouvrages scientifiques dans un ePub ? Quel protocole de citation utiliser (ou inventer!) pour les ouvrages à recomposition paginale (sous format ePub) ? [Amazon aurait avancé de ce côté sur le Kindle, mais suivant le principe du livre homothétique : la page indiquée est celle de la version papier.] Que dire des manuels destinés au monde scolaire ?

Sur ce point, enfin, émerge de nouveau la question de la saisie de notre bibliothèque numérique. Des pdf sur nos portables, des ePubs dans huit logiciels différents sur iPad ou autres tablettes, des livres en ligne ou des livres-applications. Comment s’y retrouver, avec la croissance phénoménale de la disponbilité des livres numériques ? Les usages des livres dépassent la simple représentation sur pseudo-tablettes de bois des icônes de livres (ah nostalgie). Il faut pouvoir s’y retrouver — et tout mettre en local, ou à l’inverse tout mettre dans les nuages, ne réussit pas à résoudre cette difficulté. Et cette difficulté jouera profondément sur l’adoption réelle d’usages de lecture numérique, au-delà du caractère séduisant des supports technologiques proposés.

La littérature numérique se définit de plus en plus comme la jonction de deux courants : l’expérimentation associée à la littérature hypermédiatique et la conversion numérique de la littérature conventionnelle. Si les premières œuvres de littérature en contexte numérique tablaient résolument sur la différence médiatique (hypertextualité, intégration de matériaux graphiques, audio et vidéo), leur progression actuelle tend pourtant à revenir à une approche plus texto-centrée (ce qui n’empêche pas, signalons-le, le développement de pratiques artistiques hypermédiatiques où l’hybridité entre arts visuels, vidéo et texte est fondamentale). La réception soit mauvaise soit rarissime de cette production a semble-t-il conduit certains créateurs à revenir dans le giron littéraire, replaçant la réflexion sur les possibilités du texte dans un horizon d’attente qui ne soit pas complètement à construire. À l’inverse, la transposition d’œuvres littéraires sur support numérique et la création littéraire en contexte numérique (blogs, wikis, publication directement numérique) ont lentement assimilé les possibilités technologiques.

Résultante : des œuvres comme Accident de personne de Guillaume Vissac. Celle-ci est constituée de courtes descriptions de personnes ou de situations, liées à une circonstance du réel (ces « accidents de personne », autant de tentatives de suicide dans les transports en commun en France). Pourtant, il y a une forte proximité avec des expérimentations antérieures (253 de Geoff Ryman), par les hyperliens entre les descriptions ; la technologie est sous-jacente, par la version 1 de l’œuvre envoyée par Twitter (ses 140 caractères) et ces liens omniprésents. La dimension littéraire est patente : force d’évocation du langage, caractère imagé de la prose en raison de sa concision, anaphore structurant les fragments… L’œuvre manifeste l’intégration transparente de procédés technologiques, refusant de faire de la présence de ceux-ci une démonstration explicite.

Il est difficile d’imaginer comment se stabilisera cette négociation entre le texte et sa technique ; probablement bougera-t-elle constamment, la littérature refusant certaines innovations pour ensuite les faire entrer par la porte de côté. Peut-être y a-t-il là la prémisse d’une compréhension plus fine, moins techniciste, de la culture en contexte numérique : la relation de refus puis d’acceptation, constamment réitérée, schématisant bien les transformations observables dans le champ littéraire (ou artistique) — sorte de poétique de la saccade.

Évidemment, cet état des lieux, bien parcellaire, l’est encore davantage par le regard que je décide de porter sur le monde de l’édition, du livre et de la littérature en contexte numérique. À l’heure de cette frénésie pour ce qu’on appelle (de façon contestée) la curation, ces regards singuliers importent encore plus qu’auparavant, en autant que ces singularités se conjuguent au pluriel de leurs manifestations. À vous la parole…

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Bibliothèque numérique : référencer… quoi ?

Réflexion en cours sur la façon d’articuler une bibliothèque numérique (ici, ). Tentative de trouver une nouvelle façon de référencer les documents, d’éviter les protocoles extérieurs (DOI), de ne pas se perdre dans la multiplicité des formats (papier/ISBN, numérique/epub-html-xml-pdf-doc-pff!).

N’ai pas trouvé de réponse. (Pas encore ?)

Quelques explications supplémentaires. Mon intérêt pour Zotero est fragilisé par la difficulté de renseigner tous les champs, par son (actuel) confinement à Firefox, par une interface qui me semble toujours trop directement héritée des Endnote de ce monde (quelle horreur). Mon problème : comment gérer à la fois des pdf d’articles, des epubs d’œuvres, des scans maison d’articles et de chapitres de collectifs, des pdf d’entrées de blog, des documents transmis par des collègues, le tout sur plusieurs plateformes (tablettes, portables, nuages) ? Quel mode de référencement permettrait de ne pas alourdir la gestion (pas question de tout coter à la Dewey !) tout en tenant compte des nouveaux modes de lecture, des éparpillements sur plusieurs appareils ?

Cette problématique m’a conduit à tenter de sérier les paramètres de référencement en contexte numérique. Point de départ (point de référence) : le fichier informatique. Comment le référence-t-on, de la façon la plus simple ? On donne son titre de fichier, son type (pdf, doc, epub, odt, xls…) et son emplacement (où se trouve-t-il, sur quel volume, à quelle hiérarchie ?). Ainsi référencé, le fichier peut être parfaitement désigné dans le monde informatique : pas d’erreur entre deux entités portant le même nom mais pas la même extension (.doc vs .pdf, fichier simple vs dossier, etc.) ; identité basée sur le titre ; possibilité de confusion limitée à l’emplacement où il se trouve (le path indiquant clairement une autre variable d’identité : dans le dossier X, dans le sous-dossier Y). Petite synthèse partielle :

Cette préoccupation de localisation et d’identité est toutefois propre à une logique informatique. Si l’on tente de restreindre plus spécifiquement à un document numérique, perçu comme modalité de transmission d’un contenu, peut-on en arriver à une lecture différente de ces paramètres ? Inspiration, pour ce déplacement, de l’article d’Hubert Guillaud sur « L’industrialisation numérique », mais en particulier le commentaire de Karl Dubost qu’Hubert reprend dans son article :

Le format est un conteneur du texte. La capacité à modifier ces documents, à l’interactivité, etc. ne dépend pas du conteneur, mais du moteur de rendu (navigateur, logiciel client, etc.) Que le texte soit en XML, en html, en DB, en texte seul, importe peu.

Le fichier n’est pas intéressant en lui-même ; l’intérêt est porté sur l’expérience du fichier. De la sorte, pour l’utilisateur lambda, le référencement est possible par ce qu’il perçoit. Non pas un titre de fichier mais un titre affiché. Non pas un type de fichier (qui est donc un « conteneur ») mais le cadre dans lequel le document est intégré / objet d’un processus d’affichage (le « moteur de rendu »). L’emplacement exact du fichier importe peu, c’est la logique développée par toutes les applications de bibliothèque qui a préséance (sur OS X, pour ne prendre que cet exemple : on se moque où sont rangées nos photos classées dans iPhoto, on perd de vue où sont stockées les pièces musicales gérées par iTunes). Ce qui prend de l’importance, me semble-t-il, c’est la temporalité de l’expérience : ce cadre de lecture associé à un moment donné. Sans trop savoir comment l’app Kindle gère les lectures des œuvres qu’elle supporte, on peut prétendre que c’est la combinaison d’un paramètre spatial interne (à quelle page) et d’un paramètre temporel (à quel moment), pour synchroniser les lectures et s’assurer que le lecteur retrouve l’espace-temps de sa dernière lecture.

Depuis l’expérience de lecture du document numérique, les paramètres déterminants semblent bien différents des logiques hiérarchiques et binaires du filesystem-type en informatique.

Il n’en reste pas moins qu’aux yeux de tout un chacun (je peux servir d’échantillon) il y a une distance entre ce qui est affiché (donc tous les artifices de l’affichage : mise en page, typo, graphisme, fonctions annexes) et le contenu pour ce qu’il est, le texte lui-même. En ce sens, il existerait une troisième incarnation possible, plus minimale que le document numérique et le fichier informatique. Y a-t-il possibilité de s’y référer également ? L’identité reposerait ainsi sur le titre du texte, tel qu’il figure dans le texte même. Le type renverrait à la syntaxe du texte : à la fois la syntaxe déterminée par un code linguistique et la mise en ordre du texte (disposition recueillistique, assemblage des chapitres ou des fragments) ; à la fois la nature de cette organisation et sa qualité (style, richesse, réussite). Le référencement hiérarchique ou temporel, dans cette troisième incarnation, ne peut être autre que le code lui-même, l’écriture du texte : lorsqu’on se reporte au texte lui-même et que son encodage importe peu, c’est la lettre qui nous importe — d’où ces requêtes pour une séquence exacte de lettres et de mots, inscrites entre guillemets dans notre moteur de recherche favori. L’identité du texte réside dans cette combinaison unique de caractères, de ponctuation et d’espaces, comme Borges l’avait bien pressenti dans sa « Bibliothèque de Babel ».

Ainsi placées, ces incarnations se démarquent par leur relation plus ou moins étroite avec le support, avec le code, avec l’interface. Le fichier informatique semble se cantonner à la stabilité d’une relation contenu-contenant : on pourrait décrire celle-ci comme une incarnation donnée. Par opposition, le document numérique serait toujours inscrit dans une expérience, d’où cette temporalité et la possibilité de couches de sens superposées mais singulières (les annotations, principalement) ; la relation serait celle d’une occurrence. En revanche, revenir à la lettre du texte, c’est révéler sa nature d’artefact (une relation immanente ?), où la dimension construite, produite du texte se donne comme principale caractéristique (comme dénominateur commun en regard d’autres textes).

Les fondamentalistes informatiques diront que le filesystem a toujours préséance (même s’il est dissimulé) ; les littéraires diront que le texte importe plus que ses incarnations ; les fervents de culture numérique prôneront une mise en valeur de l’expérience numérique. Positions irréconciliables ? Sûrement pas, parce qu’elles parlent des facettes d’une expérience complexe et en décrivent les visages multiples mais complémentaires.

Reste à imaginer comment construire sa bibliothèque — en restreignant à un mode d’incarnation ? en documentant les trois visages à la fois ? Les usages varient sûrement d’une discipline à l’autre, d’un usage à l’autre… Mais les trois modes d’accès doivent pouvoir cohabiter.

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Pour une véritable bibliothèque numérique personnelle

porte« À travers la porte vitrée de la salle d’attente… »

Les nuages fragmentés en différents lieux

J’aime bien les nuages. Ils sont souvent jolis, parfois pratiques. Mais je reste fondamentalement attaché à l’inscription de mes documents sur un disque dur local, que ce soit par sécurité, par souhait de les manipuler quand/où/comment je veux. Parfait pour la synchronisation, pour les copies de sauvegarde, pour des accès distants occasionnels.

Mais voilà, pour moi, les plateformes mobiles ne sont pas des accès distants occasionnels. Ils font partie de mon quotidien, et la frontière entre les appareils est un irritant. On compose bien maintenant avec le courriel, l’agenda, les contacts. Qu’en sera-t-il pour nos livres numériques ?

D’abord, il y a multiplication des applications : Kobo, Kindle, Ibooks, Stanza, eReader, La Hutte, Wattpad, pour ne nommer que celles que j’ai essayées. Chacune d’entre elles stocke à l’interne les fichiers qu’elle permet de télécharger, et chacune ne peut afficher que ses propres fichiers… C’est sans compter les documents transférés manuellement, stockés dans des applis de transfert comme l’excellent GoodReader (mais interlogiciellement trop limité, malheureusement). Ensuite : comment savoir où se trouve ma copie numérique de Madame Bovary ? Par déduction, je peux éliminer quelques applis (toutes ne donnent pas accès à des œuvres en français), ce qui limite le nombre d’applications à ouvrir pour vérifier — sympathique démarche, s’il en est une. Et totalement ridicule.

Jusqu’à maintenant, la gestion de mes documents numériques était relativement simple. En local, utilisation de Zotero pour référencer une bibliothèque sur mon poste de travail : articles scientifiques obtenus par des banques de données, oeuvres de publie.net que je veux pouvoir consulter hors ligne, documents téléchargés, textes de mes communications, tables des matières numérisés d’ouvrages papier… En ligne, c’est Diigo qui me sert à retenir des pages, des articles en ligne et plusieurs highlights. Mais la frontière tend à s’estomper (je télécharge le Remix de Lessig et le référence dans Zotero ou je le pointe en ligne avec Diigo ?). Et c’est sans compter l’intrusion du iPad, qui fragilise le statut jusque là stable de la bibliothèque locale… Quelle solution pour gérer cette écologie documentaire complexe ?

Une bibliothèque personnelle rassembleuse

Une porte d’entrée unique : voilà ce qui (me) manque. Une porte vitrée, qui me donne simplement à voir. Naïvement, ça me semble possible :

– une application qui pompe les métadonnées des fichiers que je lui pointe (ou des fichiers contenus dans des dossiers) : nul besoin d’un système de tracking des fichiers, simplement une mise à jour à intervalles réguliers qui donne l’état des lieux de mes fichiers ;

– une application qui soit limitée à un support, ce serait déjà bien, mais qui puisse me tenir informé de mes fichiers sur mon poste, sur mes appareils mobiles, sur mes stockages distants ;

– l’application moissonnerait les métadonnées souvent incluses dans les fichiers achetés et permettrait d’en ajouter une couche — pour la description des fichiers non renseignés, pour l’augmentation de la description de façon personnelle (tags, formes de classement).

Forme éclatée ? Pourtant, c’est déjà l’allure actuelle des catalogues de bibliothèques, qui pointent autant des références physiquement rassemblées en un lieu que des ressources en ligne, hors les murs de la bibliothèque… Et ce serait diablement au service des usages, plutôt qu’un gadget jetant de la poudre aux yeux. Un maillon qui ferait de nos quincailleries informatiques des outils pleinement organisables en fonction de nos besoins, et non des béquilles qui nous aident certes à marcher, mais qui nous font claudiquer.

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La fabrique du numérique : un bilan

cercle

Un bilan, parce qu’il pourrait y en avoir d’autres — de moi, sous d’autres angles, mais surtout des bilans d’autres personnes. Ils commencent d’ailleurs à poindre, on les relaiera sur le site de la Fabrique.

Grosse journée, sans nul doute. Le sprint des jours précédents a été intense (en préparatifs, en fin de planification, en jeux de chaise musicale pour les participants). Près de 120 personnes ont manifesté leur intérêt pour l’événement, plusieurs ont dû se désister, mais malgré le temps pitoyable, avec toute l’équipe, nous étions 70. Belle masse critique pour assurer la diversité des propos, la rotation des participants aux ateliers, les rencontres imprévisibles et le recoupement des compétences.

Je n’ai pas envie d’un compte rendu ni d’une lecture structurée. Pour les propositions, le site les a partiellement relayées et d’autres traces suivront. Pour l’atmosphère, la vidéo de François et le montage photo de Clément témoignent bien du bouillonnement en place. Plutôt des observations, des constats…

L’événement était un pari, peut-être plus spécifiquement le mien, que j’avais un peu imposé à Éric et Clément. Pari basé sur une intuition, celle que la transformation des habitudes de « consommation » des produits numériques tend à rapprocher les besoins et contraintes des éditeurs généralistes/littéraires et ceux des éditeurs scientifiques. L’événement ne visait pas à en faire la démonstration, mais de faire l’épreuve des terrains à mettre en commun. Je n’ai pas été présent dans tous les ateliers, mais je suis porté à croire que la rencontre s’est passée généralement à un niveau où cette différence ne faisait pas obstacle. Pari gagné de ce point de vue.

Toutefois, ce sont les a priori, les environnements et les discours qui ont été l’occasion de provoquer les rencontres. Quelques étincelles, quelques déceptions, sûrement. Des variations immenses de distance par rapport aux objets concernés. Ici une perspective large, détachée de la valeur immédiate de chaque texte, de chaque œuvre, parce que la gestion d’ensemble exige de ne pas céder à la tentation de porter chaque cas comme une raison en soi suffisante de faire le métier. Là une perspective appliquée, rapprochée des cas (qui sont le quotidien et le pain des personnes impliquées), une perspective consciente des enjeux immenses à propos de l’existence sous telle forme de la pratique qui les habite depuis longtemps. Des formulations voulues larges (pour ne pas camper dans un clan ou dans l’autre) qui n’ont pas rejoint aussi efficacement les interlocuteurs. Peut-être des cas/exemples auraient-ils mieux porté, auraient-ils interpellé plus directement les gens.

La différence des milieux s’exprimait par l’opposition nette entre gestion et économie (même si les termes ne satisferont personne). Deux approches distinctes et difficiles à concilier, si l’on souhaite se laisser bercer par l’illusion, oui, qu’elles sont superposables. C’est comme croire que le bottin téléphonique recoupe parfaitement le geste d’appeler quelqu’un : bien sûr que non, puisqu’il y a question d’échelle, question d’implication, question de motivation. L’un n’est pas plus mal, n’est pas plus légitime que l’autre. Mais les deux sont nécessaires, dans des rapports au livre qui ne surviennent pas à la même étape, dans les mêmes lieux, selon les mêmes visées.

L’élément le plus bousculant, jusqu’à un certain point, était sûrement le retour de l’Université (majuscule à dessein) dans le monde réel… Autre pari de ma part. Ras-le-bol des images des tours d’ivoire, des pelleteux de nuage, des sabbatiqueux à siroter un rosé en Provence. Les points de contact sont patents, les intérêts sont partagés, les étudiants qui y sont formés sont les futurs auteurs et chercheurs qui publieront des ouvrages, ils sont les futurs employés des éditeurs et sûrement la relève éditoriale. Et l’Université n’est pas Une : les profils sont multiples (profs, gestionnaires, bibliothécaires, coordonnateurs scientifiques, étudiants…), les missions sont variées (je ne fais pas la liste pour chacun des profils de la parenthèse précédente, on imagine bien). C’est comme dire que toute personne qui écrit un mot est un écrivain. Ras-le-bol aussi de l’anti-intellectualisme, ras-le-bol de la césure (souvent incarnée géographiquement par les campus) entre l’université et la cité. On a fait quelques pas hier ; je compte bien continuer à marcher.

Dernière fracture : la définition de l’objet. Si on s’entend sur la réalité d’un texte/document/oeuvre numérique, la réalisation de cet objet couvre un empan immense. Numérisation rétrospective, version numérique d’un document qui a une existence papier, écriture numérique (écriture sur support technologique à visée de diffusion numérique), écriture hypermédiatique : le spectre est large, appelle des considérations spécifiques, couvre des zones critiques pour des raisons très différentes. S’il y a eu échec de la Fabrique, c’est de ne pas avoir géré cette pluralité, souvent responsable de mésententes ou d’incompréhension réciproque.

De l’ordre des étonnements, la désaffection totale pour la question des métadonnées. Silence radio, aucun intérêt : si on ne voit pas les œuvres que vous produisez sur une tablette de librairie ou de bibliothèque, puisqu’elles sont numériques, comment savez-vous qu’elles existent ? Comment la retrouverez-vous dans la mer numérique ? Il y a un travail de terrain à faire, pour sûr.

De l’ordre de la déception : le manque d’audace, le manque d’idéalisme, le manque de vision. C’était le lieu de se projeter en avant, de faire des scénarios fous, à faible coût. Les gens avaient certes besoin de se rassurer, de trouver des réponses à des problèmes concrets, de sentir qu’il y avait des partenaires potentiels ou des gens partageant leur quête de repères. Normal, justifié, bien sûr. Mais. Quand tout est à inventer, il faut savoir proposer, imposer notre vision. Sinon on le fera à notre place. Ce défi est encore à relever (il le sera toujours d’ailleurs), mais me paraît particulièrement important.

Enfin, plaisir de revoir les images : les premières photos en ligne, les vidéos de F et C, la pile de nappes pliées, là sur le coin de la table, qui attendent qu’on les déplie, qu’on les déploie, qu’on y trouve des traces des idées lancées naïvement / distributivement / collectivement / joyeusement… Sorte d’héritage pour le présent, pour le futur immédiat. Un patrimoine, déjà, à partager, à investir. Merci de votre générosité (et ce n’est pas un téléthon!).

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