Composer

Lecture d’Hubert Guillaud ce matin, faisant la synthèse d’un texte d’Alain Pierrot et de Jean Sarzana, auquel François Bon a réagi fermement. Lecture distraite, les yeux collés. Pourtant, le mot me saute au visage :

On voit bien que la définition du livre numérique qu’esquissent Alain Pierrot et Jean Sarzana n’identifient que certaines pratiques. Et que le livre, réinterrogé par le numérique, en fait exploser le carcan, recompose la façon même du fait littéraire. Nous avons du mal à nous détacher de l’univers de référence que compose le livre pour y intégrer ces nouvelles formes rhizomatiques que composent la création à l’heure des réseaux. Elles sont pourtant essentielles.

On voit bien à mesure qu’on l’explore que le concept de livre numérique se dérobe, parce qu’il recompose en profondeur la création et ses modalités

Composer. Le terme accompagne l’écrit, le livre depuis des siècles. Connotation conventionnelle, pour sûr : la composition littéraire / le commentaire composé, la composition typographique, la composition comme méthode rigide de structuration et de développement d’une idée… sans compter les occurrences communes : composer avec, composer un numéro, etc.

Pourtant (bis), il n’y a pas meilleur mot pour décrire le mouvement, les dynamiques autour de l’objet livre, quelle que soit la définition qu’on lui accole. Son sens fondamental (étymologique) nous le rappelle.

composer

Mettre ensemble, poser avec, de différentes façons :

– l’écriture rassemble des mots, mais aussi des sources, des inspirations, des citations, des emprunts ; l’écriture numérique lie des textes, des documents, croise texte et médias, superpose graphisme et texte en un mélange sémiotique ouvert à toute combinaison — que la logique soit celle des évocations, du remix, du sampling, du contraste ou du lissage ;

– la publication insère une œuvre dans un réseau d’œuvres qui lui sont concurrentes et complémentaires ; c’est un positionnement relationnel des livres les uns par rapport aux autres, c’est une dynamique d’identité et de différenciation — d’où le paratexte des livres papiers, d’où les métadonnées qui sont composées avec les documents numériques ;

– l’écriture numérique, comme avant elle (avec d’autres moyens) la composition typographique, inscrit des données (texte, médias) dans un espace, leur adjoignant des blancs, des caractéristiques typographiques / graphiques ;

– à un niveau plus éloigné de l’écriture, la composition c’est la prise en charge de ce que d’autres appellent des flux — des contenus qui se trouvent à être lus / consultés sur des supports, qui composent certes avec des contraintes de format, mais qui composent littéralement une expérience de lecture, d’appréhension sémiotique des contenus.

Le numérique permet de composer et de recomposer, d’une façon qu’on avait quasi oubliée en raison de la spécialisation et de la technicité des corps de métier. Retour à l’appropriation des œuvres. Retour à une dynamique d’écosystème, où l’on saisit mieux les interdépendances, les relations, les influences et les reprises constantes.

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Une heure ou deux pour la lecture et l'écriture

musclesDifficile de résister au besoin de faire connaître la douce folie énergique de Dave Eggers. Observation 1 : les enfants dans les écoles publiques bénéficieraient tellement d’avoir ne serait-ce qu’une heure par semaine dans un rapport un-à-un avec un enseignant ou un tuteur. Observation 2 : nombreuses sont les personnes plus ou moins directement liées au monde de l’éducation, de la lecture et de l’écriture (journalistes, rédacteurs, écrivains, professeurs, communicateurs), qui ont souvent l’avantage d’un horaire flexible.

Proposition : les rassembler pour promouvoir la lecture et l’écriture, dans un mouvement de maillage école/communauté. Que ces professionnels donnent une heure ou deux pour accompagner des jeunes dans leur appropriation du langage. Et tout ça dans un esprit pas du tout sérieux… Boîte de rédaction (édition, magazine) qui achète un étage d’un édifice, décide de faire un local pour du tutorat, mais est obligé de vendre quelque chose pour avoir pignon sur rue — pourquoi pas une boutique d’accessoires pour pirates ?

Once upon a school. Fallait y penser, et y mettre l’effort.

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Œuvre numérique (littéraire et savante) : quels paramètres ?

Depuis quelque temps me reste en tête l’idée d’un parallèle entre les modalités et besoins liés à l’œuvre numérique. Pourtant, pour moi, impossible de penser l’œuvre numérique sans en envisager les deux versants : l’œuvre littéraire (ça nous libérera du joug du terme de « livre ») comme existence numérique des pratiques littéraires et l’œuvre savante, qui renvoie au discours académique / scientifique, qu’il prenne la forme de monographies, d’articles, de revues, etc.

Deux manifestations de l’œuvre — cette notion qui renvoie à un projet qui a son identité propre —, mais dont je sens que les enjeux ici se rencontrent, là divergent sensiblement. J’ai tenté une première mise à plat de ces paramètres… ma façon à moi de tenter de saisir ce qui se passe, en parallèle du projet de bouquin de Marin et de Pierre sur l’édition électronique, des initiatives variées d’édition savante en ligne, des discussions interminables sur l’avenir du livre à l’ère des nouvelles technologies (elles sont nouvelles ? ah bon…).

Portrait comparé donc, bien préliminaire, mais qui gagnera à être soumis à vos lumières. Section commentaires disponible pour vos remarques.

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Réinventer la lecture, vraiment ?

Michel Dumais, journaliste et chroniqueur sur les technologies, proposait récemment un article dans son carnet sur la réinvention de la lecture, à partir de la présentation du personnage qu’est Mark Bernstein. Son propos se construit tranquillement jusqu’à s’interroger sur la nature même des œuvres (et du type de lecture associé à ces œuvres).

Alors que le livre électronique et la lecture en ligne sont de retour sous le radar, il convient de rappeler l’existence d’un outil de création comme StorySpace. Qu’il soit papier ou pixel, le livre reste un livre, avec une structure linéaire. Je lis du début à la fin. De la page 1 à la conclusion. Pourquoi le processus de lecture lui-même n’évoluerait-il pas, afin de profiter des possibilités offertes par le réseau?

Comme quoi les problématiques hypermédiatiques peuvent sortir du champ littérairo-universitaire… Ce qui est en soi une bonne nouvelle.

Je me suis permis de lui laisser un commentaire développé sur ma perception des enjeux logiciels et lecturaux, que je reprends ici.

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Difficile de croire à un destin bien rose pour des solutions propriétaires comme StorySpace… le logiciel a connu ses années de gloire — quelle révolution dans les années 80! —, mais maintenant on se retrouve avec des productions plus complexes dans la manière d’enchaîner les blocs de texte et plus raffinées dans les rendus graphiques, et surtout avec des équipes techniques « disponibles » pour offrir la plateforme appropriée pour une œuvre singulière. StorySpace, dans ce contexte, me paraît aujourd’hui dépassé. A tout le moins, il ne peut guère s’agir de l’outil pour finaliser une oeuvre de littérature hypertextuelle/hypermédiatique ; il pourra être très utile au moment de l’écriture initiale toutefois (ce qui, il faut l’avouer, fait généralement défaut dans les oeuvres, parce qu’elles sont d’abord un terrain de jeu technologique plutôt que littéraire…).

Je suis critique par ailleurs sur les prétentions générales de réinvention de la lecture dans le cadre des nouveaux médias. Ce qui est généralement brisé, c’est la sacro-sainte linéarité du livre lui-même. Le parcours, sauf de rares exceptions, continue d’être linéaire (entendre : séquentiel). Pour donner un exemple concret : on parle souvent de Rayuela (Marelle) de Julio Cortázar comme d’un proto-hypertexte… il s’ouvre sur deux « ordres » de lecture, qui sont deux séquences selon lesquelles lire les chapitres. Toute une révolution! auront dit certains… Mais quand on regarde de plus près l’alternative, on y voit les chapitres 1 à 54 dans l’ordre ou un ordre apparemment désordonné, incluant un grand nombre de chapitres « excédentaires », qui ne sont dans les faits que l’incarnation du principe de digression — car dans cette deuxième séquence, les 54 chapitres « de base » sont toujours dans cet ordre, mais interrompus par plusieurs chapitres intercalaires… En ce sens, réinventer la lecture, c’est tout autant obliger à rompre avec la linéarité du parcours même de la lecture (au profit de structures cycliques, par exemple) que d’accepter de rompre avec la tradition d’une rhétorique qui file le discours… C’est dire que le support n’est qu’un seul rouage dans une dynamique beaucoup plus complexe.

Enfin, à titre de territoire d’exploration, je signalerai le Laboratoire NT2 pour le versant critique et la revue bleuOrange, pour le versant création.

(Je n’ai pas ouvert le dossier de la commercialisation — Eastgate Systems demeure l’une des rarissimes instances à continuer de tenter de monnayer la littérature hypermédiatique… à croire que la chose est rendue aujourd’hui impensable.)

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[Mise à jour] Le lien avec ce nouvel ouvrage est trop évident… Terence Harpold, Ex-Foliations

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